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l'eau. Pour m'accoûtumer à cette boiffon, je lui promis d'en boire une grande quantité tous les foirs; et pour tenir plus facilement ma promeffe, je me couchai dans la réfolution d'aller tous les jours au cabaret.

Le défagrément que j'avois eu chez l'épicier ne m'empêcha pas de continuer d'exercer ma profeffion, et d'ordonner dès le lendemain des faignées et de l'eau chaude. Au fortir d'une maison où je venois de voir un poëte qui avoit la phrénéfie, je rencontrai dans la rue une vieille femme qui m'aborda pour me demander fi j'étois méde cin. Je lui répondis qu'oui. Cela étant, reprit-elle, feigneur docteur, je vous fupplie très humblement de venir avec moi. Ma niéce eft malade depuis hier, et j'ignore quelle eft fa maladie. Je fuivis la vieille, qui me conduifit à fa maison, et me fit entrer dans une chambre affez propre, où je vis une perfonne alitée. Je m'approchai d'elle pour l'obferver. D'abord fes traits me frappèrent; et après l'avoir envisagée quelques momens, je reconnus à n'en pouvoir douter, que c'étoit l'aventurière qui avoit fi bien fait le rôle de Camille. Pour elle, il ne me parut point qu'elle me remit, foit qu'elle fût accablée de fon mal, foit que mon habit de médecin me rendit méconnoiffable à fes yeux. Je lui pris le bras pour lui tâter le pouls, et j'apperçus ma bague à fon doigt. Je fus terriblement ému à la vue d'un bien dont j'étois en droit de me faifir, et j'eus grande envie de faire une effort pour le reprendre; mais confidérant que ces femmes fe mettroient à crier, et que Don Raphaël, ou quelqu'autre défenfeur du beau fexe pourroit accourir à leurs cris, je me gardai bien de céder à la tentation. Je fis réflexion qu'il valoit mieux diffimuler, et confulter là-deffus Fabrice. Je m'arrêtai à ce dernier parti. Cependant la vieille me preffoit de lui apprendre de quel mal fa niéce étoit atteinte. Je ne fus pas affez fot pour avouer que je n'en fçavois rien. Au contraire, je fis le capable; et copiant mon maître, je dis gravement, que le mal provenoit de ce que la malade ne tranfpiroit point; qu'il falloit par conféquent fe hâter de la faigner, parce que la faignée étoit le fubftitut naturel de la tranfpiration; et j'ordonnai auffi de l'eau chaude, pour faire les chofes fuivant nos règles.

J'abrégeai ma vifite le plus qu'il me fut poffible, et je courus chez le fils de Nunez, que je rencontrai comme il fortoit pour aller faire une commiffion, dont fon maître

vennit de la charger. Je lui contai ma nouvelle aventure, et lui demandai s'il jugeoit à propos que je fiffe arrêter Camille par des gens de juftice. He! non, me reponditil, vive Dieu! il faut bien t'en donner de garde. Ce ne feroit pas le moyen de ravoir ta bague. Ces gens-la n'aiment pas à faire des reftitutions. Souviens-toi de ta prifon d'Aftorga: ton cheval, ton argent, jufqu'à tổn habit, tout n'eft il pas demeuré entre leurs mains? Il faut plutôt nous fervir de notre induftrie pour rattraper ton diamant. Je me charge du foin de trouver quelque ruse pour cet effet. Je vais y rêver en allant à l'hôpital, où j'ai deux mots à dire au pourvoyeur, de la part de mon maitre. Toi, va m'attendre à notre cabaret, et ne t'impatiente point. Je t'y joindrai dans peu de tems.

Il y avoit pourtant déjà plus de trois heures que j'étois au rendez-vous, quand il y arriva. Je ne le reconnus pas d'abord. Outre qu'il avoit changé d'habit, et natté fes cheveux, une moultache postiche lui couvroit la moitié du vilage. Il portoit une grande épée, dont la garde avoit pour le moins trois pieds de circonférence, et il marchoit a la tête de cinq hommes, qui avoient, comme lui, Fair déterminé, des mouftaches épaiffes, avec de longues ra pières. Serviteur au feigneur Gil Blas, dit-il en m'abor dant. Il voit en moi un alguazil de nouvelle fabrique, et dans ces braves gens qui m'accompagnent des archers de la même trempe. Il n'a qu'à nous mener chez la femme qui lui a volé un diamant, et nous le lui ferons rendre, fur ma parole. J'embraffai Fabrice, à ce difcours, qui me faifoit connoître le ftratagême qu'il prétendoit employer pour moi, et je lui témoignai que j'approuvois fort l'expedient qu'il avoit imaginé. Je faluai auffi les faux archers C'étoit trois domeftiques, et deux garçons barbiers de fes amis, qu'il avoit engagés à faire ce perfonnage. J'ordonnai qu'on apportât du vin, pour abreuver l'efcouade, et nous allâmes tous enfemble chez Camille à l'entrée de la nuit. Nous frappâmes à la porte, que nous trouvâmes fermée. La vieille vint ouvrir, et prenant les perfonnes qui étoient avec moi, pour des lévriers de juftice, qui n'entroient pas dans cette maifon fans fujèt; elle demeura fort effrayée: Raffurez-vous, ma bonne mère, lui dit Fabrice; nous ne venons ici que pour une petite affaire, qui fera bientôt terminée, car nous fommes des gens expéditifs. A ces mots, nous nous ayançâmes,

et gagnâmes la chambre de la malade, conduits par la vieille, qui marchoit devant nous, à la faveur d'une bougie qu'elle tenoit dans un flambeau d'argent. Je pris ce flambeau. Je m'approchai du lit; et faifant remarquer mes traits à Camille: Perfide, lui dis-je, reconnoiffez ce trop crédule Gil Blas, que vous avez trompé. Ah! fcélérate, je vous rencontre enfin, après vous avoir long. tems cherchée. Le Corrégidor a reçu ma plainte, et il a chargé cet alguazil de vous arrêter. Allons, monfieur

l'officier, dis-je à Fabrice, faites votre charge. Il n'est pas befoin, répondit-il en groffiffant fa voix, de m'exhorter à remplir mon devoir. Je me remets cette bonne vivante. Il y a dix ans qu'elle eft marquée en lettres rouges fur mes tablettes. Levez-vous, ma princeffe, ajouta-t-il. Habillez-vous promptement. Je vais vous fervir d'écuyer, et vous conduire aux prifons de cette ville, fi vous l'avez pour agréable.

A ces paroles, Camille, toute malade qu'elle étoit, s'appercevant que deux archers à grandes mouftaches fe préparoient à la tirer de fon lit par force, fe mit d'elle même fur fon féant, joignit les mains d'une manière suppliante: et me regardant avec des yeux où la frayeur étoit peinte: Seigneur Gil Blas, me dit-elle, ayez pitié de moi. Je vous en conjure par la chafte mère à qui vous devez le jour. Je fuis plus malheureuse que coupable. Vous en ferez convaincu fi vous voulez entendre mon hiftoire. Non, mademoiselle Camille, m'écriai-je, non, je ne veux pas vous écouter. Je ne fçais que trop bien que vous excellez à faire des romans: Hé bien, reprit-elle, puisque vous ne me permettez pas de me juftifier, je vais vous rendre votre diamant, et ne me perdez point. En parlant de cette forte, elle tira de fon doigt ma bague, et me la donna. Mais je lui répondis que mon diamant ne fuffifoit point, et que je voulois qu'on reftituât encore les mille ducats qui m'avoient été volés dans l'hôtel garni. Oh! pour vos ducats, feigneur, répliqua-t-elle, ne me les demandez point. Le traitre Don Raphaël, que je n'ai point vu depuis ce tems-là, les emporta dès la nuit même. Hé! petite mignonne, dit alors Fabrice, n'y a-t-il qu'à dire, pour vous tirer d'intrigue, que vous n'avez pas eu de part au gâteau? Vous n'en ferez pas quitte à fi bon marché. C'eft affez que vous foyez des complices de Don Raphaël, pour mériter qu'on vous demande compte

de votre vie paffée. Vous devez bien avoir des chofes fur la confcience. Vous viendrez, s'il vous plaît, en pri fon faire une confeffion générale. J'y veux mener auffi, continua-t-il, cette bonne vieille; je juge qu'elle fçait une infinité d'histoires curieufes, que, monfieur le Corrégidor ne fera pas fâché d'entendre.

Les deux femmes, à ces mots, mirent tout en ufage pour nous attendrir. Elles remplirent la chambre de cris, de plaintes et de lamentations. Tandis que la vieille à genoux, tantôt devant l'alguazil et tantôt devant les archers, tâchoit d'exciter leur compaffion, Camille me prioit de la manière du monde la plus touchante de la fauver des mains de la juftice; c'étoit une chofe à voir que ce fpectacle. Je feignis de me laiffer fléchir: Monfieur l'officier, dis-je au fils de Nunez, puifque j'ai mon diamant, je me confole du refte. Je ne fouhaite pas qu'on faffe de la peine à cette pauvre femme. Je ne veux point la mort du pécheur. Fi donc, répondit-il, vous avez de l'humanité. Vous ne feriez pas bon à être exempt. Il faut, pourfuivit-il, que je m'acquitte de ma commiffion. Il m'eft expreflément, ordonné d'arrêter ces infantes. Monfieur le Corrégidor en veut faire un exemple. Hé! de grace, repris-je, ayez quelque régard à ma prière, et relâchez-vous un peu de votre devoir en faveur du préfent que ces dames vont vous offrir. Oh! c'est une autre affaire, repartit-il, voilà ce qui s'appelle une figure de thétorique bien placée: çà, voyons. Qu'ont-elles à me donner? J'ai un collier de perles, lui dit Camille, et des pendans d'oreilles d'un prix confidérable. Oui, mais, interrompit-il brufquement, fi cela vient des Ifles Philippines, je n'en veux point. Vous pouvez les prendre en affurance, reprit-elle; je vous les garantis fins. En même tems elle fe fit apporter par la vieille une petite boëte, d'où elle tira le collier et les pendans, qu'elle mit entre les mains de monfieur l'alguazil: Bien qu'il ne fe connût guères mieux que moi en pierrèries, il ne douta pas que celles qui compofoient les pendans ne fuffent fines, auffibien que les perles. Ces bijoux dit-il, après les avoir confidérés attentivement, me paroiffent de bon alloi; et fi l'on ajoute à cela le flambeau d'argent que tient le feigneur Gil Blas, je ne réponds plus de ma fidélité. Je ne crois pas, dis-je alors à Camille, que vous vouliez pour une bagatelle rompre un accommodement fi avantageux

pour vous. En prononçant ces dernières paroles, j'étai la bougie, que je remis à la vieille, et livrai le flambeau à Fabrice, qui, s'en tenant-là, peut-être parce qu'il n'ap pérçevoit plus rien dans la chambre qui fe pût aifément emporter, dit aux deux femmes: Adieu mes dames, demeurez tranquilles. Je vais parler à monfieur le Corrégidor, et vous rendre plus blanches que la neige. Nous fçavons lui tourner les chofes comme il nous plait; et nous ne lui faisons des rapports fidèles, que quand rien ne nous oblige à lui en faire de faux.

CHAPITRE V.

Suite de l'aventure de la bague retrouvée; Gil Blas abandonne la médecine, et le féjour de Valladolid.

Après avoir exécuté de cette manière le projet de

Fabrice, nous fortimes de chez Camille, en nous applandiffant d'un fuccès qui furpaffoit notre attente; car nous n'avions compté que fur la bague. Nous empor. tions fans façon tout le refte. Bien loin de nous faire un fcrupule d'avoir volé des courtifanes, nous nous imaginions avoir fait une action méritoire. Meffieurs, nous dit Fabrice, lorfque nous fûmes dans la rue après avoir fait une fi belle expédition, nous quitterons-nous fans nous en réjouir le verre à la main? Ce n'eft pas mon fentiment; et je fuis d'avis que nous regagnions notre cabaret, où nous pafferons la nuit à nous réjouir. Demain nous vendrons le flambeau, le collier, les pendans d'oreilles, et nous en partagerons l'argent en frères. Après quoi, chacun re prendra le chemin de fa maifon, et s'excufera du mieux qu'il lui fera poffible auprès de fon maitre. La pensée de monfieur l'alguazil nous parut très-judicieufe. Nous retournâmes tous au cabaret, les uns jugeant qu'ils trouveroient facilement une excuse pour avoir découché, et les autres ne fe fouciant guères d'être chaffés de chez eux.

Le

Nous fimes apprêter un bon fouper; et nous nous mimes à table avec autant d'appétit que de gaieté. repas fut affaifonné de mille difcours agréables. Fabrice, fur-tout, qui fçavoit donner de l'enjouement à la converfation, divertit fort la compagnie. Il lui échappa je ne fçais combien de traits pleins de fel Caftillan, qui vaut bien le fel Attique. Mais dans le tems que nous étions le

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