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vende comme des bêtes? Sommes-nous défarmés! Ces gens-là font-ils invulnérables, ou font-ils plus braves que nous? Ils veulent aborder; qu'ils abordent: he bien! nous nous vérrons de près. Sa réfolution ranima les efprits; et le Capitaine en l'embraffant, le loua d'avoir donné l'exemple.

Déjà tout eft difpofé pour la défenfe; le Corfaire aborde, les vaiffeaux fe heurtent; des deux côtés on voit voler la mort; bientôt les deux navires font enveloppés dans un tourbillon de fumée et de flamme; le feu ceffe, le jour renait, et le fer choifit fes victimes. Corée, le fabre à la main, fefoit un carnage effroyable; dès qu'il voyoit un Afriquain fe jetter fur fon bord, il couroit à lui, le fendoit en deux, en s'écriant, Ah, ma pauvre mère! Sa fureur étoit celle d'une lionne qui défend fes petits; c'étoit le dernier effort de la nature au défespoir; et l'âme la plus douce, la plus fenfible qui fût jamais, étoit devenue en ce moment la plus violente et la plus fanguinaire. Le Capitaine le trouvoit partout, l'ail en feu et le bras fanglant. Ce n'eft pas un homme, difoient fes compagnons, c'eft un Dieu, qui combat pour nous; fon exemple enflammoit leur courage. Il fe trouve enfin corps-a-corps avec le chef de ces Barbares. Mon Dieu! s'écria-t-il, ayez pitié de ma mère; et à ces mots, d'un coup de revèrs, il ouvre au brigand les entrailles. Dès ce moment la victoire fut décidée; le peu qui reftoit de l'equipage Maroquin demanda la vie, et fut mis dans les fers. Le vaiffeau de Corée avec la proie aborde enfin fur les côtes de France; et ce digne fils, fans fe permettre une nuit de repos, fe rend avec fon tréfor auprès de fa malheureuse mère. Il la trouve au bord du tombeau, et dans un état pour elle plus affreux que la mort même, dênuée de tout fécours, et livrée aux foins d'un domestique qui, rebuté de fouffrir l'indi gence où elle étoit réduite, lui rendoit à regrèt les der niers foins d'une pitié humiliante. La honte de fa fituation lui avoit fait défendre à ce domeftique de recevoir perfonne que le Prêtre et le Médecin charitable qui la vifitofent quelquefois. Corée demande à la voir, on le refufe.

Annoncez-moi, dit-il aut domeftique.-Et quel eft votre nom?Jacquaut. Le domeftique s'approche du

lit. Un étranger, dit-il, démande à voir Madame. Hélas! et quel eft cet étranger? dit, qu'il s'appelle ! Jacquaut. A ce nom ces entrailles furent fi violemment émues, qu'elle faillit à expirer. Ah, mon fils! dit-elle d'une voix éteinte, et en levant fur lui fa mourante paupière, Ah, mon fils! dans quel moment venez-vous revoir: votre mère? votre main va lui fermer les yeux. Quelle fut la douleur de cet enfant fi bon, fi pieux, de voir cetter mère qu'il avoit laiffée au fein du luxe et de l'opulence,› de la voir dans un lit entourée de lambeaux, et donte l'image attendriroit le cœur le plus infenfible: O ma: mère! s'écria-t-il en fe précipitant fur ce lit de douleurs: fes fanglots étouffèrent la voix, et les ruiffeaux de larmes dont il inondoit le fein de fa mère expirante, furent longtems la feule expreffion de fa douleur et de fon amour.: Le Ciel me punit, reprit-elle, d'avoir trop aimé un fils! dénaturé; d'avoir-Il interrompit: Tout eft réparé, ma mère, lui dit ce vertueux jeune homme, vivez: la fortune m'a comblé de biens; je viens les répandre au sein de la nature: c'eft pour vous qu'ils me font donnés. Vivez: j'ai de quoi vous faire aimer la vie.-Ah! moní cher enfant, fi je défire de vivre, c'eft pour expier mon [ injuftice, c'eft pour aimer un fils dont je n'étois pas digne, un fils que j'ai defhérité. A ces mots elle fe couvroit le vifage, comme indigne de voir le jour. Ab, Madame! s'écria-t-il en la preffant dans fes bras, ne me dérobcz point la vue de ma mère. Je viens à travers les mèrs la chercher et la fécourir. Dans ce moment le Prêtre et le Médecin arrivent. Voilà, dit-elle, mon enfant, les feules confolations que le Ciel m'a laiffées; fans leur charité, je ne ferois plus. Corée les embraffe, en fondant en larmes. Mes amis! leur dit-il, mes bienfaiteurs! que ne vous doisje pas? Sans vous je n'aurois plus de mère: achevez de la rappeller à la vie. Je fuis riche, je viens la rendre heureufe. Redoublez vos foins, vós confolations, vos fécours; rendez-la moi Le Médecin vit prudemment que cette fituation étoit trop violente pour la malade. Allez, Monfieur, dit-il à Corée, repofez vous fur notre zèle, et n'ayez plus d'autre foin que de faire préparer un logement commode et fain. Ce foir, Madame y fera? transportée.

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- Le changement d'air, la bonne nourriture, ou plutôt la révolution qu'avoit faite la joie, et le calme qui lui fuccéda, ranimèrent infenfiblement en elle les organes de la vie. Un chagrin profond avoit été le principe du mal; la confolation en fut le rémède. Corée apprit que fon malheureux frère venoit de périr miférablement. Je tire le rideau fur le tableau effrayant de cette mort trop mé ritée. On en déroba la connoiffance à une mère fenfible, et trop foible encore pour foutenir fans expirer un nouvel accès de douleur. Elle l'apprit enfin lorfque fa fanté fut plus affermie Toutes les plaies de fon cœur s'ouvrirent, et les larmes maternelles coulèrent de fes yeux. Mais le Ciel, en lui ôtant un fils indigne de la tendresse, lui en rendoit un qui l'avoit méritée, par tout ce que la nature as de plus fenfible, et la vertu de plus touchant. Il lui confia-les défirs de fon âme: c'étoit de pouvoir réunir dans fes bras sa mère et son époufe. Madame Corée faifit: avec joie le projet de paffer avec fon fils en Amérique. Une ville remplie de fes folies et de fes malheurs, étoit pour elle un féjour odieux; et l'inftant où elle s'em barqua, lui rendit une nouvelle vie. Le Ciel, qui protége la piété, leur accorda des vents favorables. Lucelle reçut la mère de fon amant, comme elle auroit reçu sa mère. L'hymèn fit de ces amans les époux les plus fortunés, et leurs jours coulent encore dans cette paix inaltérable, dans ces plaifirs purs et fereins, qui font le partage de la

vertu.

LA BERGERE DES ALPES, Conte Moral.

ANS les montagnes.de Savoye, non loin de la route de Briançon à Modane, eft une vallée folitaire, dont l'afpect infpire aux voyageurs une douce mélancolie. Trois collines en amphithéatre où font répandues de loin en loin quelques cabanes de pafteurs, des torrents quitombent des montagnes,pdes bouquets d'arbres plantés ça et là, des pâturages toujours verds, font l'ornement de ce lieu champêtre.

La Marquife de Fonrofe retournoit de France en

Italie avec fon époux. L'effieu de leur voiture se rom-, pit; et comme le jour étoit fur fon déclin, il fallut chercher dans cette vallée un afyle où paffer la nuit. Comme ils s'avançoient vers l'une des cabanes qu'ils avoient apperçues, ils virent un troupeau qui en prenoit la route, conduit par une bergère dont la démarche les étonna. Ils approchent encore, et ils entendent une voix célèfte dont les accens plaintifs et touchans fefoient gémir les, échos.

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"Que le foleil, couchant brille d'une douce lumière! C'est ainfi (difoit-elle) qu'au terme d'une carrière pénible, l'âme épuisée va fe rajeunir dans la fource, pure de l'immortalité. Mais hélas, que le terme eft, "loin, et que la vie eft lente!" En difant ces mots la bergère s'éloignoit, la tête inclinée! mais la négligence de fon attitude fembloit donner encore à fa taille et à fa démarche plus de nobleffe et de majefté..

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Frappés de ce qu'ils voyoient, et plus encore de cel qu'ils venoient, d'entendre, le Marquis et la Marquise de Fonrofe doublèrent le pas pour atteindre cette bergère qu'ils admiroient. Mais quelle fut leur furprife, lorfque, fous la coeffure la plus fimple, fous les plus humbles vêtemens, ils virent, toutes les graces, toutes les beautés reunies! Ma fille, lui dit la Marquife, en voyant qu'elle les! évitoit, ne craignez rien; nous fommes des voyageurs: qu'un accident oblige à chercher dans ces cabanes un re-› fuge pour attendre le jour? voulez-vous bien nous fervir, de guide? Je vous plains, Madame, lui dit la bergèreí en baiffant les yeux et en rougiffant; ces cabanes font: habitées par des malheureux, et vous y ferez mal logée. Vous y logez fans doute vous-même, reprit la Marquife;! et je puis bien fupporter une nuit les incommodités que vous fouffrez toujours. Je fuis faite pour cela, dit la bergère avec une modeftie charmante. Non, certaines ment, dit Monf. de Fonrofe, qui ne put diffimuler plus longtems l'émotion qu'elle lui caufoit; non, vous n'ê tes pas faite pour fouffrir, et la fortune eft bien injufte: : E-il poffible, aimable perfonne, que tant de charmes foient enfevelis dans ce défert, fous ces habits? La for tune, Monfieur, reprit Adelaide (c'étoit le nom de la bergere,) la fortune n'eft cruelle que lorfqu'elle nous 3

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ôte ce qu'elle nous a donné. Mon état a fes douceurs pour qui n'en connoît point d'autres, et l'habitude vous fait des befoins que n'éprouvent pas les pafteurs. Cela peut être, dit le Marquis, pour ceux que le Ciel a fait naître dans cette condition obfcure; mais vous, fille étonnante, yous que j'admire, vous qui m'enchantéz, vous n'êtes pas née ce que vous êtes; cet air, cette démarche, cette voix, ce langage, tout vous trahit. Deux mots que vous venez de dire, annoncent un efprit cultivé, une âme noble. Achevez, apprenez-nous quel malheur a pu vous réduire à cet étrange abaissement. Pour un homme dans l'infortune, répondit Adelaide, il y a mille moyens d'en fortir: pour une femme, vous le favez, il n'y a de refsource honnête que dans la fervitude; et dans le choix des maîtres on fait bien, je crois, de préférer les bonnes gens. Vous allez voir les miens; vous ferez charmés de l'innocence de leur vie, de la candeur, de la fimplicité, del'honnêteté de leurs mœurs.

Elle

Comme elle parloit ainfi, on arrive à la cabane. étoit féparée par une cloifon de l'étable où l'inconnue fit entrer les moutons, en les comptant avec l'attention la plus férieufe, et fans daigner s'occuper davantage des étrangers qui la contemploient. Un vieillard et fa femme, tels qu'on nous peint Philemon et Baucis, vinrent au-devant de leurs hôtes avec cette honnêteté villageoife qui nous rapelle l'âge d'or. Nous n'avons à vous offrir, dit la bonne femme, que de la paille fraîche pour lit, du laitage, du fruit et du pain de feigle pour nourriture; mais le peu que le Ciel nous donne, nous le partagerons avec vous de bon cœur. Les voyageurs, en entrant dans la cabane, furent furpris de l'air d'arrangement que tout y refpiroit. La table étoit d'une feule planche de noyer le mieux póli; on fe miroit dans l'émail des vafes de terre deftinés au laitage. Tout préfentoit l'image d'une pauvreté riante, et des premiers befoins de la nature agréablement fatisfaits. C'est notre chère fille, dit la bonne femme, qui prend foin du ménage Le matin, avant que fon troupeau s'éloigne dans la campagne, et tandis qu'il commence à paître autour de la maifon l'herbe couverte de rofée, elle lave, nettoie, arrange tout avec une addreffe qui nous enchante. Qui ditla Marquife, cette bergère eft votre fille? Ah, Madame!

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