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ni fille. J'ai une femme belle et jeune, repartit Zapata, et je n'en fuis pas plus avancé. Admirez la fatalité de mon étoile. J'épouse une aimable actrice, dans l'efpérance qu'elle ne me laiffera pas mourir de faim: et pour mon malheur, elle a une fageffe incorruptible. Qui diable n'y auroit pas été trompé comme moi? Il faut que parmi les comédiennes de campagne il s'en trouve une vertueufe, et qu'elle me tombe entre les mains. C'eft affurément jouer de malheur, dit le barbier. Auffi, que ne preniez-vous une actrice de la grande troupe de Madrid? vous auriez été fûr de votre fait. J'en demeure d'accord, reprit l'hiftrion; mais malepefte, il n'eft pas permis à un petit comédien de campagne d'élever fa pensée jufqu'à ces fameufes héroïnes. C'eft tout ce que pourroit faire un acteur même de la troupe du prince. Encore y en a-t-il qui font obligés de fe pourvoir en ville; heureufement pour eux la ville eft bonne, et l'on y rencontre, souvent des fujets qui valent bien des princeffes de couliffes.

Hé! n'avez-vous jamais fongé, lui dit mon compagnon, à vous introduire dans cette troupe? Eft-il befoin d'un mérite infini pour y entrer? Bon, répondit Melchior, vous moquez-vous avec votre mérite infini; il y a vingt acteurs: Demandez de leurs nouvelles au public. Vous en entendrez parler dans de jolis termes. Il y en a plus de la moitié qui mériteroient de porter encore le havrefac. Malgré tout cela, néanmoins, il n'eft pas ailé d'être reçu parmi eux. Il faut des espèces, ou de puiffans amis pour fuppléer à la médiocrité du talent. Je dois le fçavoir, puifque je viens de débuter à Madrid, ou j'ai été hué et tifflé comme tous les diables, quoique je duffe être fort applaudi; car j'ai crié; j'ai pris des tons extravagans, et fuis forti cent fois de la nature: de plus, j'ai mis en déclamant le poing fous le menton de ma princeffe: en un not, j'ai joué dans le goût des grands acteurs de ce payslà; et cependant le même public qui trouve en eux ces manières fort agréables, n'a pu les fouffrir en moi. Voyez ce que c'est que la prévention. Ainfi donc, ne pouvant plaire par mon jeu, et n'ayant pas de quoi me faire recevoir, en dépit de ceux qui m'ont fifflé, je m'en retourne à Zamora J'y vais rejoindre ma femme et mes camarades, qui n'y font pas trop bien leurs affaires. Puiffions-nous n'être pas obligés d'y quêter, pour nous

mettre en état de nous rendre dans une autre ville, comme cela nous eft arrivé plus d'une fois.

A ces mots, le prince dramatique fe leva, reprit fon havrefac et fon épée, et nous dit d'un air grave en nous quittant: Adieu, meffieurs; puiffent les dieux fur vous épuiser leurs faveurs! Et vous, lui répondit Diégo du même ton, puiffiez-vous retrouver à Zamora votre femme changée et bien établie. Dès que le feigneur Zapata nous eut tourné les talons, il fe mit à gefticuler et à déclamer en marchant. Auffi-tôt le barbier et moi, nous commençâmes à le fiffler, pour lui rappeller fon début. Nos fifflemens frappèrent fes oreilles. Il crut entendre encore les filets de Madrid. Il regarda derrière lui, et voyant que nous prenions plaifir à nous égayer à fes dépens, loin de s'offenfer de ce trait bouffon, il entra de bonne grace dans la plaifanterie, et continua fon chemin en faisant de grands éclats de rire. De notre côté, nous nous en donnâmes tout notre faoul, après quoi, nous regagnâmes le grand chemin, et pourfuivimes notre route.

CHAPITRE IX.

Dans quel état Diego retrouva fa famille; et après quelles réjouiffances Gil Blas et lui fe féparèrent.

N

COUS allâmes ce jour-là coucher entre Moyados et Valpuefta dans un petit village dont j'ai oublié le nom; et le lendemain nous arrivâmes fur les onze heures du matin dans la plaine d'Olmédo: Seigneur Gil Blas, me dit mon camarade, voici le lieu de ma naiffance. Je ne puis le revoir fans tranfport, tant il eft naturel d'aimer fa patrie. Seigneur Diégo, lui répondis-je, un homme qui témoigne tant d'amour pour fon pays, en devoit parler, ce me femble, un peu plus avantageufement que vous n'avez fait. Olmédo me paroit une ville, et vous m'avez dit que c'étoit un village. Il falloit du moins le traiter de gros bourg. Je lui fais réparation d'honneur, reprit le barbier, mais je vous dirai qu'après avoir vu Madrid, Tolède, Saragoce, et toutes les autres grandes villes où j'ai demeuré, en faifant le tour de l'Espagne, je regarde les petites comme des villages. A meiure que nous a vancions dans la plaine, il nous paroiffoit que nous apper. cevions beaucoup de monde auprès d'Olmedo; et loifque

nous fûmes plus à portée de difcerner les objets, nous trouvâmes de quoi occuper nos regards.

Il y avoit trois pavillons tendus à quelque diftance l'un de l'autre; et tout auprès un grand nombre de cuifiniers et de marmitons qui préparoient un feftin. Ceux-ci mettoient des couverts fur de longues tables dreffées fous les tentes; ceux-là rempliffoient de vin des cruches de terre. Les autres, faifoient bouillir des marmites, et les autres, enfin, tournoient des broches, où il y avoit toutes fortes de viandes. Mais je confidérai plus attentivement que tout le refte, un grand théâtre qu'on avoit élevé. 1. étoit orné d'une décoration de carton peint de diverses couleurs, et chargé de devifes Greques et Latines. Le barbier n'eût pas plutôt vu ces infcriptions, qu'il me dit Tous ces mots Grecs fentent furieufement mon oncle Thomas: je vais parier qu'il y aura mis la main; car entre nous c'est un habile homme. Il fçait par cœur une infinité de livres de collège Tout ce qui me fâche, c'est qu'il en rapporte fans ceffe des paffages dans la converfation. Ce qui ne plaît pas à tout le monde. Outre cela, continua-t-il, mon oncle a traduit des poëtes Latins et des auteurs Grecs. 11 possède l'antiquité, comme on peut voir par les belles remarques qu'il a faites. Sans lui nous ne fçaurions pas que dans la ville d'Athènes les enfans pleuroient quand on leur donnoit le fouet. Nous devons cette découverte à fa profonde érudition.

le

Après que mon camarade et moi nous eûmes regardé toutes les chofes dont je viens de parler, il nous prit envie d'apprendre pourquoi l'on faifoit de pareils préparatifs. Nous allions nous en informer, lorfque dans un homme qui avoit l'air de l'ordonnateur de la fête, Diego reconnut le feigneur Thomas de la Fuente, que nous joignîmes avec empreffement. Le maître d'école ne remit pas d'abord le jeune barbier, tant il le trouva changé depuis dix années, ne pouvant toutefois le méconnoître, il l'embraffa cordialement, et lui dit d'un air affecteux: Hé! te voilà, Diego, mon cher neveu, te voilà donc de retour dans la ville qui t'a vu naître? Tu viens revoir tes dieux penates, et le Ciel te rend fain et fauf à ta famille, O jour trois et quatre fois heureux! albo dies notanda lapillo! Il y a bien des nouvelles, mon ami, pourfuivit-il, ton oncle Pédro le bel efprit eft devenu la victime de Pluton. 11 y

a trois mois qu'il eft mort. Cet avare pendant fa vie craignoit ne manquer des chofes les plus néceffaires. Argenti pallebat amore. Outre les groffes penfions que quelques grands lui faifoient, il ne dépenfoit pas dix piftoles chaque année pour fon entretien. Il étoit même fervi par un valet qu'il ne nourriffoit point. Ce fou, plus infenfé que le Grec Ariftippe, qui fit jetter au milieu de la Lydie toutes les richeffes que portoient fes efclaves, comme un fardeau qui les incommodoit dans leur marche, entafsoit tout l'or et l'argent qu'il pouvoit amaffer. Hé pour qui! pour des héritiers qu'il ne vouloit point voir. Il étoit riche de trente mille ducats, que ton père, ton oncle Bertrand et moi, nous avons partagés. Nous fommes en état de bien établir nos enfans. Mon frère Nicolas a déjà difpofé de ta fœur Thérèfe. Il vient de la marier au fils d'un de nos alcades. Connubio junxit ftabili, propriamque dicavit. C'eft cet hymen, formé fous les plus hereux aufpices, que nous célebrons depuis deux jours avec tant d'appareil. Nous avons fait dreffer dans la plaine ces pavillons. Les trois héritiers de Pédro ont chacun le fien, et font tour à tour la dépenfe d'une journée. Je voudrois que tu fulles arrivé plutôt, tu aurois vu le commencement de nos réjouiffances. Avant-hier, jour du mariage, tón père faifoit les frais. Il donna un feftin fuperbe, qui fut Luivi d'une courfe de bague. Ton oncle le mercier mit hier la nappe, et nous régala d'une fête paftorale. Il ha, billa en bergers dix garçons des mieux faits et dix jeunes – filles. Il employa tous les rubans et toutes les aiguillettes de fa boutique à les parer. Cette brillante jeuneffe forma diverfes danfes, et chanta, mille chanfonnettes tendres et légères. Néanmoins quoique rien n'ait jamais été plus galant, cela ne fit pas un grand effet. Il faut qu'on n'aime plus, comme autrefois, la paftorale.

Pour aujourd'hui, continua-t-il, tout roule fur mon compte, et je dois fournir aux bourgeois d'Olmédo un fpectacle de mon invention. Finis coronabit opus. J'ai fait élever un théâtre, fur lequel, Dieu aidant, je ferai repréfenter par mes difciples une pièce que j'ai compofée. Elle a pour titre: Les amufemens de Muley Bugentuf, Ro de Maroc. Elle fera parfaitement bien jouée, parce que j'ai des écoliers qui declament comme les comédiens de Madrid. Ce font des enfans de famille de Pennafiel, et

de Ségovie que j'ai en pension chez moi. Les excellens acteurs! 11 eft vrai que je les ai exercés. Leur déclamation paroîtra frappée au coin du maître, ut itam dicam. A l'égard de la pièce, je ne t'en parlerai point. Je veux te laiffer le plaifir de la furprise. Je dirai fimplement qu'elle doit enlever tous les fpectateurs. C'est un des ces fujets tragiques qui remuent l'âme par les images de mort qu'ils offrent à l'efprit: Je fuis du fentiment d'Ariftote: il faut exciter la terreur. Ah! fi je m'étois attaché au théâtre, je n'aurois jamais mis fur la fcène que des princes fangui. naires, que des héroes affaffins! Je me ferois baigné dans le fang. On auroit toujours vu périr dans mes tragédies non feulement les principaux perfonnages, mais les gardes mêmes. J'aurois égorgé jufques au fouffleur. Enfin je n'aime que l'effroyable. C'eft mon goût. Auffi ces fortes de poëmés entraînent la multitude, entretiennent le luxe des comédiens, et font rouler tout doucement les auteurs.

Dans le tems qu'il achevoit ces paroles, nous vîmes for tir du village, et entrer dans la plaine, un grand concours de perfonnes de l'un et de l'autre fexe. C'étoient les deux époux, accompagnés de leurs parens et de leurs amis, et précédés de dix à douze joueurs d'inftrumens, qui jouant tous ensemble formoient un concert très bruyant. Nous allâmes au devant d'eux, et Diégo fe fit connoître. Des cris de joie s'élevèrent auffitôt dans l'affemblée, et chacun s'empreffa de courir à lui, Il n'eut pas peu d'affaires à recevoir tous les témoignages d'amitie qu'on lui donna. Toute fa famille, et tous ceux même qui étoient préfens, l'accablèrent d'embraffades. Après quoi, fon père lui dit: Tu fois le bien venu, Diégo. Tu retrouves tes parens un peu engraiffés, mon ami. Je ne t'en dis pas davantage préfentement. Je t'expliquerar cela tantôt par Cependant tout le monde s'avança dans la plaine, fe rendit fous les tentes, et s'affit au tour des tables qu'on y avoit dreffées. Je ne quittai pas mon compagnon, et nous dinâmes tous deux avec les nouveaux mariés, qui me parurent bien affortis. Le repas fut affez long, parce que le maître d'école eut la vanité de le vouloir donner à trois fervices, pour l'emporter fur fes frères qui n'avoient pas fait les chofes fi magnifiquement.

le menu.

Après le feftin tous les convives témoignèrent une grande impatience de voir repréfenter la pièce du feigneur

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