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fouvent, Mon père, les Dieux qui m'ont ôté Mentor, ont eu pitié de moi; ils m'ont donné en vous un autre foutien. Cet homme, femblable à Orphée ou à Limus †, étoit fans doute infpiré des Dieux. Il me récitoit les vers qu'il avoit faits, et me donnoit ceux de plufieurs excellens poetes favorifés des Muses. Lorfqu'il étoit revêtu de fa longue robe d'une éclatante blancheur, et qu'il prenoit en main fa lyre d'ivoire, les tigres, les ours, les lions, venoient le flatter et lécher fes pieds. Les fatyres fortoient des forêts pour danfer autour de lui, les arbres mêmes paroiffoient émus; et vous auriez cru que les rochers attendris alloient defcendre du haut des montagnes aux charmes de fes doux accents. Il ne chantoit que la grandeur des Dieux, la vertu des héros, et la fageffe des hommes qui préfèrent la gloire aux plaifirs.

11 me difoit fouvent, que je devois prendre courage, et que les Dieux n'abandonneroient ni Ulyffe ni fon fils. Enfin il m'affura que je devois, à l'exemple d'Apol lon, enfeigner aux bergers à cultiver les Mufes. Apollon, difoit-il, indigné que Jupiter par fes foudres troubloit le ciel dans les plus beaux jours, voulut s'en venger fur les Cyclopes, qui forgeoient les foudres, et ils les perça de fes flêches. Auffitôt le Mont Etna ceffa de vomir des tourbillons de flames: on n'entendit plus les coups des terribles marteaux, qui frappant l'enclume fefoient gémir les profondes cavernes de la terre, et les abymes de la mer. Le fer et l'airain, n'étant plus polis par les Cyclopes, commençoient à fe rouillera Vulcain furieux fort de fa fournaife; quoique boiteux, il monte en diligence vers l'Olympe; il arrive fuant et couvert. de pouffière dans l'affemblée des Dieux: il fait des plaintes amères. Jupiter, s'irritant contre "Apollon, le chaffe du ciel, et le précipite fur la terre. Son char vuide

Orphé étoit fils d'Apollon et de Calliope une des Mufes. Il excella dans l'art, de jouer de la lyre.

Linus étoit auffi fils d'Apollon et de Terpsichore. Il furpalla encore Orphée dans la fcience de la mufique, puifqu'il lui donna des leçons. On dit que s'étant moque d'Hercule, à qes il enfeignoit à jouer de la lyre, parce qu'il en jouoit mal, ce beros lui caffa la tête avec cet inftrument.

fefoit de lui-même fon cours ordinaire, pour donner aux hommes les jours et les nuits avec le changement régulier des faifons. Apollon dépouillé de tous fes rayons, fut contraint de fe faire berger, et de garder les troupeaux du Roi Admete. Il jouoit de la flûte, et tous les autres bergers venoient à l'ombre des ormeaux fur le bord d'une claire fontaine écouter fes chanfons. Jufqueslà ils avoient mené une vie fauvage et brutale; ils ne favoient que conduire leurs brebis, les tondre, traire leur lait, et faire des fromages: toute la campagne étoit comme un defert affreux.

Bien-tôt Apollon montra à tous les bergers les arts qui peuvent rendre leur vie agréable. I chantoit les fleurs dont le Printems fe couronne, les parfums qu'il répand, et la verdure qui naît fous fes pas: puis il chantoit les délicieufes nuits de l'Eté, où les zephyrs rafraichiffent les hommes, et où la rofée défaltére la terre. Il mêloit auffi dans fes chanfons les fruits dorés dont l'Automne récompenfe, les travaux des laboureurs, et le repos de 'Hyver, pendant lequel la jeuneffe folâtre danfe auprès du feu. Enfin il repréfentoit les forêts fombres, qui couvrent les montagnes, et les creux vallons, où les rivières, par mille détours, femblent fe jouer au milieu des riantes prairies. Il apprit ainfi aux bergers quels font les charmes de la vie champêtre, quand on fait gouter ce que la fimple nature a de gracieux. Bien-tôt les bergers avec leurs flûtes fe virent plus heureux que les rois, et leurs cabanes attiroient en foule les plaifirs purs qui fuyent les palais dorés: les jeux, les ris, les graces, fuivoient par tout les innocentes bergères. Tous les jours étoient des fêtes. On n'entendoit plus que le gazouillement des oifeaux, ou la douce haleine des zephyrs, qui fe jouoient dans les rameaux des arbres, ou le murmure d'une onde claire qui tomboit de quelque rocher, ou les chanfons que les mufes infpiroient aux bergers qui fuivoient Apollon. Ce Dieu leur enfeignoit à remporter le prix de la courfe, et à percer de fêches les daims et les cerfs. Les Dieux mêmes devinrent jaloux des bergers; cette vie leur parut plus douce que toute leur gloire, et ils rappellèrent Apollon dans l'Olympe.

Mon fils, cette hiftoire doit vous inftruire, puifque vous êtes dans l'état où fut Apollon; defrichez cette terre fauvage; faites fleurir comme lui le defert; apprenez à tous ces bergers quels font les charmes de l'harmonie ; adouciffez les cœurs farouches; montrez leur l'aimable vertu; faites leur fentir combien il est doux de jouir, dans la folitude, des plaifirs innocens que rien ne peut ôter aux bergers. Un jour, mon fils, un jour, les peines et les foucis cruels qui environnent les rois, vous feront regretter fur le» trône la vie paftorale.

Ayant ainfi parlé, Termofiris me donna une flûte fi douce, que les échos de ces montagnes, qui la firent entendre de tous côtés, attirèrent bien-tôt autour de moi tous les bergers voilins. Ma voix avoit une harmonie divine; je me fentois ému et comme hors de moi-même pour chanter les graces dont la nature a orné la campagne. Nous paffions les jours entiers, et une partie des nuits à chanter enfemble. Tous les bergers oubliant leurs cabanes et leurs troupeaux, étoient fufpendus et immobiles autour de moi pendant que je leur donnois des leçons. Il fembloit que ces deferts n'euffent plus rien de fauvage; tout y étoit doux et riant: la politeffe des habitans fembloit adoucir la terre.

Nous nous affemblions fouvent pour offrir des facrifices dans ce temple d'Apollon, où Termofiris étoit prêtre. Les bergersty-alloient couronnés de lauriers en l'hon neur du Dieu. Les 'bergères y alloient auffi en danfant avec des couronnes de fleurs, et portant fur leur tête, dans des corbeilles, les dons facrés. Après le facrifice, nous fefions un feftin champêtre. Nos plus doux mets étoient le lait de nos cheyres et de nos brebis, que nous avions foin de traire nous-mêmes, avec les fruits fraîchement cueillis de nos propres mains, tels que les dattes, les figues, et les raifins: nos fiéges étoient les gazons: les arbres toufus nous donnoient une ombre plus agréable que les lambris dorés des palais des rois.

Mais ce qui acheva de me rendre fameux parmi nos bergers, c'elt qu'un jour un lion affamé vint fe jetter fur mon troupeau: déjà il commençoit un carnage, affreux, je n'avois en main que ma houlette, je m'avance hardiment. Le lion hériffe fa crinière, me montre fes dents et fes griffes, ouvre une gueule feche et enflâmée;

fes yeux paroiffoient pleins de fang et de feu; il bat fes flancs avec fa longue queue; je le terraffe. La petite cotte de mailles dont j'étois revêtu, felon la coûtume des bergers d'Egypte, l'empêcha de me déchirer. Trois

fois je l'abattis, trois fois il fe releva: il pouffoit des rugiffemens qui fefoient retentir toutes les forêts. Enfin je l'étouffai entre mes bras; et les bergers témoins de ma victoire voulurent que je me revêtiffe de la peau de ce ter

rible animal.

Le bruit de cette action, et celui du beau changement ⚫ de tous nos bergers fe répandit dans toute l'Egypte; il parvint même jufqu'aux oreilles de Sefoftris. Il fut qu'un de ces deux captifs, qu'on avoit pris pour des Pheniciens, avoit ramené Page d'or dans ces deferts prefque inhabitables. Il voulut me voir, car il aimoit les mufes; et tout ce qui peut inftruire les hommes tou choit fon grand coeur. Il me vit, il m'écouta avec plaifir, et découvrit que Metophis l'avoit trompé par avarice: il le condamna à une prifon perpetuelle, et lui ôta toutes les richeffe qu'il poffédoit injuftement. O! qu'on eft malheureux, difoit-il, quand on eft au deffus du reste des hommes! fouvent on ne peut voir la vérité par ses propres yeux; on eft environné de gens qui l'empêchent d'arriver jufqu'à celui qui commande; chacun eft intéreffé à le tromper; chacun, fous une apparence de zèle, cache fon ambition. On fait femblant d'aimer le Roi, et on n'aime que les richeffes qu'il donne; on l'aime. fi peu, que, pour obtenir fes faveurs, on le flatte et on le trahit.

Enfuite Sefoftris me traita avec une tendre amitié, et réfolut de me renvoyer en Ithaque avec des vaiffeaux et des troupes pour delivrer Penelope de tous fes amans. La flotte étoit déjà prête, nous ne fongions qu'à nous embarquer. J'admirois les coups de la fortune, qui ré

tout-à-coup ceux qu'elle a le plus abaiffés. Cette. expérience me fefoit efpérer, qu' Ulyffe pourroit bien revenir enfin dans fon royaume après quelque longue fouffrance. Je penfois auffi en moi-même, que je pourrois encore revoir Mentor, quoiqu'il eût été emmené dans les pays les plus inconnus de l'Ethiopie. Pendant que pour tâcher d'en favoir des nouvelles, Sefoftris, qui étoit fort âgé, mourut &

je retardois un peu mon départ. /

fubitement, et fa mort me replongea dans de nouveaux malheurs.

Toute l'Egypte parut inconfolable de cette perte. Chaque famille croyoit avoir perdu fon meilleur ami, fon protecteur, fon père. Les vieillards, levant les mains au ciel, s'écrioient, Jamais l'Egypte n'eut un fi bon Roi, jamais elle n'en aura de femblable. O Cieux! il falloit ou ne le montrer point aux hommes, ou ne le leur ôter jamais pourquoi faut-il que nous furvivions au grand Sefoftris? Les jeunes gens difoient, L'efpérance de l'Egypte eft détruite, nos pères ont été heureux de paffer leur vie fous un li bon Roi; pour nous, nous ne l'avons vu que pour fentir fa perte. Ses domeftiques pleuroient nuit et jour. Quand on fit les funerailles du Roi, pendant quarante jours, les peuples les plus reculés y accouroient en foule. Chacun vouloit voir encore une fois le corps de Sefoftris: chacun vouloit en conferver l'image: plufieurs vouloient être mis avec lui dans le tombeau.

Ce qui augmenta encore la douleur de fa perte, c'eft que fon fils Bocchoris n'avoit ni humanité pour les é trangers, ni curiofité pour les fciences, ni eftime pour les hommes vertueux, ni amour pour la gloire. La grandeur de fon père avoit contribué à le rendre fi indigne de regner. Il avoit été nourri dans la molleffe, et dans une fierté brutale. Il comptoit pour rien les hommes, croyant qu'ils n'étoient faits que pour lui, et qu'il étoit d'une autre nature qu'eux. Il ne fongeoit qu'à contenter fes paffions, qu'à diffiper les tréfors immenfes, que fon pèré avoit ménagés avec tant de foin, qu'à tourmenter les peuples, et qu'à fueer le fang des malheureux; enfin qu'à fuivre les confeils flatteurs des jeunes infenfés qui l'environnoient, pendant qu'il écartoit avec mépris tous les fages vieillards qui avoient eu la confiance de fon père. C'étoit un monftre, et non pas un Roi. Toute l'Egypte gémiffoit; et quoique le nom de Sefoftris, fi cher aux Egyptiens, leur fit fupporter la conduite lâche et cruelle de fon fils, le fils couroit à fa perte, et un prince fi indigne du trône ne pouvoit long-tems regner.

Il ne me fut plus permis d'efpérer mon retour en Ithaque. Je demeurai dans une tour fur le bord de la mer auprès de Pelufe, où notre embarquement devoit fe

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