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que des bottes dont il pût fe fervir, pour le mieux faire reffembler aux payfans de ces cantons, qui font dans l'ufage d'en porter en tout tems. On ne vouloit pas en employer de neuves; et l'Ambaffadeur de France s'oc cupoit depuis deux jours à mefurer de l'œil toutes les jambes des officiers de la garnifon. Les bottes d'un officier François lui parurent à-peu-près auffi groffes et auffi honnêtement usées qu'il le fouhaitoit; mais il n'ofoit se réfoudre à les demander. Qu'auroit-on pensé de cette envie? Et dans les circonftances où fe trouvoit Stanislas, n'auroit-elle pas aidé à découvrir fon deffein? Le miniAre prit le parti de gagner, par un de fes gens, le valet de cet officier, qui vôla les bottes, et les vendit. Elles furent apportées une heure avant le départ. Ce vôl important, qui avoit mérité la négociation d'un ambaffadeur, n'avoit pu s'exécuter plus-tôt. Mais le Roi ne put les mettre; il fallut en avoir d'autres: il demandoit, il cherchoit, il envoyoit de tout côtés, lorfque par hazard il trouva fous fa main des bottes d'un de fes domeftiques qu'on eut dites faites exprès. Staniflas lea mit, ainfi que le refte de fon accoutrement. Son air noble, et la férénité de fon front, pouvoient feuls le trahir; mais l'obfcurité de la nuit le favorifoit. Il fortit à dix heures du foir de la maison de l'Ambaffadeur par un cfcalier dérobé. A peine Stanislas eut-il defcendu quelques marches, que ce bon Prince voulant raffurer le Marquis de Monti fur les craintes que lui donnoit cette retraite, et défirant effuyer les larmes, remonta, et frappa à la porte que l'Ambaffadeur avoit refermée fans bruit, étoit alors profterné à terre; et par des prières ferventes il demandoit au Seigneur, qu'il voulût bien être le guide du Monarque fugitif dans un voyage auffi dangereux, Sourd aux premiers coups, il fe leve enfin, et ouvrant la porte: "Qu'est-ce donc, Sire?" s'écria-t-il: "malgré tous 66 mes foins, aurois-je oublié quelque chofe dont votre "Majefté eût encore befoin?" "Oui, Monfieur," reprit Stanillas, d'un air auffi férieux qu'il lui fut poffible; "une chose très-importante et très neceffaire: vous "n'avez pas fongé qu'il me falloit mon cordon bleu. "Eft-il de la bienféance que je néglige de le mettre dans

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une occafion comme celle-ci?" Reprenant auffitôt fon enjouement ordinaire, et un ton plein d'amitié: "Je "viens,” lui dit-il, "vous embraffer de nouveau, et vọn

"prier de vous réfigner autant que je le fais à la Provi. "dence, à laquelle je remets entièrement mon fort." On aimeroit à fuivre ce Prince dans tous les événemens de fa retraite; mais il faut lire la relation qu'il en a luimême donnée, et qu'il a écrite avec une gaieté vraiment philofophique.

Les negociations fecrettes qui fe tenoient entre la Cour de Vienne et celle de France, terminèrent, en 1736, ces différens qui avoient caufé tant de troubles à la Pologne. Il fut dit dans le premier article des préliminaires de paix, fignés entre l'Empereur et le Roi de France, "Que le

Roi Staniflas abdiqueroit; mais qu'il feroit reconnu "Roi de Pologne et Grand Duc de Lithuanie, et qu'il· "en conferveroit les titres et les honneurs; qu'on lui "reftitueroit fes biens et ceux de la Reine fon épouse, dont ils auroient la libre jouiffance et difpofition; qu'il y auroit en Pologne une amniftie de tout le paffé; e que chacun y feroit rétabli dans tous fes biens, droits, et privilèges; que l'Electeur de Saxé feroit reconnu "Roi de Pologne et Grand Duc de Lithuanie, par "toutes les Puiffances qu'il accéderoient au traité de paix: qu'à l'égard du Roi Staniflas, il feroit mis en "paifible poffeffion du duché le Lorraine et de Bar; "mais qu'immédiatement après la mort de ce Prince, ces “duchés feroient réunis en pleine fouverainté, pour tou"jours, à la couronne de France."

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Staniflas fuccédoit dans la Lorraine à des Princes chéris qu'elle regrettoit tous les jours. Le Roi de Pologne arriva, et ces peuples retrouvèrent en lui leurs anciens maîtres. Il gouta pour-lors le plaifir qu'il avoit fi longtems défiré, de faire des heureux. Il auroit eru, comme Titus, perdre un jour, s'il ne l'avoit pas fignalé par quelque bienfait. Mais ce Prince éclairé favoit que la bienfaifance du fouverain doit toujours avoir le plus grand nombre pour objet, et qu'une grâce que la faveur feule accorde à un particulier, eft une injuftice faite au peuple. Il a fondé des collèges, bâti des hôpitaux, formé des dots pour de pauvres filles. Il a embelli les villes de Nanci et de Luneville de places, de fontaines, d'édifices publics," qui ne contribuent pas moins à l'ornement de ces villes qu'à la commodité de fes habitans. Ses palais, fes jardins' offroient des modèles en tout genre de ce beau limple,

mais fublime, qui annonce le gout éclaire du maître. Les revenus de Stauiflas étoient modiques; cependant, lorfqu'on vouloit apprécier ce que ce bon Prince fefoit, on le croyoit le plus riche potentat de l'Europe. Il fuffira de donner un exemple de cette économie fage et raifonnée qui lui fefoit faire de fi grandes chofes. Ce Prince a donné aux magistrats de la ville de Bar dix mille écus, qui doivent être employés à acheter du bled lorfqu'il eft à bas prix, pour le revendre aux pauvres à un prix médiocre, quand il eft monté à un certain point de cherté. Par cet arrangement la fomme augmente tous les jours, et bientôt on pourra la répartir fur d'autres endroits de la province.

PIERRE ALEXIOWITZ, Czar de Mafcovie, Surnommé le Grand.

L'EMPEREUR PIERRE I. étoit d'une taille haute; il avoit une démarche fière, l'air noble, vif, fpirituel; le regard rude, et un certain tic défagréable, qui altéroit fouvent les traits de fon vifage. Il parloit avec feu, s'exprimoit avec facilité; et fouvent i haranguoit fes troupes, fon confeil, le clergé. Souverain et orateur, ces deux qualités lui donnoient un afcendant auquel il étoit difficile de réfifter. Simple dans fes mœurs et dans fa cour, il méprifoit l'éclat et le fafte. C'étoit le Prince Menzikof, fon favori, qu'il chargeoit de le représenter par une magnificence extraordinaire. Jamais il n'y eut d'imme plus actif, plus laborieux, plus entreprenant, plus infatigable. Il comptoit, non fes jours, mais fes momens, et il n'avoit à regretter la perte d'aucun. La peine et le danger ne l'effrayoient point. Les moyens les plus extraordinaires, les plus prompts, et les plus efficaces, étoient toujours ceux qu'il préféroit pour faire réuffir fes projets. Ainfi, pour introduire la difcipline dans fes troupes, foit fur terre, foit fur mer, il commença par exercer lui-même les plus bas emplois. Lorsqu'il établit des gens pour porter du fecours dans les incendies que l'on fait être fort fréquens en Mofcovie, il prit lę premier une de ces commiffions périlleufes: et dans plus d'une occafion, on le vit, non fans effroi, monter avec la

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hache au haut des maisons embrafées qui s'écrouloient. Sa préfence fembloit-elle neceffaire ou de quelque utilité dans une partie de fon Empire, auffitôt il partoit sans délai, fans faite, et voloit avec une rapidité inconcevable de l'extrémité de l'Europe au cœur de l'Afie. Son voyage le plus fréquent étoit de franchir l'intervalle de Pétersbourg à Moscow, qui eft de deux cens lieues communes de France, comme un autie Prince paffe de fon palais à une maifon de plaifance. Ses peuples le croyoient toujours prêt d'arriver parmi eux. Son activité le multiplioit en quelque forte, et le rendoit préfent dans toute la vafte étendue de fes Etats. Ce Prince avoit, par un accident qui lui étoit arrivé dans fa jeuneffe, une antipathie extrême pour l'eau: il fut combattre cette frayeur, et s'en dépouiller au point, qu'il fit fes plus grands plaifirs de la marine. Pierre Alexiowitz ne triompha pas auffi heureufement des vices de fon naturel et de fon education. Ce Prince étoit extrême dans fa haine, dans fa vengeance, dans fes plaifirs. I prit avec les jeunes débauchés, que la Princeffe Sophie, avoit mis autour de lui, un gout immodéré pour le vin et les liqueurs fortes. Cet excès de la boiffon ruina fon tempérament, lui mit le feu dans le fang, et le rendit fujet à des transports de fureur, dans lefquels il ne fe connoiffoit point. Le Fort étoit le feul de fes favoris qui avoit alors le pouvoir ou le courage de le dompter, de l'arrêter, et de lui reprocher avec force fes violences. La voix de l'Impératrice Cathérine étoit encore un charme très puiffant pour rétablir le calme dans fes fens agités, pour le rappeller aux fentimens d'humanité, aux principes de vertu, à lui-même. s'appaifoit en rougiffant de ces emportemens involontaires, et s'écrioit avec confufion et avec douleur: Helas! j'aurai pu réformer ma nation, et je ne pourrai me réformer moi-même! Pierre le Grand étoit devenu le plus favant de fon Empire; il parloit plufieurs langues, et s'étoient rendu habile dans les mathematiques, la phyfique, et la géographie. Il avoit appris jufqu'à la chirurgie, qu'il exerça plus d'une fois avec fuccès. Les projets les plus vaftes ne l'étonnoient point; et il les fuivoit avec une ardeur, avec une conftance, qui leur ôtoient tout ce qu'ils paroiffoient avoir d'abord de chimérique. C'eft la har dieffe de fon génie, c'eft fa paffion pour les chofes extra

ordinaires, qui lui firent entreprendre et exécuter, en pey d'années, la inétamorphose étonnante et fubite d'un peuple groffier et barbare, en un peuple éclairé et policé. Toute fa gloire fut utile à fa patrie. L'hiftoire n'offrira vraisemblablement que cet exemple unique d'un Empereur qui defcende du trône pour aller chez des nations étrangères, travailler comme un fimple mercenaire dans les atteliers, dans les chantiers, dans les manufactures, fe confondant et voulant être méconnu parmi les artisans, afin d'apprendre les élémens des fciences et des arts, et de les introduire dans fes Etats. Il y a eu des rois conquérans, il y en a eu des législateurs et de grands politiques; mais Pierre le Grand et le feul qui, à ces titres glorieux, ait pu joindre les qualités non moins héroïques, de réformateur de fon pays, de précepteur des connoiffances utiles, de fondateur des fciences et des arts, d'inftituteur des mœurs de fes peuples.

Le Czar Pierre, qui, par fon propre génie, s'étoit élevé au-deffus des préjugés, des mœurs, et des loix de fon pays, comprit que, pour introduire, plus promptement dans fes Etats la réforme générale qu'il méditoit, il fa loit l'enfeigner par fon exemple. Il fe foumit donc le premier aux épreuves d'une difcipline militaire. Il avoit chargé Le Fort, illuftre guerrier, de lever cinquante mille hommes de troupes, et de les exercer comme il jugeoit a-propos. Le Czar fe mit lui-même dans la compagnie de Le Fort, qu'il appelloit fon capitaine. Son premier grade fut celui de tambour; et après avoit battu quelque tems la caiffe, et couché avec fes camarades à la fuite du régiment, il fut nommé fergent. I paffa fucceffivement 11 aux autres grades, fuivant qu'il avoit niérité; et il n'étoit pas facile de l'abuser à cet égard.

Les autres réformes qu'il méditoit, demandoient des épreuves et des lumières. 11 prit en conféquence l'étrange réfolution d'aller les puifer chez les nations voifines, et de s'éloigner quelques années de fes Etats, pour apprendre à les mieux gouverner. Il voyagea en Allemagne, vêtu à l'Allemande, et fous l'habit d'un fimple gentilhomme. Il méprifoit le fafte; mais il n'étoit que trop fenfible aux plaifirs de la table, fi fort à la mode autrefois en Allemagne. Dans un de ces repas, échauffé par les fumées du vin et des liqueurs, il s'oublia affez

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