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main dès qu'il feroit en âge de le faire, entra dans toutes fes vues, et fut l'héritier de sa haine contre les Romains, auffi bien que de fon courage. Il prépara tout de loin pour ce grand deffein: et quand il fe crut en état de l'exécuter, il le fit éclore par le fiége de Sagonte. Soit pareffe et lenteur, foit prudence et fageffe, les Romains confumèrent le tems en différentes ambaffades, et laifsèrent à Annibal celui de prendre la ville.

Pour lui, il fut bien mettre le tems à profit. Après avoir donné ordre à tout, et laiffé fon frère Afdrubal en Espagne pour défendre le pays, il partit pour l'Italie avec une Armée de quatre-vingt dix mille hommes de pié, et dix ou douze mille de cavalerie. Les plus grands obftacles ne furent point capables de l'effrayer, ni de l'arrêter. Les Pyrénées, le Rhône, une longue marche au travers des Gaules, le paffage des Alpes rempli de tant de difficultés, tout céda à fon ardeur et à fa conftance infatigable. Vainqueur des Alpes, et en quelque forte de la nature même, il entra donc en Italie, qu'il avoit réfolu de rendre le théatre de la guerre. Ses troupes étoient extrêmement diminuées pour le nombre, ne montant plus qu'à vingt mille hommes de pié, et fix mille chevaux; mais elles étoient pleines de courage et de confiance.

Une rapidité fi inconcevable étonna et déconcerta les Romains. Ils avoient compté de faire la guerre au-dehors, et qu'un de leurs Confuls tiendroit tête à Annibal en Espagne, pendant que l'autre iroit droit en Afrique pour attaquer Carthage. 11 falut changer de mefures, et fonger à défendre leur propre pays. Publius Scipion Conful, qui croyoit Annibal encore dans les Pyrénées, lorfqu'il avoit déja paffé le Rhone, n'ayant pu l'atteindre, fut obligé de revenir fur fes pas pour l'attendre, et l'at taquer à la defcente des Alpes; et cependant il envoya fon frère Cneius Scipion en Espagne contre Afdrubal.

La première bataille fe donna auprès de la petite rivière du Téfin. Les Carthaginois remportèrent la victoire. Le Conful Romain fut bleffé dans le combat; et fon fils, âgé pour lors à peine de 17 ans, lui fauva la vie. C'eft le même qui vainquit dans la fuite Annibal, et qui fut furnommé l'Africain,

Sur la première nouvelle de cette defaite, Sempronius l'autre Conful, qui étoit en Sicile, accourut promtement par l'ordre du Sénat au fecours de fon collégue, qui n'étoit pas encore bien remis de sa blessure. Ce fut pour

lui une raifon de hâter le combat contre le fentiment de Scipion, parce qu'il espéroit en avoir feul toute la gloire. Annibal, bien informé de tout ce qui fe paffoit dans le camp des Romains, et ayant exprès laiffé emporter un léger avantage à Sempronius pour amorcer fa témérité, lui donna lieu d'engager la bataille près de la rivière de Trébie. Il avoit placé fon frère Magon en ambuscade dans un lieu fort favorable, et avoit fait prendre à fon Armée toutes les précautions néceffaires contre la faim et contre le froid, qui étoit alors extrême. On n'avoit fongé à rien de tout cela chez les Romains. Leurs troupes furent donc bientôt renverfées, et mifes en fuite; et Magon étant forti de fon ambuscade en fit un grand carnage.

Annibal, pour profiter du tems et de fes premières victoires, alloit toujours en avant, et s'approchoit de plus en plus du centre de l'Italie. Pour arriver plus promtement près de l'ennemi, il lui falut paffer un marais, où fon armée effuya des fatigues incroyables, et où luimême perdit un œil. Flaminius, l'un des deux Confuls qu'on avoit nommés depuis peu, étoit parti de Rome. C'étoit un homme vain, téméraire, entreprénant, plein de lui-même, et dont la fierté naturelle s'étoit beaucoup accrue par les heureux fuccès de fon premier confulat, et par la faveur déclarée du peuple. On jugeoit aifément qu'il fe laifferoit aller à fon génie impétueux et bouillant; et Annibal, pour feconder encore fon penchant, ne manqua pas de piquer et d'irriter sa témérité par les dégats et les ravages qu'il fit faire à fa vue dans toutes les campagnes. Il n'en falut pas davantage pour déterminer le Conful au combat, malgré les remontrances de tous les officiers, qui le prioient d'attendre fon collègue. Le fuccés fut tel qu'ils avoient prévu. Quinze mille Romains demeurèrent fur la place avec leur chef, et rendirent célèbre à jamais par leur fanglante défaite le Lac de Thrafymène.

Fabius Dictateur.

CETTE trifte nouvelle, quand on l'eut apprife à Rome, y jetta une grande alarme. On s'attendoit à tout moment d'y voir arriver Annibal. Fabius Maximus fut nommé Dictateur. Après avoir donné les ordres néceffaires pour la fureté de la Ville, il se rendit à l'armée, bien réfolu de ne point hazarder de combat fans y être forcé, ou fans être bien affuré du fuccès. Il conduifoit fes troupes par des hauteurs, fans perdre de vue Annibal, ne s'approchant jamais affez de l'ennemi pour en venir aux mains; mais ne s'en éloignant pas non plus tellement, qu'il put lui échaper. Il tenoit exactement fes foldats dans fon camp, ne les laiffant jamais fortir que pour les fourages, où il ne les envoyoit qu'avec de fortes efcortes. Il n'engageoit que de légères efcarmouches, et avec tant de précaution, que fes troupes y avoient toujours l'avantage. Par ce moyen il rendoit infenfiblement au foldat la confiance que la perte de trois batailles lui avoit ôtée, et le mettoit en état de compter comme autrefois fur fon courage et fur fon bonheur. L'ennemi s'apperçut bientôt que les Romains, inftruits par leurs défaites, avoient enfin trouvé un chèf capable de tenir tête à Annibal; et celui-ci comprit dèslors qu'il n'auroit point à craindre de la part du Dictafeur des attaques vives et hardies, mais une conduite prudente et mefurée.

Minucius, général de la cavalerie des Romains, fouffroit avec plus d'impatience encore qu'Annibal même la fage conduite de Fabius. Emporté et violent dans fes difcours comme dans fes deffeins, il ne ceffoit de décrier le Dictateur: Il le traitoit d'homme irréfolu et timide, au lieu de prudent et de circonfpect qu'il étoit, donnant à fes vertus le nom des vices qui en approchoient le plus, et par un artifice qui ne réuffit que trop fouvent, il établisfoit fa réputation en ruinant celle de fon fupérieur. Enfin, par fes intrigues et fes cabales auprès du peuple, il vint à bout de faire égaler fon autorité à celle de Dictateur, ce qui étoit fans exemple. Fabius bien perfuadé que le peuple, en les égalant dans le commandement, ne les égaloit pas de même dans l'art de commander, fouffrit cette injure avec une moderation, qui fit bien voir

qu'il n'étoit pas moins invincible à fes citoyens, qu'à fes ennemis.

Minucius, en conféquence de l'égalité du pouvoir qu'on venoit de mettre entre lui et Fabius, lui propofa de commander chacun leur jour, ou même un plus long efpace de tems. Fabius refufa ce parti, qui expofoit toute l'Ar mée au danger, pendant le tems qu'elle feroit commandée par Minucius; et il aima mieux partager les troupes pour fe mettre en état de conferver au moins la partie qui lui feroit échue.

Ce que Fabius avoit prévu, arriva bientôt. Son collégue, avide et impatient de combattre, avoit donné tête baiffée dans des embuches que lui avoit dreffé Annibal, et fon armée alloit être entièrement défaite. Le Dictateur, fans perdre de tems en d'inutiles reproches; "Mar

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“chons,” dit-il à fes foldats, “au fecours de Minucius,· et arrachons aux ennemis la victoire, et à nos citoyens "l'aveu de leur faute." Il arriva fort à propos, et obligea Annibal de fonner la retraite. Ce dernier en fe retirant difoit, que cette nuée, qui depuis longtems "paroiffoit fur le haut des montagnes, avoit enfin crevé avec un grand fracas, et caúfé un grand orage."

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Un fervice fi important, et placé dans une telle conjoncture, ouvrit les yeux à Minucius, et lui fit reconnoître fa faute. Pour la réparer fans délai, il alla dans le moment même avec fon armée à la tente de Fabius, et l'appellant fon père et fon libérateur, lui déclara qu'il venoit fe remettre fous fon obéiffance, et qu'il caffoit luimême un Décret dont il fe trouvoit plus chargé qu'honoré. Les foldats de leur côté en firent autant, et ce ne furent plus de part et d'autre qu'embraffemens et marques de la reconnoiffance la plus vive; et le refte de ce jour, qui avoit penfé être fi funefte à la république, fe paffa dans la joie et les divertiffemens.

Bataille de Cannes.

L'ACTION la plus célèbre d'Annibal, et qui devoit, ce femble, renverfer pour toujours la puiffance Romaine, fut la bataille de Cannes. On avoit nommé à Rome pour Confuls L. Æmilius Paulus, et C. Terentius Varron. Ce dernier d'une baffe et vile naiffance, par les grands biens que fon père lui avoit laiffés, et par fon adreffe à

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gagner les bonnes graces du peuple en fe déclarant contre les Grands, avoit trouvé le moyen de parvenir au con-, fulat fans y porter d'autre mérite que celui d'une ambition démefurée et d'une eftime de lui-même fans bornes. Il difoit hautement " que le moyen de perpétuer "la guerre, étoit de mettre des Fabius à la tête des "armées: que pour lui, dès le premier jour qu'il ver"roit l'ennemi, il fauroit bien la terminer." Son collégue, qui favoit que la témérité, outre qu'elle eft deftituée de raifon, avoit toujours été jufques-là trèsmalheureufe, pensoit bien autrement. Fabius le voyant près de partir pour la campagne, le confirma encore dans ces fentimens, et lui répéta bien des fois que le feul moyen de vaincre Annibal étoit de temporifer, et de traîner la guerre en longeur. "Mais," lui dit-il, “les "Citoyens, encore plus que les ennemis, travailleront à vous rendre ce moyen impraticable. Vos foldats en "cela confpireront avec ceux des Carthaginois: Varron "et Annibal penferont de même fur ce point. 11 faut que vous feul teniez tête et réfiftiez à ces deux chefs. "Le moyen de le faire, c'eft de demeurer ferme contre "les bruits et les difcours populaires, et de ne vous laif" fer ébranler ni par la fauffe gloire de votre collégue, ni par la fauffe honte dont on tâchera de vous couvrir. "Souffrez qu'au lieu d'homme précautionné, circonfpect, et habile dans le métier de la guèrre, on vous "faffe paffer pour un chef timide, lent, fans connoiffance "de l'art militaire. J'aime mieux vous voir craint par "un ennemi fa re, que loué par des citoyens imprudens."

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Chez les Romains, en tems de guèrre, on levoit chaque année quatre légions, dont chacune étoit compofée de quatre mille hommes de pié, et de trois cens cavaliers. Les alliés, c'eft-à-dire les peuples voifins de Rome, fourniffoient un pareil nombre de fantaffins, avec le double et quelquefois le triple de cavalerie. Et pour l'ordinaire on partageoit ces troupes entre les deux Confuls, qui fefoient la guèrre féparément, et en différens pays. Ici, comme l'affaire étoit décifive, les deux Confuls marchèrent ensemble, et le nombre des troupes tant Romaines que Latines fut doublé, et les légions augmen tées chacune de mille hommes de pié, et de cent de ca. valerie.

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