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qui s'y soumettent ou s'y dérobent. C'est le même homme qui a dit : « Le moi est haïssable », et : « on est tout étonné et ravi, quand on croyait trouver un auteur, de trouver un homme. » Or le moyen pour un auteur de montrer l'homme, sinon de se mettre, non pas en scène, mais en confidence et comme de plain-pied avec son lecteur »? (Fénelon.) Le moraliste ne peut guère faire autrement; car c'est surtout en soi qu'on étudie l'homme. Montaigne a procédé ainsi. La Fontaine a traité la fable en conteur et en moraliste, et comme Montaigne l'aurait traitée.

Il y a réussi, parce que ce qui serait péril pour un autre est avantage pour lui, parce qu'il ne risque rien, lui, et gagne tout, à se faire connaître, à se montrer à nous parmi toutes ses inventions. De là son succès à rendre sien l'air des autres, à imiter sans esclavage. La fable, et c'est un bonheur pour nous, ne lui est presque qu'un prétexte à laisser aller son cœur, sa malice, son esprit, sa fine et exquise imagination. Il est l'auteur qui a mis le plus de lui-même dans un genre où il était presque de règle qu'il ne se mît pas, et c'est justement ainsi qu'il en a fait un genre poétique, parce qu'il est tout poésie.

V

LA COMPOSITION DANS LES FABLES.

De la méthode de La Fontaine dérive sa manière de composer. La composition au xviie siècle est toute didactique. Considérer une œuvre d'art comme une idée générale à prouver, c'est-à-dire à entourer de toutes les idées particulières qui la soutiennent, la fortifient ou l'illustrent, voilà la méthode de composition presque universelle autour de La Fontaine. Satires, épîtres, discours, sermons, œuvres dramatiques quelquefois (le Tartufe et les Femmes savantes sont des conférences sur l'hypocrisie et sur le bel esprit); histoire presque toujours (l'Histoire universelle de Bossuet est un discours, c'est-à-dire une dissertation); poème épique dans les idées de la critique du temps (on considère l'Iliade comme une. argumentation par un grand exemple destinée à montrer aux Grecs les funestes effets de la discorde); presque tous les genres enfin comportent, dans les théories de l'époque, une composition didactique.

Cette méthode de composition s'offrait à La Fontaine naturellement, puisque l'apologue est la démonstration d'une maxime par un exemple. Rien ne prouve l'originalité invincible de La Fontaine comme sa conduite en cette affaire. Tout le poussait à

adopter l'ordre logique : le genre du sujet, l'exemple de ceux qu'il croyait ses modèles, le goût universel de son temps. Il a résisté. A la composition logique et didactique, il a substitué une composition insaisissable à première vue et pourtant très forte.. Il a fait de la fable une causerie, comme nous l'avons déjà montré. Or quelle peut être l'unité d'une causerie ? C'est l'unité de sentiment.

Promener le lecteur, en apparence sans but et sans règle, et faire en sorte que tout l'ouvrage se ramène à un sentiment unique qui circule à travers tout le corps de l'œuvre et l'anime, voilà en quoi consiste l'unité d'une fable de La Fontaine, voilà toute sa composition.

Lisons les Deux Pigeons. La fable en soi est peu claire. Est-ce de deux amis, de deux frères, de deux époux qu'il est question? Il semble que La Fontaine ne le sache pas lui-même, et il est bien vrai qu'il s'en soucie peu. Mais un seul sentiment est partout, et il n'est pas un mot qui n'y ramène : c'est l'horreur des lointaines équipées, des courses aventureuses, de la vie livrée aux hasards; l'instinct, le goût, le désir et le regret du foyer; et quand l'épilogue arrive, en pure logique il ne rime à rien cet épilogue, où le poète se souvient de ses beaux jours passés et se demande si sa jeunesse est finie, - la conclusion paraît toute naturelle, parce que le lecteur éprouve pleinement ce sentiment que le bonheur est dans la maison, et se dit, à enten

dre les plaintes du poète: voilà un homme qui a été pigeon voyageur, qui a souffert du foyer quitté, de la vie hasardeuse; et peu importe que le récit soit contradictoire si le sentiment est profond, et si l'on n'a songé à rien autre chose qu'au sentiment.

Bien des fables sont composées ainsi. On n'a qu'à lire à ce point de vue le Chêne et le Roseau, l'Ane chargé d'éponges, le Jardinier et son seigneur, l'Alouette et ses petits avec le maître d'un champ. A peine dans les premières fables (la plupart de celles des deux premiers livres), le récit l'emporte sur l'effusion libre d'un sentiment réveillé par une anecdote, et dont l'anecdote finit par n'être plus que l'occasion.

Cette méthode si nouvelle n'a étonné que les purs logiciens (Patru, Boileau). Tel était le charme propre de La Fontaine qu'il a enchanté les esprits, et qu'ils n'ont pas eu la liberté d'analyser ses ouvrages, de remarquer à quel point ceux-ci s'écartaient des règles courantes, pour rentrer dans la règle éternelle, qui est de toucher, d'émouvoir et de faire passer son âme dans l'âme d'autrui.

VI

LA FONTAINE ÉCRIVAIN.

Le style de La Fontaine, comme celui de tous les écrivains originaux, est un style créé par l'auteur,

continuellement puisé à des sources nouvelles, ou oubliées. Non point que ce style soit très métaphorique, ce qui est le moyen ordinaire aux grands écrivains de créer à leur usage une langue nouvelle. Au contraire, le goût du mot propre est le penchant dominant de La Fontaine. Son art consiste à appeler les choses par leur vrai nom, en donnant au terme propre une valeur inattendue par le reflet sur lui des mots qui l'entourent.

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Personne mieux que lui n'a connu le pouvoir d'un mot mis en sa place. Il dit la « chaumine enfumée »; mais tout le morceau est du ton d'un langage de paysan, et le mot chaumine non seulement passe, mais était le mot nécessaire. Il dit : « tirant sur le grison... il avait du comptant... on l'allait testonnant », style trivial, en harmonie avec la trivialité du personnage. Il dit « avorton, excrément ». Même méthode à l'inverse: expressions triviales au milieu d'un récit épique, pour produire un effet de contraste, qu'il a comme souligné, du reste: « Et cette alarme universelle est l'ouvrage d'un moucheron ». Il donne à un mot ordinaire une valeur extrême, sans métaphore proprement dite, en le transportant de son emploi accoutumé à un autre, où il est encore le mot juste, mais imprévu :

... Où, de tout leur pouvoir, de tout leur appétit, Dormaient les deux pauvres servantes.

Le chien sur cette odeur ayant philosophé...

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