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J'y

Le

père. Il falloit opter. Je préférai ìa prière au commardement, et cette préférence me fit donner mon congé. Je paffai enfuite au fervice d'un vieux peintre, qui voulut par amitié m'enfeigner les principes de fon art; mais en me les montrant il me laifoit mourir de faim. Cela me dén goûta de la peinture, et du féjour de Palencia. Je vins à Valladolid, où par le plus grand bonheur du monde, j'entrai dans la maifon d'un adminiftrateur de l'hôpital. demeure encore, et je fuis charmé de ma condition. feigneur Manuel Ordonnez, mon maître, est un homme d'une piété profonde. Un homme de bien, car il marche toujours les yeux baiffés, avec un gros rofaire à la main. * On dit que dès fa jeuneffe n'ayant en vue que le bien des pauvres, il s'y eft attaché avec un zèle infatigable. Aufles loins ne font-ils pas demeurés fans récompenfe. Tout lui a profpéré. Quelle bénédiction! en faisant les affaires des pauvres, il s'eft enrichi.

Quand Fabrice m'eut tenu ce discours, je lui dis: Je fuis bien aife que tu fois fatisfait de ton fort; mais, entre nous, tu pourrois, ce me femble, faire un plus beau rôle dans le monde que celui de valet. Un fujet de ton mérite peut prendre un vol plus élevé. Tu n'y penfes pas, Gil Blas, me répondit il. Scache que pour un homme de mon humeur, il n'y a point de fituation plus agréable que la mienne. Le métier de laquais eft pénible, je l'avoue, pour un imbécille; mais il n'a que des charmes pour un garçon d'efprit. Un génie fupérieur qui fe met en condition, ne fait pas fon fervice matériellement comme un nigaud. Il entre dans une maifon, pour commander plutôt que pour fervir. Il commence par étudier fon maître. 11 fe prête à fes défauts, gagne sa confiance, et le mène enfuite par le nez. C'est ainsi que je me fuis conduit chez mon administrateur. Je connus d'abord le pélerin. Je m'apperçus qu'il vouloit paffer pour un faint perfonnage. Je feignis d'en étre la dupe. Cela ne coûte rien. Je fis plus. Je le copiai, et jouant devant lai le même rôle qu'il avoit fait devant les autres; je trompai le trompeur, et je fuis devenu peu à peu fon factotum. J'efpère que quelque jour je pourrai fous fes aufpices me mêler des affaires des pauvres. Je ferai peut-être fortune auffi, car je me fens autant d'amour que lui pour leur bien.

Voilà de belles espérances, repris-je, mon cher Fabrice;

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et je t'en félicite. Pour moi, je reviens à mon premier deffein. Je vais convertir mon habit brodé en foutanelle, me rendre à Salamanque, et là, me rangeant fous les drapeaux de l'univerfité, remplir l'emploi de précepteur. Beau projet! s'écria Fabrice, l'agréable imagination! Quelle folie de vouloir à ton âge te faire pédant? Sçaistu bien, malheureux, à quoi tu t'engages en prenant ce parti? Si tôt que tu feras placé, toute la maison t'obfer. vera. Tes moindres actions feront fcrupuleufement examinées. Il faudra que tu te contraignes fans ceffe. Que tu te pares d'un extérieur hypocrite, et paroiffes pofféder toutes les vertus. Tu n'auras prefque pas 'un moment à donner à tes plaifirs Cenfeur eternel de ton écolier, ta pafferas les journées à lui enfeigner le Latin, et à le reprendre quand il dira ou fera des chofes contre la bienféance, ce qui ne te donnera pas peu d'occupation. Après tant de peine et de contrainte, quel fera le fruit de tes foins? Si le petit gentilhomme eft un mauvais fujèt, on dira que tu l'auras mal élevé, et fes parens te renvoyeront fans récompenfe. Peut-être même fans te payer les appointemens qui te feront dûs. Ne me parle donc point d'un pofte de précepteur. C'eft un bénéfice à charge d'âmes. Mais parle-moi de l'emploi d'un laquais. C'eft un bénéfice fimple qui n'engage à rien. Un maitre a t il des vices? le génie fupérieur qui le fert les flate, et fouvent même les fait tourner à fon profit. Un valet vit fans inquiétude dans une bonne maison. Après avoir bu et mangé tout fon faoul, il s'endort tranquillement comme un enfant de famille, fans s'embarraffer du boucher ni du boulanger.

Je ne finirois point, mon enfant, pourfuivit-il, fi je voulois dire tous les avantages des valets. Crois moi, Gil Blas, perds pour jamais l'envie d'être précepteur, et suis mon exemple. Oui; mais Fabrice, lui repartis-je, on ne trouve pas tous les jours des adminiftrateurs; et fi je me réfolvois à fervir, je voudrois du moins n'être pas mal placé. Oh! tu as raifon, me dit-il, et j'en fais mon affaire. Je te réponds d'une bonne condition, quand ce ne feroit que pour arracher un galant homme à l'univerfité.

La prochaine misère dont j'étois menacé, et l'air fatisfait qu'avoit Fabrice, me perfuadant encore plus que fes raifons, je me déterminai à me mettre dans le fervice.

Là-deffus, nous fortimes du cabaret, et mon compatriote me dit: Je vais de ce pas te conduire chez un homme à qui s'addreffent la plupart des laquais qui font fur le pavé. Il a des grifons qui l'informent de toute ce qui fe paffe dans les familles. Il fçait où l'on à besoin de valets, et il tient un registre exact non-feulement de places vacantes, mais même des bonnes et des mauvaifes qualités des mattres. C'est un homme qui a été frère dans je ne fçais quelle couvent de religieux. Enfin, c'eft lui qui m'a placé.

En nous entretenant d'un bureau d'adresse fi fingulier, le fils du barbier Nunez me mena dans un cul de fac. Nous entrâmes dans une petite maison, où nous trouvâmes un homme de cinquante et quelques années, qui écrivoit fur une table. Nous le faluâmes affez refpectueufement même ; mais foit qu'il fût fier de fon naturel, foit que n'ayant coutume de voir que des laquais et des ca. chers, il eût pris l'habitude de recevoir fon mond cavalièrement, il ne fe leva point. Il fe contenta de nous faire une légère inclination de tête. Il me regarda pourtant avec une attention particulière. Je vis bien qu'il étoit furpris qu'un jeune homme en habit de velours brodé voulut devenir laquais. Il avoit plutôt lieu de penfer que je venois lui en demander un. Il ne put toutefois douter long-tems de mon intention, puifque Fabrice lui dit d'abord: Seigneur Arias de Londonna, vous voulez bien que je vous préfente le meilleur de mes amis. C'est un garçon de famille que fes malheurs réduisent à la néceffité de fervir. Enfeignez-lui, de grace, une bonite condition, et comptez .fur fa reconnoiffance. Meffieurs, répondit froidement Arias, voilà comme vous êtes tous, vous autres. Avant qu'on vous place, vous faites les plus belles promeffes du monde. Etes-vous bien placés ? vous Be vous en fouvenez plus. Comment done? lui répliqua Fabrice, vous plaignez-vous de moi? n'ai-je pas bien fait les chofes ? Vous auriez pus les faire encore mieux, reprit Arias. Votre condition vaut un emploi de commis, et vous m'avez payé comme si je vous euffe mis chez un auteur. Je pris alors la parole, et dis au feigneur Arias que pour lui faire connoître que je n'étois pas ingrat, je voulois que la reconnoiffance précédât le fervice. En même tems je tirai de mes poches deux ducats, que je lui don

mai, avec promeffe de n'en pas demeurer-là, fi je me voy. ois dans une bonne maison.

Il parut content de mes manières. J'aime, dit-il, qu'on en ufe de la forte avec moi. Il y a, continua-t-il, d'excellens poftes vacans. Je vais vous les nommer, et vous choifirez celui qu'il vous plaira. En achevant ces paroles, il mit fes lunettes, ouvrit un regiftre qui étoit fur la table, tourna que'ques feuillets, et commença de lire dans ces termes: Il faut un laquais au capitaine Torbellino, homme emporté, brutal et fantafque. Il gronde fans ceffe, jure, frappe, et le plus fouvent eftropie fes domeftiques. Paffons à un autre, m'écriai-je à ce portrait; ce capitaine-là n'eft pas de mon goût. Ma vivacité fit fourire Arias, qui pourfuivit ainfi fa lecture: Dona Manuéla de Sandoval, douairière furannée, hargneufe et bizarre, est actuellement fans laquais. Elle n'en a qu'un d'ordinaire; encore ne le peut-elle garder un jour entier. Il y a dans la maifon depuis dix ans, un habit qui fert à tous les valets qui entrent, de quelque taille qu'ils foient. On peut dire qu'ils ne font que l'effayer, et qu'il eft encore tout neuf, quoique deux mille laquais l'ayent porté. Il manque un valet au Docteur Alvar Fannez. C'est un méde

cin chymiste. Il nourrit bien fes domeftiques, les entre tient proprement, leur donne même de gros gages; mais il fait fur eux l'épreuve de fes remèdes. Il y a fouvent des places de laquais à remplir chez cet homme-là.

Oh! je le crois bien, interrompit Fabrice en riant. Vive Dieu, vous nous enfeignez-là de bonnes conditions. Patience, dit Arias de Londonna. Nous ne fommes pas au bout. Il y a de quoi vous contenter. Là-deffus, il continua de lire de cette forte. Dona Alfonfa de Solis vieille dévote, qui paffe les deux tiers de la journée dans l'églife, et veut que fon valet y foit toujours auprés d'elle, n'a point de laquais depuis trois femaines. Le licencié Sédillo, vieux chanoine du chapitre de cette ville, chaffa hier au foir fon valet.-Halte là, feigneur Arias de Londonna, s'écria Fabrice en cet endroit. Nous nous en tenons à ce dernier pofte. Le licencié Sédillo eft des amis de mon maître, et je le connois parfaitement Je fçais qu'il a pour gouvernante une vieille Béate, qu'on nomme la dame Jacinte, et qui difpofe de tout chez lui. C'est une des meilleures maifons de Valladolid. On y vit

doucement, et l'on y fait très-bonne chère. D'ailleurs, le chanoine eft un homme infirme, un vieux goutteux, qui fera bientôt fon teftament. Il y y a un legs à efpérer. La charmante perfpective pour un valet! Gil Blas, ajouta-t-il, en fe tournant de mon côté, ne perdons point de tems, mon ami. Allons tout-à-l'heure chez le licencié. Je veux te prefenter moi-même, et te fervir de répondant. A ces mots, de crainte de manquer une fi belle occafion, nous primes brufquement congé du feigneur Arias, qui m'affura pour mon argent, que fi cette condition m'échappoit, je pouvois compter qu'il m'en feroit trouver une auffi bonne.

FIN du PREMIER LIVRE.

LIVRE SECOND.

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CHAPITRE I.

Fabrice mène et fait recevoir Gil Blas chez le licencié Sé

dillo. Dans quel état étoit ce chanoine. Portrait de fa gou

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NOU
Nous fi grande pours ne fimes qu'un faut du

OUS avions fi grand peur d'arriver trop tard chez

belle

cul de fac à fa maison. Nous en trouvâmes la porte fermée. Nons frappâmes. Une fille de dix ans, que la gouvernante faifoit paffer pour fa niéce en dépit de la médifance, vint ouvrir, et comme nous lui demandions fi l'on pouvoit parler au chanoine, la dame Jacinte parut. C'étoit une perfonne déja parvenue à l'âge de difcrétion, mais encore, et j'admirai particuliérement la fraîcheur de fon teint. Elle portoit une longue robe d'une étoffe de laine la plus commune, avec une large ceinture de cuir, d'où pendoit d'un côté un trouffeau de clefs, et de l'autre côté un chapelet à grôs grains. D'abord que nous l'apperçûmes, nous la faluâmes avec beacoup de refpect. Elle nous rendit le falut fort civilement, mais d'un air. modefte et les yeux baiffés.

J'ai appris, lui dit mon camarade, qu'il faut un hon

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