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et qui sent l'effort; et, le plus souvent, en ces années de déclin, plus tard de décadence, il est revenu à l'extraordinaire matériel, pour ainsi dire, aux sujets monstrueux ou bizarres (Théodore, Attila), envelop. pés d'une intrigue laborieuse et quelquefois inextricable.

Il était temps alors qu'un autre tragique revînt au simple par des voies toutes différentes de celles de Corneille, comme nous le verrons, et à une simplicité d'un tout autre ordre, mais enfin à la tragédie claire et aisée en son développement, et répondant ainsi à des exigences impérieuses de l'esprit français.

IV

CORNEILLE ÉCRIVAIN.

Corneille est un écrivain très inégal. Il a écrit parfois aussi mal que personne, c'est-à-dire d'un style absolument pénible et obscur. Mais il a trouvé très souvent pour l'expression des sentiments nobles et fiers, qu'il éprouvait et qu'il prêtait à ses héros, le langage le plus mâle, le plus énergique, le plus sobre à la fois et le plus plein qui ait été parlé en France, et les plus beaux vers qui soient partis d'une main française sont de lui.

C'est qu'en vérité c'était plutôt un génie d'orateur en vers qu'un génie d'artiste. L'orateur a besoin d'être animé et échauffé d'une passion forte. L'expression languit avec le sentiment, quand celui-ci tombe; elle se relève et éclate en brusques et sublimes fiertés quand la passion se dresse et s'élance. Corneille ne sait pas faire un vers élégant et agréable par luimême pour exprimer une idée ordinaire, au courant d'une scène de préparation, de transition ou de remplissage. Ceci est l'affaire de l'artiste, de l'ouvrier en vers, et qui aime le style pour le style. Mais quand l'idée est grande ou le sentiment puissant, l'expression chez Corneille vient avec eux aussi grande qu'eux et aussi forte, d'une admirable plénitude, d'un accord parfait avec la pensée, l'étreignant au plus juste, serrée et mêlée à elle, corps qui ne fait qu'un avec l'âme.

De là ces vers bien frappés, comme on a dit, c'est à savoir d'un relief net, vigoureux et rude, qui laisse leur empreinte profonde dans la mémoire qui les reçoit, ces vers « cornéliens », faits d'une idée forte s'exprimant en quelques mots simples, solidement liés ou puissamment opposés l'un à l'autre :

J'ai fait ce que j'ai dû, je fais ce que je dois.
A vaincre sans péril on triomphe sans gloire.
Faites votre devoir et laissez faire aux dieux.

Peu d'images, peu de comparaisons, jamais de

figures plongées, quelquefois une métaphore sobre et grande, qui d'un trait esquisse un large tableau:

Nouvelle dignité fatale à mon bonheur :
PRÉCIPICE ÉLEVÉ D'OU TOMBE MON HONNEUR!

De ces quelques ressources, très restreintes, et avec le vocabulaire du temps qui était peu riche, qui avait perdu, par la faute de Malherbe et de son école, l'abondance et l'éclat du XVIe siècle, et qui n'avait pas encore les habiletés et les souplesses de la fin du XVII, Corneille a créé un style, d'une originalité saisissante, qui étonne et transporte quelquefois Voltaire lui-même, si dédaigneux pour la langue cornélienne; qui a été infiniment utile, comme Voltaire a eu la justice de le remarquer, aux prosateurs du XVII siècle; qui, aux époques d'éclat, de richesse et d'imagination dans le style, produit encore une impression singulièrement forte de grandeur nue et aus tère, aux lignes nettes et graves, à ce point que, pour obtenir un succès de contraste, ou de réaction, ou de curiosité, certains se sont avisés, de nos jours. d'aller chercher dans un pastiche de Corneille une originalité pénible et laborieuse.

POLYEUCTE

I

LE DRAME RELIGIEUX.

Polyeucte est une « tragédie chrétienne », comme le portent les titres du temps. C'est un drame religieux. Le drame religieux est de toutes les époques, de toutes celles du moins où le drame a été une préoccupation populaire, intimement mêlée à la vie morale de la nation. Il en fut ainsi en Grèce, au temps d'Eschyle, de Sophocle et d'Euripide, ainsi en Espagne au temps de Cervantès, en Angleterre au temps de Marlowe et de Shakespeare, en France pendant tout le moyen âge, et, chose frappante, au xvie siècle même, où le souci de calquer l'antiquité classique, dont ils étaient possédés, n'a pas empêché les tragiques de faire un grand nombre de tragédies chrétiennes ou bibliques.

Au XVIIe siècle, avant Corneille, le drame religieux avait été complètement mis en oubli, remplacé par le drame romanesque ou la tragédie romaine. Les contemporains de Saint-Evremond ne trouvaient tragiques que le héros espagnol, ou le Romain de

convention, ou l'Alexandre légendaire. Nous avons vu que Corneille était parfaitement de son temps en cela; mais sa conception particulière de la grandeur morale l'a amené à dépasser son époque. Etudiant sans cesse l'héroïsme sous tous ses aspects, il devait arriver à se représenter l'héroïsme absolu. celui qui sacrifie tout son être à une idée. Cet héroïsme c'est le martyre.

Chrétien lui-même, Corneille devait trouver naturel de mettre son génie au service d'une foi qu'il aimait, et de faire entrer ou rentrer la religion dans le théâtre; naïf et simple, il ne songea pas à s'inquiéter si le goût du temps pouvait répugner à ce mélange qui, grâce à l'ignorance générale, paraissait une nouveauté. Il conçut Polyeucte comme un drame sérieux et édifiant, comme une illustre matière surtout à étaler dans tout son jour ce que l'âme humaine, enchantée et charmée d'une passion divine, peut faire éclater de force, d'énergie morale, d'obstination au bien, de résistance invincible, de grandeur simple dans le sacrifice.

II

LA QUESTION DE LA GRACE.

Les préoccupations morales et religieuses de son temps, qui auraient peut-être détourné un autre de

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