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et moi dans les petites. Fort bien, reprit Fabrice; c'est à-dire qu'il t'abandonne le fang du peuple, et fe réserve celui des perfonnes de qualité. Je te félicite de ton partage. Il vaut mieux avoir affaire à la populace qu'au grand monde. Vive un médecin de faux-bourgs! fes fautès font moins en vue, et ses affaffinats ne font point de bruit. Oui, mon enfant, ajouta-t-il, ton fort me paroit digne d'envie, et pour parler comme Alexandre, fi je n'étois pas Fabrice, je voudrois être Gil Blas.

Pour faire voir au fils du barbier Nunez qu'il n'avoit pas tort de vanter le bonheur de ma condition présente, je lui montrai les réaux de l'alguazil et du pâtiffier. Puis nous entrâmes dans un cabaret pour en boire une partie. On nous apporta d'affez bon vin, que l'envie d'en goûter me fit trouver encore meilleur qu'il n'étoit. J'en bus à longs traits, et n'en déplaife à l'oracle Latin, à mefure que j'en verfois dans mon eftomac, je fentois que ce viscère ne me fçavoit pas mauvais gré des injuftices que je lui faifois. Nous demeurâmes long-tems, dans ce cabaret, Fabrice et moi, nous y rîmes. bien au dépens de nos maîtres, comme cela fe pratique entre les valets. Enfuite voyant que la nuit approchoit, nous nous féparâmes, après nous être mutuellement promis que le jour fuivant l'après-dinée nous nous retrouverions au même lieu.

CHAPITRE IV.

Gil Blas continue d'exercer la médecine avec autant de fuccès que de capacité. Aventure de la bague retrou

vée.

E ne fus pas fitôt au logis, que le Docteur Sangrado y arriva. Je lui parlai des malades que j'avois vus, et lui remis entre les mains huit réaux qui me reftoient des douze que j'avois reçus pour mes ordonnances. Huit réaux me dit-il, après les avoir comptés, c'eft peu de chofe pour deux vifites; mais il faut tout prendre. Auffi les prit-il prefque tous. Il en garda fix, et me donnant les deux autres: Tiens, Gil Blas, pourfuivit-il, voilà pour commencer à te faire un fond; de plus, je veux faire avec toi une convention qui te fera bien utile; je t'abandonne le quart de ce que tu m'apporteras. Tu feras bientôt

riche, mon ami; car il y aura, s'il plait à Dieu, bien des maladies cette année.

I

J'avois bien lieu d'être content de mon partage, puifqu' ayant deffein de retenir tous les jours le tiers de ce que je recevrois en ville, et touchant encore le quart du reste, c'étoit, fi l'arithmétique eft une fcience certaine, la moitié du tout qui me revenoit. Cela m'infpira une nouvelle ardeur pour la médecine. Le lendemain, dès que j'eus diné, je repris mon habit de fubftitut, et me remis en campagne. Je vifitai plufieurs malades que j'avois inferits, et je les traitai tous de la même manière, bien qu'ils euffent des maux différens. Jufques-là, les chofes s'étoient paffées, fans bruit, et perfonne, grace au Ciel, ne s'étoit encore revolté contre mes ordonnances; mais quelque excellente que foit la pratique d'un médecin, elle ne fçauroit manquer de cenfeurs ni d'envieux. J'entrai chez un marchand épicier qui avoit un fils hydropique. J'y trouvai un petit médecin brun, qu'on nommoit le Docteur Cuchillo, et qu'un parent du maître de la maison venoit d'amener pour voir le malade. Je fis des profondes révérences à tout le monde, et particulièrement au perfonnage que je jugeai qu'on avoit appellé pour le confulter fur la maladie dont il s'agiffoit. 11 me falua d'un air grave; puis m'ayant envifagé quelques momens avec beaucoup d'attention: Seigneur Docteur, me dit-il, je vous prie d'excufer ma curiofité; je croyois connoître tous les médecins de Valladolid mes confrères, et cependant, je vous avoue que vos traits me font inconnus. Il faut que depuis trèspeu de tems yous foyez venu vous établir dans cette ville. Je repondis que j'étois un jeune praticien, que je ne travaillois encore que fous les aufpices du Docteur Sangrado. Je vous félicite, reprit-il poliment, d'avoir embraffé la méthode d'un fr grand homme. Je ne doute point que vous ne foyez déjà très habile, quoique vous paroiffiez bien jeune. Il dit cela d'un air fi naturel, que je ne fçavois s'il avoit parlé férieufement, ou s'il s'étoit moqué de moi, et je rêvois à ce que je devois lui repliquer, lorfque l'épicier prenant ce moment pour parler, nous dit: Meffieurs, je fuis perfuadé que vous fçavez parfaitement l'un et l'autre Part de la médecine, Examinez, s'il vous plaît, mon fils, et ordonnez ce que vous jugerez à propos qu'on faffe pour le guérir.

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Là-deffus le petit médecin se mit à obferver le malade, et après m'avoir fait remarquer tous les fymptômes qui découvroient la nature de la maladie, il me demanda de quelle manière je penfois qu'on dût le traiter. Je fuis d'a vis, lui répondis-je, qu'on le faigne tous les jours, et qu'on lui faffe boire de l'eau chaude abondamment. A ces pa roles, le petit médecin me dit, en fouriant d'un air plein de malice: Et vous croyez que ces remèdes lui fauveront la vie? N'en doutez pas, m'écriai-je d'un ton ferme: vous verrez le malade guérir à vue d'œil. Ils doivent produire cet effet, puifque ce font des fpécifiques contre toutes fortes de maladies. Demandez au Seigneur Sangrado. Sur ce pied-là, reprit-il, Celse a grand tort d'affurer que pour guérir plus facilement un hydropique, il eft à propos de lui faire fouffrir la foif et la faim. Oh! Celfe, lui repartis-je, n'eft pas mon oracle. Il fe trompoit comme un autre, et quelquefois je me fçais bon gré d'aller contre fes opinions, je m'en trouve fort bien. Je reconnois à vos difcours, me dit Cuchillo, la pratique fure et fatisfaifante dont le Docteur Sangrado veut infinuer la méthode aux jeunes praticiens. La faignée et la boiffon font fa médecine univerfelle. Je ne fuis pas furpris fi tant d'honnêtes gens périffent entre fes mains... N'en venons point aux invectives, interrompis-je affez brufquement. Un homme de votre profeffion a bonne grace vraiment de faire de pareilles reproches! Allez, allez, mon. fieur le docteur, fans faigner et fans faire boire de l'eau chaude, on envoye bien des malades en l'autre monde; et vous en avez peut-être vous-même expédié plus qu'un autre. Si vous en voulez au Seigneur Sangrado, écrivez contre lui. Il vous répondra, et nous verrons de quel côté feront les rieurs. Par Saint Jacques et par Saint Denis, interrompit-il à fon tour avec emportement, vous ne connoiffez guère le Docteur Cuchillo. Sçachez que j'ai bec et ongles, et que je ne crains nullement Sangrado, qui, malgré fa prefomption et fa vanité, n'est qu'un original. La figure du petit médecin me mit en colère. Je lui répliqua avec aigreur. 11 me repartit de la même forte, et bientôt nous en vinmes aux gourmades. Nous eûmes le tems de nous donner quelques coups de poing, et de nous arracher l'un à l'autre une poignée de cheveux, avant que l'épicier et fon parent puffent nous fépa. ter. Lorfqu'ils en furent venus à bout, ils me payèrent

Q

ma vifite, et retinrent mon antagonifte, qui leur parut apparemment plus habile que moi.

Après cette aventure, peu s'en fallut qu'il ne m'en arrivât une autre. J'allai voir un gros chantre qui avoit la fièvre, Sitôt qu'il m'entendit parler d'eau chaude, il fé montra fi récalcitrant contre ce fpécifique, qu'il fe mit à jurer. Il me dit un million d'injures, et me menaça même de me jetter par les fenêtres, fi je ne me hâtois de fortir de chez lui. Je. ne me le fis pas dire deux fois. Je me retirai promptement, et ne voulant plus voir de malades ce jour-là, je gagnai l'hôtellerie où j'avois donné rendez-vous à Fabrice. Il y étoit déjà. Comme nous nous trouvâmes en humeur de boire, nous fîmes la débauche, et nous nous en retournâmes chez nos maîtres en bon état, c'est-à-dire entre deux vins. Le feigneur Sangrado ne s'apperçut point de mon ivreffe, parce que je lui racontai avec tant d'action le démêlé que j'avois eu avec le petit docteur, qu'il prit ma vivacité pour un effet de l'émotion qui me reftoit encore de mon combat. D'ail leurs il entroit pour fon compte dans le rapport que je lui faifois, et fe fentant piqué contre Cuchillo: Tu as bien fait, Gil Blas, me dit-il, de défendre l'honneur de nos remèdes contre ce petit avorton de la faculté. Il prétend donc qu'on ne doit pas permettre les boiffons aqueufes aux hydropiques: l'ignorant! Je foûtiens moi, qu'il faut leur en accorder l'ufage. Oui, l'eau, pourfuivit-il, peut gué rir toute forte d'hydropifies, comme elle eft bonne pour les rhumatifmes et pour les pâles couleurs, elle eft encore excellente dans ces fièvres où l'on brûle et glace tout à la fois, et merveilleufe même dans ces maladies qu'on impute à des humeurs froides, féreufes, phlegmatiques et pituiteufes. Cette opinion paroit étrange aux jeunes médecins; et fi ces gens-là étoient capables de raifonner en logiciens, au lieu de me décrier comme ils font, ils admireroient ma méthode, et deviendroient mes plus zélés partifans.

Il ne me foupçonna donc point d'avoir bu, tant il étoit en colère; car pour l'aigrir encore davantage contre le petit docteur, j'avois mis dans mon rapport quelques circonftances de mon crû. Cependant tout occupé qu'il étoit de ce que je venois de lui dire, il ne laiffa pas s'apercevoir que je buvois ce foir-là plus d'eau qu'à l'ordinaire; effectivement, le vin m'avoit fort altéré. Tout

de

autre que Sangrado fe feroit défié de la foif qui me preffoit, et des grands coups d'eau que j'avalois. Mais pour lui, s'imaginant de bonne foi que je commençois à prendre goût aux boiffons aqueufes: A ce que je vois, Gil Blas, me dit-il en fouriant, tu n'as plus tant d'averfion pour l'eau. Vive Dieu, tu la bois comme du nectar. Cela ne m'é-, tonne point, mon ami. Je fçavois bien que tu t'accoûtumerois à cette liqueur. Monfieur, lui répondis-je, chaque chofe a fon tems. Je donnerois à l'heure qu'il eft, un muid de vin pour une pinte d'eau. Cette réponse charma le docteur, qui ne perdit pas une fi belle occafion de relever l'excellence de l'eau. 11 entreprit d'en faire un nouvel éloge, non en orateur froid, mais en enthousiaste: Mille fois, s'écria-t-il, mille et mille fois plus eftimables et plus innocens que les cabarets de nos jours, ces thermopoles des fiècles paffés, où l'on n'alloit pas honteufement proftituer fon bien et fa vie en fe gorgeant de vin; mais où l'on s'affembloit pour s'amufer honnêtement, et fans rifque, à boire de l'eau chaude! On ne peut trop admirer la fage prévoyance de ces anciens maîtres de la vie civile, qui avoient établi des lieux publics où l'on donnoit de l'eau à boire à tout venant, et renfermoient le vin dans les boutiques des apothicaires, pour n'en permettre l'ufage que par ordonnance des médecins. Quel trait de fageffe! C'elt fans doute, ajouta-t-il, par un heureux refle de cette ancienne frugalité digne du fiècle d'or, qu'il fe trouve encore aujourd'hui des perfonnes qui, comme toi et moi, ne boivent que de l'eau, et qui croyent fe préferver ou fe guérir de tous maux, en buvant de l'eau chaude, qui n'a pas bouilli, car j'ai observé que l'eau quand elle a bonilli eft plus pefante, et moins commode à l'eftomac.

Tandis qu'il tenoit ce difcours éloquent, je penfai plus d'une fois éclater de rire. Je gardai pourtant mon févieux. Je fis plus, j'entrai dans les fentimens du docteur, je blâmai l'ufage du vin, et plaignis les hommes d'avoir malheureufement pris goût à une boiffon fi pernicieufe. Enfuite, comme je ne me fentois pas encore bien defaltéré, je remplis d'eau un grand gobelet, et après avoir bu à longs traits: Allons, ronfieur, dis-je à mon maître, abreuvons-nous de cette liqueur bienfaifante. Faifons revoir dans votre maifon ces anciens thermopoles que vous regrettez fi fort. 11 applaudit à ces paroles, et m'exhorta pendant une heure entière à ne boire jamais que de

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