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SUR LE COMMERCE.

I la navigation eft née de la pêche, comme la guerre de la chaffe, la marine eft fortie du commerce. On a d'abord voyagé fur mer, pour pofféder; on a conquis un monde, pour enrichir l'autre. Cet objèt de conquête a fondé le commerce; et pour foutenir le commerce, il a fallu des forces navales, qui font elles-mêmes le produit de la navigation marchande. Les Phéniciens, fitués fur les bords de la mer, aux confins de l'Afie et de l'Afrique, pour recevoir et répandre toutes les richeffes de l'ancien monde; les Phéniciens ne fondèrent des colonies, ne bâtirent des villes, que pour le commerce. A Tyr, ils etoient Jes maîtres de la Méditerranée; à Carthage, ils jettèrent les fondements d'une République qui commerça par l'Océan fur les meilleures côtés de l'Europe.

commerce

Les Grècs fuccédèrent aux Phéniciens; les Romains aux Carthaginois et aux Grècs; ils furent les maîtres de la mer comme de la terre; mais ils ne firent d'autre com'merce que celui d'apporter pour eux en Italie, toutes les richeffes de l'Afrique, de l'Afie, et du monde conquis. Quand Rome cut tout envahi, tout perdu, le - retourna, pour ainfi dire, à fa fource vers l'Orient. C'eft-là qu'il fe fixa, tandis que les Barbares inondoient l'Europe. L'Empire fut devifé: les armes et la guerre reftèrent dans l'Occident; mais l'Italie conferva du moins une communication avec le Levant, où couloient toujours les tréfôrs de l'Inde.

Les Croisades épuifèrent en Afie toutes les fureurs de zèle et d'ambition, de guerre et de fanatifme, qui circu loient dans les veines des Européens; mais elles rappor tèrent en Europe le gout du luxe Afiatique; et elles rachetèrent par un germe de commerce et d'induftrie, le fang et la population qu'elles avoient couté. Trois fiècles de guerre et de voyages en Orient donnèrent à l'inquietude de l'Europe, un aliment dont elle avoit befoin pour ne pas périr d'une forte de confomption interne: ils préparèrent cette effervefcence de génie et

d'activité, qui, dépuis, s'exhala et fe déploya dans la conquête et le commerce des Indes Orientales et de l'Amérique.

Les Portugais tentèrent de doubler l'Afrique, mais pas à pas. Ils s'emparèrent fucceffivement de toutes les pointes, de tous les ports qui devoient les conduire au Cap de Bonne-Efpérance. Ils employèrent quatre-vingts ans à fe rendre maîtres de toute la côte occidentale où finit ce grand Cap. En 1497, Vafco de Gama franchit cette barrière; et remontant la côte orientale de l'Afrique, il alla, par un trajet de douze cents lieues, aboutir à la côte de Malabar, où devoient fondre les tréfôrs des plus riches pays de l'Afie. Ce fut-là le théâtre des conquêtes des Portugais.

Tandis que cette nation avoit les marchandises, l'EL pagne s'emparoit de ce qui les achete, des mines d'or et d'argent. Ces métaux devinrent non feulement un véhi cule, mais encore une matière de commerce. Ils attirèrent d'abord tout le refte, et comme figne, et comme marchandise. Toutes les nations en avoient befoin pour faciliter l'échange de leurs denrées, pour s'approprier les jouiffances qui leur manquoient. L'épanchement du luxe et de l'argent du Midi de l'Europe, changea la face et la direction du commerce, en même-temps qu'il en étendit les limites.

Cependant, les deux nations conquérantes des deux Indes, négligèrent les arts et la culture. Penfant que Por devoit tout leur donner, fans fonger au travail qui feul attire l'or, elles apprirent un peu tard, mais à leurs dépens, que l'induftrie qu'elles perdoient, valoit mieux

que

les richeffles qu'elles acquéroient: et ce fut la Hol lande qui leur fit cette dure leçon.

Les Efpagnols devinrent ou reftèrent pauvres avec tout l'or du monde; les Hollandois furent bientôt riches, fans terres et fans mines. C'eft une nation au fervice de toutes les autres, mais qui s'eft louée à très-haut prix. Dès qu'elle se fut réfugiée au fein de la mer, avec l'induftrie et la liberté, qui font ses Dieux tutélaires, elle s'apperçut, qu'elle n'avoit pas même affez de terre pour nourrir le fixième de fa population. Alors elle jetta les yeux fur la face du globe, et fe dit à elle-même: "Mon

"doniaine eft le monde entier; j'en jouirai par ma navi. "gation et mon commerce. Toutes les terres fourniront "à ma fubfiftence; tous les peuples à mon aifance." Entre le Nord et le Midi de l'Europe, elle prit la place de la Flandre dont elle s'étoit détachée, pour n'appar tenir qu'à elle-même. Bruges et Anvers avoient attiré l'Italie et l'Allemagne dans leurs ports; la Hollande devint à fon tour l'entrepôt de toutes les Puiffance, riches ou pauvres, mais commerçantes. Non contente d'appel. ler les autres nations, elle alla chez elles acheter de l'une ce qui manquoit à l'autre; apporter au Nord les fubfiftances du Midi; vendre aux Efpagnols des navires pour des cargaifons; échanger fur la Baltique du vin pour du bois. Elle imita les intendants et les fermiers des grandes maifons, qui, par le gain et les profits qu'il y font, fe mettent en état de les acheter tôt ou tard. C'est, pour ainfi dire, aux fraix de l'Efpagne et du Portugal, que la Hollande vint à bout d'enlever à ces Puiffances un partie de leurs conquêtes dans les deux Indes, et prefque tout le profit de leurs colonies. Elle fut endormir la pareffe de ces conquérants fuperbes; et par fon activité, fa vigilance, furprendre la clef de leurs tréförs dont elle ne leur laiffoit que la caffette, qu'elle avoit foin de vuider à méfure qu'ils la rempliffoient C'eft ainti qu'un peuple roturier ruina des peuples gentilshommes; mains au jeu le plus honnête et le plus légitime qui foit dans les combiuaifons de la fortune.

Tout favorifa la naiffance et les progrès du commerce de la République: fa pofition fur les bords de la mer, à l'embouchure de plufieurs grandes revières; fa proximité des terres les plus abondantes ou les mieux cultivées de 'Europe; fes liaifons naturelles avec l'Angleterre et l'Allemagne, qui la défeudoient contre la France; le peu d'étendue et de fertilité de fon terrein, qui forçoit les habitants à devenir pêcheurs, navigateurs, courtiers, banquiers, voituriers, commiffionaires; à vivre, en un not, d'induftrie, au défaut de domaine. Les caufes morales fe joignirent à celles du climat et du fol, pour établir et hâter fa profpérité: la liberté de fon Gouyernement, qui ouvrit un afyle à tous les étrangers mécontents du leur; la liberté de fa religion, qui laiffoit à

toutes les autres un exercice public et tranquille, c'eft à dire l'accord du cri de la nature avec celui de la conscience, des intérêts avec les devoirs, en un mot, la tolé. rance, cette Religion univerfelle de toutes les âmes justes et éclairées, amies du Cièl et de la terre, de Dieu comme leur père, des hommes comme leurs frères. Enfin, la République commerçante fut tourner à fon profit tous les événemens, et faire concourir à fon bonheur les calamités et les vices des autres nations.

Cette induftrie de la Hollande, où fe mela beaucoup de cette fineffe politique qui feme la jaloufie et les différends entre les nations, ouvrit enfin les yeux à d'autres Puiffances. L'Angleterre fut la première à s'apperçevoir qu'on n'avoit pas befoin de l'entremife des Hollandois pour trafiquer. Cette nation, chez qui les attentats du defpotifme avoient enfanté la liberté, parce qu'ils précédèrent la corruption et la moleffe, voulut acheter les richeffes par le travail qui en eft le contrepoifon. Ce fut elle qui, la première, envisagea le commerce, comme la fcience et le foutien d'un peuple éclairé, puiffant et même vertueux. Elle y vit moins une acquifition de jouiffances, qu'une augmentation d'induftrie; plus d'encouragement et d'activité pour la population, que de luxe et de magnificence pour la repréfentation. Appellée à commercer par fa fituation, ce fut-là l'efprit de fon Gouvernement, et le levier de fon ambition. Tous fes refforts tendirent à ce grand objèt. Mais dans les autres monar chies, c'ett le peuple qui fait le commerce; dans cette heureufe conftitution, c'eft l'Etat ou la nation entière: toujours fans doute avec le defir de dominer, qui renferme celui d'affervir, mais du moins avec des moyens qui font le bonheur du monde, avant de le foumettre. Par la guerre, le vainqueur n'eft guère plus heureux que le vaincu, puifqu'il ne s'agit entre eux que de fang et de plaies; mais par le commerce, le peuple conquérant introduit néceffairement l'induftrie dans un pays qu'il n'auroit pas conquis fi elle y avoit été, ou qu'il ne garderoit pas, fi elle n'y étoit point entrée avec lui. C'eft fur ces principes que l'Angleterre a fondé fon commerce et fa domination, et qu'elle a réciproquement, et tour-à-tour, étendu P'un par l'autre..

Les François, fitués fous un ciel et fur un fol égale,

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ment heureux, fe font long-tems flattés d'avoir beaucoup à donner aux autres nations, et presque rien à leur demander. Mais Colbert fentit que, dans la fermentation où fe trouvoit de fon tems toute l'Europe, il y auroit un gain évident pour la culture et les productions d'un pays qui travailleroit fur celles du monde entier. Il ouvrit des manufactures à tous les arts. Les laines, les foieries, les teintures, les broderies, les étoffes d'or et d'argent, acquirent dans les mains des François un raffinement de luxe et de gout, qui les fit rechercher par-tout de cette nobleffe qui poffede les plus riches fonds de terre. Pour augmenter le produit des arts, il fallut pofféder les matières premières, et le commerce direct pouvoit feul les fournir. Les hafards de la navigation avoient donné des poffeffions à la France dans le nouveau-monde, comme à tous les brigands qui avoient couru la mer. L'ambi tion de quelques particuliers y avoit formé des colonies, qui s'étoient nourries d'abord et même agrandies par le commerce des Hollandois et des Anglois. Une marine nationale devoit rendre à la métropole cette liaison natu relle avec fes colons. Le Gouvernement éleva donc fes forces navales à l'appui de fa navigation commerçante. La nation dut faire alors un double profit fur la matière et l'art de fes manufactures. Elle pouffa cette branche précaire et momentanée avec une vigueur, une émulation qui devoit laiffer long-tems fes rivaux en arrière; et la France jouit encore de la fupériorité fur les autres nations, dans tous les arts de luxe et de décoration qui attirent les richeffes à l'induftrie.

La mobilité naturelle du caractère national, fa frivolité méme, a valu des tréfors à l'Etat, par l'heureuse contagion de fes modes. Semblable à ce fexe délicat et lé ger, qui nous montre et nous inspire le gout de la parure, le François domine dans les Cours, au moins par la toilette; et fon art de plaire est un des fécrèts de fa for tune et de fa puiffance. D'autres peuples ont maîtrisé le monde par fes mœurs fimples et ruftiques, qui font les vertus guerrières; lui-feul y devoit régner par fes vices. Son empire durera, jufqu'à ce qu'avili fous les pieds de fes maitres par des coups d'autorité fans principes et fans bornes, il devienne méprisable à fes propres yeux. Alors, avec fa confiance en lui-même, il perdra cette induftrie,

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