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apperçut une troupe innombrable de barbares armés. C'étoient les Himériens *, peuples féroces, avec les nations qui habitent fur les monts Nebrodes, et fur le fommet d'Agragas, où regne un hyver que les zephyrs n'ont jamais adouci. Ceux qui avoient méprifé la prédiction de Mentor, perdirent leurs efclaves et leurs troupeaux. Le Roi dit à Mentor, J'oublie que vous êtes des Grecs; nos ennemis deviennent nos amis fidèles; les Dieux vous ont envoyés pour nous fauver: je n'attends pas moins de votre valeur que de la fageffe de vos confeils; hâtez-vous de nous fecourir.. ́

Mentor montre dans fes yeux une audace qui étonne les plus fiers combatants. Il prend un bouclier, un cafque, une épée, une lance: il range les foldats d'Acefte: il marche à leur tête, et s'avance en bon ordre vers les ennemis. Acefte, quoique plein de courage, ne peut dans fa vieilleffe le fuivre que de loin. Je le fuis de plus près: mais je ne puis égaler fa valeur. Sa cuiraffe reflembloit dans le combat à l'immortelle Egidet. La mort couroit de rang en rang par-tout fous fes coups. Semblable à un lion de Numidie que la cruelle faim dévore, et qui entre dans un troupeau de foibles brebis, il déchire, il égorge, il nage dans le fang; et les bergers, loin de fecourir le troupeau, fuyent' tremblants, pour fe dérober à fa fureur.

Ces barbares, qui efpéroient de furprendre la ville, furent eux-mêmes furpris et déconcertés. Les fujets d'Acefte, animés par l'exemple et par les paroles de Mentor, eurent une vigueur dont ils ne fe croyoient point capables. De ma lance je renverfai le fils du Roi

* La ville d' Himère étoit en Sicile, au couchant du fleuve de même nom. Elle fut très floriffante pendant cent quarante ans, au bout defquels elle fut ruinée par les Carthaginois fous la conduite d'Annibal, environ quatre cents ans avant J. C.

+ L'Egide étoit le bouclier de Jupiter, ainfi nommé d'un mot Grec, qui fignifie chevre, parce que ce Dieu fut nourri par la chevre Amalthée, et qu'il couvrit enfuite fon bouclier de fa peau. Il le donna depuis à Pallas, qui y attacha la tête de Medufe, dont le feul aspect métamorphofoit les hommes en rochers.

de ce peuple ennemi: il étoit de mon âge, mais il étoit plus grand que moi, car ce peuple venoit d'une race de: géants, qui étoient de la même origine que les Cyclopes. Il méprifoit un ennemi auffi foible que moi: mais fans m'étonner de fa force prodigieufe, ni de fon air fauvage; et brutal, je pouffai ma lance contre fa poitrine, et je lui fis vomir en expirant des torrents d'un fang noir. II penfa m'écrafer dans fa chute. Le bruit de fes armes retentit jufqu'aux montagnes. Je pris fes dépouilles, et je revins trouver Acefte. Mentor ayant achevé de mettre les ennemis en défordre, les tailla en pièces, et pouffa les fuyards jufque dans les forêts.

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Un fuccès fi inesperé fit regarder Mentor comme un homme chéri et infpiré des Dieux. Acefte touché de reconnoiffance nous avertit, qu'il craignoit tout pour nous, fi les vaiffeaux d'Enée revenoient en Sicile. nous en donna un pour retourner fans retardement en notre pays, nous combla de préfents, et nous preffa de partir pour prévenir tous les malheurs qu'il prévoyoit. Mais il ne voulut nous donner ni un pilote ni des rameurs de fa nation, de peur qu'ils ne fuffent trop expofés fur les côtes de la Greece. Il nous donna des marchands Phéniciens, qui étant en commerce avec tous les peuples du monde, n'avoient rien à craindre, et qui devoient ramener le vaiffeau à Acefte, quand ils nous auroient laiffés en Ithaque mais le Dieux, qui fe jouent des deffeins des hommes, nous réfervoient à d'autres dangers.

Fin du Premier Lione.

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LIVRE SECOND.

Télémaque raconte, qu'il fut pris dans le vaiffeau Tyrien par la flotte de Sefoftris, et emmené captif en Egypte. Il dépeint la beauté de ce pays, et la fageffe du gou. vernement de fon Roi. Il ajoute, que Mentor fut envoyé efclave en Ethiopie; que lui-même Télémaque fut réduit à conduire un troupeau dans le defert d'Onfis; que Termafiris prêtre d'Apollon le confola, en lui apprenant à imiter Apollon, qui avoit été autrefois berger chez le Roi Admete; que Sefoftris avoit enfin apris tout ce qu'il fefuit de merveilleux parmi les bergers; qu'il l'avoit rapellé, étant perfuade de fon innocence, et lui avoit promis de le renvoyer à Ithaque: mais que la mort de ce Roi l'avoit replongé dans de nouveaux malheurs: qu'on le mit en prifon dans une tour fur le bord de la mer, d'où il vit le nouveau Roi Bochoris qui périt dans un combat contre fes fujets revoltés et fecourus par les Ty

riens.

LES Tyriens, par leur fierté, avoient irrité contre eux

le Roi Sefoftris, qui regnoit en Egypte, et qui avoit conquis tant de royaumes. Les richeffes qu'ils ont acquifes par le commerce, et la force de l'imprenable ville de Tyr, fituée dans la mer, avoient enfié le cœur de ces peuples. Ils avoient refufé de payer à Sefoftris le tribut qu'il leur avoit impofé en revenant de fes conquêtes; et ils avoient fourni des troupes à fon frère, qui avoit voulu le maffacrer à fon retour, au milieu des réjouiffances d'un grand feftin.

Sefoftris avoit réfolu, pour abattre leur orgueil, de troubler leur commerce dans toutes les mers. Ses vaiffeaux alloient de tous côtés cherchant les Pheniciens. Une flotte Egyptienne nous rencontra, comme nous commencions à perdre de vue les montagnes de la Sicile. Le port et la terre fembloient fuir derrière nous, et se perdre dans les nues.

En même tems nous voyons approcher les navires des Egyptiens femblables à une ville flottante. Les Pheniciéns les reconnurent, et voulurent s'en éloigner: mais il n'étoit plus tems. Leurs voiles étoient meilleures que les nôtres; le vent les favorifoit;

leurs rameurs étoient en plus grand nombre. Ils nous abordent, nous prennent, et nous emmenent prifonniers en Egypte.

En vain je leur repréfentai, que nous n'étions pas Pheniciens à peine daiguèrent-ils m'écouter. Ils nous regardèrent comme des efclaves dont les Pheniciens trafiquoient, et ils ne fongèrent qu'au profit d'une telle prife. Déjà nous remarquons les eaux de la mer qui blanchiffent par le mêlange de celles du Nil, et nous voyons la Côte d'Egypte prefque auffi baffe que la mer. Enfuite nous arrivons à l'île de Pharos, voisine de la ville de No. De-là nous remontons le Nil jufqu'à Memphis.

Si la douleur de notre captivité ne nous eût rendus infenfibles à tous les plaifirs, nos yeux auroient été charmés de voir cette fertile terre d'Egypte femblable à un jardin délicieux arrofé d'un nombre infini de canaux. Nous ne pouvions jetter les yeux fur les deux rivages, fans appercevoir des villes opulentes, des maifons de campagne agréablement fituées, des terres qui fe couvroient tous les ans d'une moiffon dorée fans fe répöfer jamais, des prairies pleines de troupeaux, des laboureurs qui étoient accablés fous le poids des fruits que la terre épan choit de fon fein, des bergers qui fefoient répéter les doux fons de leurs flûtes, et de leurs chalumeaux à tous les échos d'alentour.

par

Heureux, difoit Mentor, le peuple qui eft conduit un fage Roi! il eft dans l'abondance; il vit heureux, et aime celui à qui il doit tout fon bonheur. C'eft ainfi, ajoutoit-il, ô Télémaque, que vous devez regner, et faire la joie de vos peuples, fi jamais les Dieux vous font poffeder le royaume de votre père. Aimez vos peuples comme vos enfans, goûtez le plaifir d'être aimé d'eux, et faites qu'ils ne puiffent jamais fentir la paix et la joie, fans fe reffouvenir que c'eft un bon Roi qui leur a fait ces riches préfens. Les Rois qui ne fongent qu'à fe faire craindre, et qu'à abattre leurs fujets pour les rendre plus foumis, font les fléaux du genre humain. Ils font craints comme ils le veulent être; mais ils font haïs, détestés; et ils ont encore plus à craindre de leurs fujets, leurs fujets n'ont à craindre d'eux.

que

Je répondois à Mentor, Hélas! il n'eft pas question de fonger aux maximes fuivant lefquelles on doit re

guer. Il n'y a plus d'Ithaque pour nous; nous ne reverrons jamais ni notre patrie ni Penelope: et quand même Ulyffe retourneroit plein de gloire dans fon royaume, il n'aura jamais la joie de m'y voir; jamais je n'aurai celle de lui obéir pour apprendre à commander. Mourons, mon cher Mentor, nulle autre penfée ne nous eft plus permife: mourons, puifque les Dieux n'ont aucune pitié de nous.

En parlant ainfi, de profonds foupirs entrecoupoient toutes mes paroles. Mais Mentor, qui craignoit les maux avant qu'ils arrivaffent, ne favoit plus ce que c'étoit que de les craindre dès qu'ils étoient arrivés. Indigne fils du fage Ulyffe, s'écrioit-il! Quoi donc, vous vous laiffez vaincre à votre malheur! Sachez que vous revérrez un jour l'ile d'Ithaque et Penelope: vous verrez même dans fa premiére glorie celui que vous n'avez jamais connu, l'invincible Ulyffe, que la fortune ne peut abattre, et qui, dans fes malheurs encore plus grands que les vôtres, vous apprend à ne vous décourager jamais. O s'il pouvoit apprendre dans les terres éloignées où la tempête l'a jetté, que fons fils ne fait imiter ni la patience ni fon courage, cette nouvelle l'accableroit de honte, et lui feroit plus rude que tous les malheurs qu'il fouffre depuis fi long

tems.

Enfuite Mentor me fefoit remarquer la joie et l'abondance repandue dans toute la campagne d'Egypte, où l'on comptoit jufqu' à vingt-deux mille villes Il admiroit la bonne police de ces villes, la juftice exercée en faveur du pauvre contre le riche, la bonne éducation des enfans qu'on accoûtumoit à l'obéiffânce, au travail, à la fobrieté, à l'amour des arts ou des lettres;. l'exactitude pour toutes les cérémonies de la religion, le defintéreffement, le defir de l'honneur, la fidélité pour les hommes, et la crainte pour les Dieux, que chaque père infpiroit à fes enfans. Il ne fe laffoit point d'admirer ce bel ordre. Heureux, me difoit-il fans ceffe, le peuple qu'un fage Roi conduit ainfi! mais encore plus heureux le Roi qui fait le bonheur de tant de peuples, et qui trouve le fien dans fa vertu ! Il tient les hommes par un lien cent fois plus fort que celui de la crainte; c'eft celui de l'amour. Non feulement on lui obéit; mais encore on aime à lui obéir. Il regne dans tous les cœurs; cha

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