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dans un repas que vous donniez aux grands Seigneurs de votre Cour, je m'apperçus qu'après qu'on eût un peu bu de cette liqueur, la tête tourna à tous les convives. On crioit, on chantoit, on parloit à tort et à travers. Vous paroiffiez avoir oublié, vous, que vous étiez Roi, et eux qu'ils étoient vos fujets. Enfin, quand vous vouliez vous mettre à danfer, vous ne pouviez pas vous foutenir. Comment, reprit Aftyage, n'arrive-t-il pas la même chose à votre père? Jamais, repondit Cyrus. Et quoi donc? Quand il a bu, il ceffe d'avoir foif; et voilà tout ce qui lui en arrive.

Sa mère Mandane étant fur le point de retourner en Perfe, il fe rendit avec joie aux inftances réitérées que lui fit fon grand-père de refter en Médie; Afin, difoit-il, que ne fachant pas encore bien monter à cheval, il eût le tems de fe perfectionner dans cet exercice, inconnu en Perfe, où la féchereffe, et la fituation du pays, coupé par des montagnes, ne permettoient pas de nourrir des che

vaux.

Pendant cet intervalle de tems qu'il paffa à la Cour, il s'y fit infiniment eftimer et aimer. 11 étoit doux, affable, officieux, bienfaisant, libéral. Si les jeunes Seigneurs avoient quelque grace à demander au Prince, c'étoit lui qui la follicitoit pour eux. Quand il y avoit contre eux quelque fujet de plainte, il fe rendoit leur médiateur auprès du Roi. Leurs affaires devenoient les fiènnes, et il s'y prenoit toujours fi bien, qu'il obtenoit tout ce qu'il vouloit.

Cambyfe ayant rapellé Cyrus pour lui faire achever fon tems dans les exercices des Perfee, il partit fur le thamp, pour ne donner par fon retardement aucun lieu de plainte contre lui ni à fon Père, ni à fa Patrie. Ce fut alors qu'on connut combien il étoit tendrement aimé. A fon départ tout le monde l'accompagna, ceux de fon âge, les jeunes gens, les vieillards: Aftyage même le conduifit à cheval affez loin; et quand il fallut fe féparer, il n'y eut perfonne qui ne verfât des larmes.

Ainfi Cyrus repaffa en Perfe, où il demeura encore un an au nombre des enfans. Ses compagnons, après le féjour qu'il avoit fait dans une Cour aufli voluptueufe et remplie de fafte qu' étoit celle des Mèdes, s'attendoient à voir un grand changement dans les mœurs. Mais

quand ils virent qu'il fe contentoit de leur table ordinaire, et que s'il rencontroit dans quelque feftin, il étoit plus fobre et plus retenu que les autres, ils le regardèrent avec une nouvelle admiration.

Il paffa de cette première claffe dans la feconde, qui eft celle des jeunes gens; où il fit voir qu'il n'avoit point fon pareil en adreffe, en patience, en obéiffance.

Premières Campagnes et Conquêtes de Cyrus.

ASTYAGE Roi des Mèdes étant mort, Cyaxare fon fils, frère de la mère de Cyrus, lui fuccéda. A peine fut-il monté fur le trône, qu'il eût une rude guerre à foutenir. Il apprit que le Roi des Affyriens armoit puiffamment contre lui, et qu'il avoit déjà engagé dans fa querelle` plufieurs Princes, entre autres Créfus Roi de Lydie.. Auffi-tôt il dépêcha vers Cambyfe pour lui demander du fecours, et chargea fes députés de faire enforte que Cyrus eût le commandement de l'armée qu'on lui enverroit. Ils n'eurent point de peine à l'obtenir. Ce jeune Prince étoit alors dans l'ordre des hommes faits, après avoir paffé dix années dans la feconde claffe. La joie fut univerfelle quaud on fut que Cyrus marcheroit à la tête de l'armée. Elle étoit de trente mille hommes d'infanterie feulement: car les Perfes n'avoient point encore de cavalerie. Dans ce nombre n'étoient point compris mille jeunes officiers, l'élite de la nation, tous attachés à Cyrus d'une manière particulière.

Il partit, fans perdre de tems: mais ce ne fut qu'après avoir invoqué les Dieux. Car fa grande maxime, et il la tenoit de fon père, étoit qu'on ne devoit jamais former aucune entreprife, foit grande, foit petite, fans confulter les Dieux. Cambyfe lui avoit fouvent repréfenté que la pru dence des hommes eft fort courte, leurs vues fort bornées, qu'ils ne peuvent pénétrer dans l'avenir, et que fouvent ce qu'ils croient devoir tourner à leur avantage, devient la caufe de leur ruine: au lieu que les Dieux étant éternels favent tout, l'avenir comme le paffé, et infpirent à ceux qu'ils aiment, ce qu'il eft à propos d'entreprendre: protection qu'ils ne doivent à perfonne, et qu'ils n'accordent qu'à ceux qui les invoquent et les confultent.

Cambyfe voulut accompagner fon fils jufques aux frontières de la Perfe. Dans le chemin il lui donna:

d'excellentes inftructions fur les devoirs d'un Général d'Armée. Cyrus qui croyoit n'ignorer rien de tout ce qui regarde le métier de la guerre après les longues leçons qu'il en avoit reçues des maîtres les plus habiles qui fuffent de fon tems, reconnut pour lors qu'il ignoroit abfolument tout ce qu'il y a de plus effentiel dans l'art militaire, mais qu'il en fut parfaitement inftruit dans cet entretien familier, qui mérite bien d'être lu avec foin, et d'être férieufement médité par quiconque eft deftiné à la profeffion des armes. Je n'en raporte-. rai qu'un feul trait, par lequel on pourra juger des

autres.

Il s'agiffoit de favoir comment on pouvoit rendre les foldats foumis et obéiffans. Le moyen m'en paroit bien facile et bien fûr, dit Cyrus: il ne faut que louer et récompenfer ceux qui obéiffent, punir et noter d'infamie ceux qui refusent de le faire. Cela eft bon, reprit Cambyfe, pour fe faire obéir par force: mais l'important eft de fe faire obéir volontairement. Or le moyen le plus fûr d'y réuffir, c'est de bien convaincre ceux à qui l'on commande qu'on fait mieux ce qui leur eft utile qu'eux-mêmes: car tous les hommes obéiffent fans peine à ceux dont ils ont cette opinion. C'eft de ce principe que part la foumiffion aveugle des malades pour le médecin, des voyageurs pour un guide, de ceux qui font dans un vaiffeau pour le pilote. Leur obéiffance n'eft fondée que fur la perfuafion où ils font que le médecin, le guide, le pilote, font plus habiles et plus prudens qu'eux. Mais que faut-il faire, demande Cyrus à fon père pour paroître plus habile et plus prudent que les autres? Il faut, reprit Cambyfe, l'être effectivement: et pour l'être, il faut fe bien appliquer à fa profeffion, en étudier férieusement toutes les règles, confulter avec foin et avec docilité les plus habiles Maîtres, ne rien négliger de ce qui peut faire réuffir nos entreprises, et fur-tout implorer le fecours des Dieux, qui feuls donnent la prudence et le fuccès.

Quand Cyrus fut arrivé en Médie près de Cyaxare, la première chofe qu'il fit après les complimens ordinaires, fut de s'informer de la qualité et du nombre des troupes

de part et d'autre. Il fe trouva, par le dénombrement

qu'on en fit, que l'Armée des ennemis montoit à soixante

mille chevaux, et à deux cens mille hommes de pié; et que par conféquent il s'en falloit plus de deux tièrs que les Mèdes et les Perfes joints ensemble n'euffent autant de Cavalerie qu'eux, et qu'à peine avoient-ils la moitié d'lnfanterie. Une fi grande inégalité jetta Cyaxare dans un grand embarras et une grande erainte. Il n'imaginoit point d'autre expédient que de faire venir de nouvelles troupes de Perfe, en plus grand nombre encore que les premières. Mais, outre que le remède auroit été fort lent, il paroiffoit impraticable. Cyrus fur le champ propofa un moyen plus fûr et plus court: ce fut de faire changer d'armes aux Perfes; et au lieu que la plupart ne fe fervoient prefque que de l'arc et du javelot, et ne combattoient par conféquent que de loin, genre de com'bat où le grand nombre l'emporte facilement fur le petit, il fut d'avis de les armer de telle forte qu'ils puffent tout d'un coup combattre de près, et en venir aux mains avec les ennemis, et rendre ainfi inutile la multitude de leurs troupes. On gouta fort cet avis, et il fut exécuté fur

le champ.

Un jour que Cyrus fefoit la revue de fon Armée, il lui vint un courier de la part de Cyaxare l'avertir qu'il lui étoit arrivé des ambaffadeurs de Roi des Indes, et qu'il le prioit de le venir trouver promptement. Pour ce fujet, dit-il, je vous apporte un riche vêtement; car il fouhaite que vous paroiffiez fuperbement vêtu devant les Indiens, afin de faire honneur à la Nation. Cyrus ne perdit point de tems: il partit fur le champ avec ses troupes pour aller trouver le Roi, fans avoir d'autre habit que le fien, qui étoit fort fimple, à la manière des Perfes. Et comme Cyaxare en parut d'abord un peu mécontent: Vous aurois-je fait plus d'honneur, reprit Cyrus, fi je m'étois habillé de pourpre, fi je m'étois chargé de braffelets et de chaines d'or, et qu'avec tout cela j'euffe tardé plus longtems à venir; que je ne vous en fais maintenant par la fueur de mon vifage, et par ma diligence, en montrant à tout le monde avec quelle promptitude on exécute vos ordres?

La grande attention de Cyrus étoit de s'attacher les troupes, de gagner le cœur des officiers, de fe faire aimer et eftimer des foldats. Pour cela il les traitoit tous avec bonté et douceur, fe rendoit populaire et affable,

les invitoit fouvent à manger avec lui, furtout ceux qui fe diftinguoient parmi leurs égaux. Il ne fefoit aucun cas de l'argent que pour le donner. Il diftribuoit avec largeffe des préfens à chacun felon fon mérite et fa condition. A l'un c'étoit un bouclier, à l'autre une épée, ou quelque chofe de pareil. C'étoit par cette grandeur d'âme, cette générofité, et ce penchant à faire du bien, qu'il croyoit qu'un Général devoit fe diftinguer, et non par le luxe de la table, ou par la magnificence des habits. et des équipages, et encore moins par la hauteur et la fierté.

Voyant toutes fes troupes pleines d'ardeur et de bonne volonté, il propofa à Cyaxare de les mener contre l'ennemi. On fe mit done en marche, après avoir offert des facrifices aux Dieux. Quand les armées furent à la vue Pune de l'autre, on fe prépara au combat. Les Affyriens s'étoient campés en rafe campagne: Cyrus, au contraire, s'étoit couvert de quelques villages et de quelques petites collines. On fut de part et d'autre quelques jours à fe regarder. Enfin, les Affyriens étant fortis les premiers de leur camp en fort grand nombre, Cyrus fit avancer fes troupes. Avant qu'elles fuffent à la portée du trait, il donna le mot de guet, qui fut, Jupiter fecourable et condu&eur. 11 fit entonner l'hymne ordinaire en l'honneur de Caftor et de Pollux, et les foldats pleins d'une religieufe ardeur, y répondirent à haute voix. Ce n'étoit dans toute l'Armée de Cyrus qu'allégreffe, qu'émulation, que courage, qu'exhortations mutuelles, que prudence, qu'obéiffance, ce qui jettoit une étrange frayeur dans le cœur des ennemis. Car, dit ici l'Hiftorien, on a remarqué qu'en ces occafions ceux qui craignent plus les Dieux, ont moins de peur des hommes. Du côté des Affyriens les archers, les frondeurs, et ceux qui lançoient des javelots, firent leurs décharges avant que l'ennemi fût à portée. Mais les Perfes, animés par la préfence et l'exemple de Cyrus, en vinrent tout d'un coup aux mains, et enfoncèrent les premiers bataillo 1ons Les Affyriens ne purent foutenir un choc fi rude, et prirent tous la fuite. La Cavalerie des Mèdes s'ébranla en même tems pour attaquer celle des ennemis, qui fut aufli bientôt mise en déroute. furent vivement pourfuivis jufques dans leur camp. 11

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