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VOYAGE DE L'AMIRAL ANSON.

LA

AUTOUR DU GLOBE.

A France ni l'Efpagne ne peuvent être en guèrre avec l'Angleterre, que cette fecouffe donnée à l'Europe ne fe faffe fentir aux extrémités du monde. Si l'induftrie et l'audace de nos nations modernes ont un avantage fur le refte de la terre, et fur tout l'antiquité, c'est par nos expéditions maritimes. On n'eft pas affez étonné peut-être de voir fortir des ports de quelques petites provinces inconnues autrefois aux anciennes nations civilifées, des flottes dont un feul vaiffeau eût détruit tous les navires des anciens Grecs et des Romains. D'un côté ces flottes vont au-delà du Gange fe livrer des combats à la vue des plus puiffans empires, fpectateurs tranquilles d'un art et d'une fureur qui n'ont point encore paflé jufqu'à eux. De l'autre elles vont au-delà de l'Amerique fe difputer des efclaves dans un nouveau monde.

Rarement le fuccès eft-il proportionné à ces entreprifes, non feulement parce qu'on ne peut prévoir tous les obftacles, mais parce qu'on n'employe prefque jamais d'affez grands moyens.

L'expédition de l'Amiral Anfon eft une preuve de ce que peut un homme intelligent et ferme, malgré la foibleffe des préparatifs et la grandeur des dangers.

Tout le monde fait que, quand l'Angleterre déclara la guerre à l'Espagne en 1739, le ministère de Londres envoya l'Amiral Vernon vers le Mexique, qu'il y détruifit Porto Bello, et qu'il manqua Carthagène. On deftinoit dans le même tems George Anfon à faire une irruption dans le Pérou, par la mèr du Sud, afin de ruiner fi on pouvoit, ou du moins d'affoiblir par les deux extrémités, le vafte empire que l'Espagne a conquis dans cette partie du monde. On fit Anfon Commodore c'est-à-dire Chef d'efcadre; on lui donna cinq vaiffeaux, une espèce de petite frégate de huit canons, portant environ cent hommes, et deux navires chargés de provifions et de marchandifes: ces deux navires étoient deftinés à faire le commerce à la faveur de cette entreprise; car c'eft le propre des Anglois de mêler le négoce à la guerre. L'efcadre portoit quatorze cens hommes d'équipage,

parmi lesquels il y avoit de vieux invalides, et deux cens jeunes gens de recrue; c'étoit trop peu de forces, et on les fit encore partir trop tard. Cet armement ne fut en haute mer, qu'à la fin de Septembre 1740. Il prend fa route par l'ile de Madère, qui appartient au Portugal. Il s'avance aux lles du Cape-Verd, et range les côtes du Brefil. On fe repôfa dans une petite ille nommée Sainte Catherine, couverte en tout tems de verdure et de fruits, à vingt-fept degrés de latitude auftrale; et après avoir enfuite côtoyé le pays froid et inculte des Patagons, fur lequel on a débité tant de fables, le Commodore entra fur la fin de Février 1741 dans le détroit de le Maire, ce qui fait plus de cent degrés de latitude, franchis en moins de cinq mois. La petite chaloupe de huit canons, nommée the Trial, (l'Epreuve,) fut le premier navire de cette efpèce, qui ôfa doubler le Cap Horn. Elle s'empara depuis dans la mèr de Sud, d'un bâtiment Espagnol de fix cens tonneaux, dont l'équipage ne pouvoit comprendre comment il avoit été pris par une barque venue d'Angleterre dans l'Ocean Pacifique.

Cependant en doublant le Cap-Horn, après avoir paffé le détroit de le Maire, des tempêtes extraordinaires battent les vaiffeaux d'Anfon, et les difperfent. Un fcorbut d'une nature affreufe fait périr la moitié de l'équipage; le feul vaiffeau du Commodore aborde dans l'Ifle déferte de Fernandez, dans la mèr du Sud, en remontant vers le tropique du Capricorne.

Un lecteur raisonnable, qui voit avec quelque horreur ces foins prodigieux que prennent les hommes pour se rendre malheureux eux et leurs femblables, apprendra peut-être avec fatisfaction, que George Anfon trouvant dans cette ifle déferte le climat le plus doux, et le terrain le plus fertile, y fema des légumes et des fruits, dont il avoit apporté les femences, et les noyaux, et qui bientôt couvrirent l'ifle entière. Des Efpagnols qui y relâchèrent quelques années après, ayant été faits depuis prifonniers par les Anglois, jugèrent qu'il n'y avoit qu'Anfon qui eût pu réparer, per cette attention généreufe, le mal que fait la guèrre; et ils le remercièrent comme leur bienfaiteur.

Ou trouva fur la côte beaucoup de lions de mer, dont les males fe battent entre eux pour les femelles; et on

fut étonné d'y voir dans les plaines des chévres, qui avoient les oreilles coupées, et qui par-là fervirent de preuve aux avantures d'un Ecoffois, nommé Selkirk, qui, abandonné dans cette ifle, y avoit vécu feul plufieurs années. Qu'il foit permis d'adoucir par ces petites circonftances la trifteffe d'une hiftoire qui n'eft qu'un récit de meurtres et de calamités. Une obfervation plus intéreffante fut celle de la variation de la bouffole, qu'on trouva conforme au fyftême de Halley. L'aiguille aimantée fuivoit exactement la route que ce grand aftronome lui avoit tracée. Il donna des loix à la matière magnétique, comme Newton en donna à toute la nature. Cette petite efcadre, qui n'alloit franchir des mers inconnues que dans l'efpérance du pillage, fervoit la philofophic fans le favoir.

Anfon, qui montoit un vaiffeau de foixante canons, ayant été rejoint par un autre vaiffeau de guèrre et par cette chaloupe nommé l'Epreuve, fit en eroifant vers cette Ifle de Fernandez, pleufieurs prifes affez confidérables.

Mais bientôt après s'étant avancé jufques vers la ligne équinoxiale, il ôfa attaquer la ville de Paita, fur cette même côte de l'Amérique. Il ne fe fervit ni de ses vaiffeaux de guèrre, ni de tout ce qui lui reftoit d'hommes pour tenter ce coup hardi. Cinquante foldats dans une chaloupe à rames firent l'expédition; ils abordent pendant la nuit; cette furprise fubite, la confufion et le defordre, que l'obfcurité redouble, multiplient et augmentent le danger. Le Gouverneur, la garnison, les habitans fuient de tous côtés. Le Gouverneur va dans les terres raffembler trois cens hommes de cavalerie, et la milice des environs. Les cinquante Anglois cependant font tranfporter paisiblement pendant trois jours, les tréfors qu'ils trouvent dans la douane et dans les maifons. Des efclaves nègres qui n'avoient pas fui, espèce d'animaux appartenant au premier qui s'en faifit, aident à enlever les richeffes de leurs anciens maîtres. Les vaiffeaux de guèrre abordent. Le Gouverneur n'eut ni la hardieffe de redefcendre dans la ville et d'y combattre, ni la prudence de traiter avec les vainqueurs pour le rachat de la ville et des effets qui reftoient encore. Anfon fit reduire Paita en cendre et partit, ayant dépouillé auffi aifément les Espagnols que ceux-ci avoient autrefois dé

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pouillé les Américains. La perte pour l'Espagne fut de plus de quinze cent mille piaftres; le gain pour les Anglois, d'environ cent quatre-vingt ille. Ce qui joint aux prifes précédentes enrichiffoit déjà l'efcadre. Le grand nombre enlevé par le fcorbut, laiffoit encore une plus grande part aux furvivans. Cette petite escadre remonta enfuite vis-à-vis Panama, fur la côte ou l'on pêche les per les, et s'avança dévant Acapulco, au revers du Mexique. Le gouvernement de Madrid ne favoit pas alors le danger qu'il couroit de perdre cette grande partie du monde.

Si l'Amiral Vernon, qui avoit affiégé Carthagène fur la mer oppofée, eût réuffi, il pouvoit donner la main au Commodore Anfon. L'ifthme de Panama étoit pris à droite et à gauche par les Anglois, et le centre de la domination Efpagnole perdu. Le ministère de Madrid averti longtems auparavant, avoit pris des précautions, qu'un malheur prefque fans exeinple rendoit inutiles. Il prévint l'efcadre d'Anfon par une flotte plus nombreuse, plus forte d'hommes et d'artillerie, fous le com mandement de Don Jofeph Pizarro. Les mêmes tempêtes qui avoient affailli les Anglois, difperfèrent les Efpagnols avant qu'ils puffent atteindre le détroit de le Maire. Non feulement le fcorbut qui fit périr la moitié des Anglois, attaqua les Efpagnols avec le même furie; mais des provifions qu'on attendoit de Beunos-Aires n'étant point venues, la faim fe joignit au scorbut. Deux vaiffeaux Efpagnols qui ne portoient que des mourans, furent fracaffés fur les côtes, deux autres échouèrent. Le commandant fut obligé de laiffer fon vaiffeau amiral à Buenos-Aires; il n'y avoit plus affez de mains pour le gouverner, et ce vaiffeau ne put être réparé qu'au bout de trois années; de forte que le commandant de cette flotte retourna en Efpagne en 1746, avec moins de cent hommes, qui reftoient de deux mille fept cent dont fa flotte étoit montée; événement funefte qui fert à faire voir que la guèrre fur mèr eft plus dangereuse que fur terre, puifque fans combattre on effuie prefque toujours les dangers et les extrémités les plus horribles.

Les malheurs de Pizarro laiffèrent Anfon en pleine liberté dans la mèr de Sud; mais les pertes qu'Anfon avoit faites de fon côté, le mettoient hors d'état de faire de grandes entreprises fur les terres, et furtout depuis

qu'il eut appris par les prifonniers le mauvais fuccès du fiège de Carthagène, et que le Mexique étoit raffuré.

Anfon réduifit donc fes entreprises et fes grandes efpérances à fe faifir d'un galion immenfe, que le Mexique envoye tous les ans dans les mèrs de la Chine à l'Ile de Manille capitale des Philippines, ainfi nommées parce qu'elles furent découvertes fous le régne de Philippe II.

Ce galion chargé d'argent ne feroit point parti, fi on avoit vu les Anglois fur les côtes, et il ne devoit mettre à la voile, que long tems après leur départ. Le Commodore va donc traverser l'Océan Pacifique, et tous les climats oppofés à l'Afrique, entre notre tropique et l'equateur. L'avarice devenue honorable par la fatigue et le danger, lui fait parcourir le globe avec deux vaiffeaux de guèrre. Le fcorbut pourfuit encore l'équipage fur ces mèrs, et l'un des deux vaiffeaux fefant eau de tous côtés, on eft obligé de l'abandonner, et de le bruler au milieu de la mèr, de peur que fes débris ne foient portés dans quelques ifles de Efpagnols, et ne leur deviennent utiles. Ce qui reftoit de matelots et de foldats fur ce vaiffeau, paffe dans celui d'Anfon: et le Commodore n'a plus de fon efcadre que fon feul vaiffeau, nommé le Centurion, monté de foixante canons, fuivi de deux espèces de chaloupes. Le Centurion échappé feul à tant de dangers, mais délabré lui-même, et ne portant que des malades, relâche pour fon bonheur dans une des ifles Mariannes, qu'on nomme Tinian, alors prefque entièrement déferte; peuplée n'a guères de trente mille âmes, mais dont la plupart des habitans avoient péri par une maladie épidémique, et dont le reste avoit été transporté dans une autre ifle par les Efpagnols."

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Le féjour de Tinian fauva l'équipage. Cette ifle plus fertile que celle de Fernandez, offroit de tous côtés en bois, en eau pure, en animaux domeftiques, en fruits, en légumes, tout ce qui peut fervir à la nourriture, aux commodités de la vie, et au radoub d'un vaisseau. Ce qu'on trouva de plus fingulier, eft un arbre dont le fruit reffemble pour le gout au meilleur pain, tréfor réel qui tranfplanté, s'il fe pouvoit, dans nos climats, feroit bien préférable à ces richeffes de convention, qu'on va ravir parmi tant de périls au bout de la terre. De cette ille on rangeoit celle de Formofe: on cingle vers la Chine à

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