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roient avoir qu'une paffion. Le fouvenir de mon premier époux rendoit inutiles tous les foins que le fecond prenoit pour me plaire. Je ne pouvois donc payer fa tendreffe que, de purs fentimens de reconnoiffance.

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J'étois dans cette difpofition, quand prenant l'air un jour à une fenêtre de mon appartement, j'apperçus dans le jardín une manière de payfan qui me regardoit avec at tention. Je crus que c'étoit un garçon jardinier. Je pris peu garde à lui; mais le lendemain, m'étant remife a la fenêtre, je le vis au même endroit, et il me parut encore fort attaché à me confidérer. Cela me frappa. Je l'envifageai à mon tour, et après l'avoir obfervé quelque tems, il me fembla reconnoître les traits du malheureux Don Alvar. Cette reffemblance excita dans tous mes fens un trouble inconcevable. Je pouffai un grand cri. J'étois alors par bonheur feule avec Inès, celle de mes femmes qui avoit le plus de part à ma confiance. Je lui dis le foupçon qui agitoit mes efprits. Elle ne fit qu'en rire, et elle s'imagina qu'une légère reffemblance avoit trompé mes yeux. Raffurez-vous, madame, me dit-elle, et ne penfez pas que vous ayez vu votre premier époux. Quelle apparence y a-t-il qu'il foit ici fous une forme de payfan? Eft-il même croyable qu'il vive encore? Je vais,, ajouta-t-elle, pour vous mettre l'efprit en repos, defcendre au jardin et parler à ce villageois. Je fçaurai quel homme c'eft, et je reviendrai dans un moment vous l'appren dre. Inès alla donc au jardin, et peu de tems après je la vis rentrer dans mon appartement fort émue: Madame, dit-elle, votre foupçon n'eft que trop bien éclairci. C'eft Don Alvar lui-même que vous venez de voir. Il s'eft découvert d'abord, et il vous demande un entretien fecret.

Comme je pouvois à l'heure même recevoir Don Alvar, parce que le Marquis étoit à Burgos, je chargeai ma suivante de l'amener dans mon cabinet par un efcalier dérobé. Vous jugez bien' que j'étois dans une terrible agitation. Je ne pus foutenir la vue d'un homme qui étoit en droit de m'accabler de reproches- Je m'évanouis des qu'il fe préfenta devant moi, comme fi c'eût été fon ombre. Ils me fecoururent promptement Inès et lui, et quand ils m'eurent fait revenir de mon évanouiffement, Don, Alvar me dit: Madame, remettez-vous de grace. Que ma préfence ne foit pas un fupplice pour vous. Je n'ai

pas deffein de vous faire la moindre peine. Je ne viens point en époux furieux vous demander compte de la foi jurée, et vous faire un crime du fecond engagement que vous avez contracté. Je n'ignore pas que c'est l'ouvrage de votre famille. Je fuis inftruit de toutes les perfécu tions que vous avez fouffertes à ce fajet. D'ailleurs, on a répandu dans Valladolid le bruit de ma mort, et vous l'avez cru avec d'autant plus de fondement, qu'aucune lettre de ma part ne vous affuroit du contraire. Enfin, je fçais de quelle manière vous avez vécu depuis notre cruelle féparation, et que la néceffité plutôt que l'amour vous a jetté dans les bras du Marquis. Ah! feigneur, interrompis-je en pleurant, pourquoi voulez-vous excufer votre époufe? Elle est coupable puifque vous vivez. Que ne fuis-je encore dans la miférable fituation où j'étois avant que d'époufer Don Ambrofio? Funelte hyménée ! hélas! j'aurois du moins dans ma misère la confolation de vous revoir fans rougir.

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Ma chère Mencia, reprit Don Alvar d'un air qui mar quoit jusqu' à quel point il étoit pénétré de mes larmes, je ne me plains pas de vous, et bien loin de vous reprocher l'état brillant où je vous retrouve, je jure que j'en rends graces au ciel. Depuis le trifte jour de mon départ de Valladolid, j'ai toujours eu la fortune contraire; ma vie n'à été qu'un enchainement d'infortunes, et pour comble de malheurs, je n'ai pu vous donner de mes nouvelles. Trop fûr de votre amour, je me repréfèntois fans ceffe la fituation où ma fatale tendreffe vous avoit réduite. Je me peignois Dona Mencia dans les pleurs. Vous faifiez le plus grand de mes maux. Quelquefois, je l'avouerai, je me fuis reproché comme un crime le bonheur de vous avoir plu. J'ai fouhaité que vous euffiez eu du penchant pour quelqu'un de mes rivaux, puifque la préférence que Vous m'aviez donnée fur eux vous coûtoit fi cher. pendant après fept années de fouffrances, plus épris de vous que jamais, j'ai voulu vous revoir. Je n'ai pu rê. fifter à cette envie, et la fin d'un long efclavage m'ayant permis de la fatisfaire, j'ai été fous ce déguisement à Valladolid, au hazard d'être découvert. Là j'ai tout appris. Je fuis venu enfuite à ce château, et j'ai trouvé moyen de m'introduire chez le jardinier, qui m'a retenu pour travailler dans les jardins. Voilà de quelle manière je

Ce

me fuis conduit pour parvenir à vous par er fecretement. Mais ne vous imaginez pas que j'aye deffein de troubler par mon féjour ici la félicité dont vous jouiffez. Je vous aime plus que moi-même. Je refpecte votre repos; et je vais, après cet entretien, achever loin de vous de triftes jours que je vous facrifie.

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Non, Don Alvar, non, m'écriai-je à ces paroles! Le ciel ne vous a point amené ici pour rien, et je ne fouffrirai pas que vous me quittiez une feconde fois. Je veux parti avec vous. Il n'y a que la mort qui puiffe déformais nous féparer. Croyez-moi, reprit-il, vivez avec Don Ambrofio. Ne vous affociez point à mes malheurs. Laiffez m'en foutenir tout le poids. Il me dit encore d'autres chofes femblables ; mais plus il paroiffoit vouloir s'immoler à mon bonheur, moins je me fentois difpofée à y confentir. Lorfqu'il me vit ferme dans la réfolution de le fuivre, il changea tout-à-coup de ton, et prenant.un air plus content: Madame, me dit-il, eft-il poffible que vous foyez dans les fentimens où vous paroiffez être? Ah! puifque vous m'aimez encore, affez pour préférer ma misère à la profpérité où vous vous trouvez, allons donc demeurer à Bétancos dans le fond du royaume de Galice. J'ai là une retraite affurée. Si mes difgraces m'ont ôté ious mes biens, elles ne m'ont point fait perdre tous mes amis. Il m'en rete encore de fidèles, et qui m'ont mis en état de vous enlever. J'ai fait faire un caroffe à Zamora par leur fecours, J'ai acheté des mules et des chevaux, et je fuis accompagné de trois Galiciens des plus réfolus. Ils font armés de carabines et de pistolets, et ils attendent mes ordres dans le village de Rodillas. Profitons, ajouta-t-il, de l'abfence de Don Ambrofio. Je vais faire venir le caroffe jufqu'à la porte de ce château, et nous partirons dans le moment. J'y confentis. Don Alvar vola vers Rodillas, et revint en peu de tems avec fes trois cavaliers m'enlever au milieu de mes femmes, quine fçachant que penfer de cet enlévement, fe fauvèrent fort effrayées. Inès feule étoit au fait, mais elle refufa de lier fon fort au mien, parce qu'elle aimoit un valet de chambre de Don Ambrofio. Ce qui prouve bien que l'attachement de nos plus zélés domeftiques n'eft point à l'épreuve de l'amour.

Je montai donc en caroffe avec Don Alvar, n'empor tant que mes habits, et quelques pierreries que j'avois

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avant mon fecond mariage, car je ne voulus rien prendre de tout ce que le Marquis m'avoit donné en m'époufant. Nous prîmes la route du royaume de Galice, fans fçavoir' fi nous ferions affez heureux pour y arriver. Nous avions. fujet de craindre que Don Ambrofio à fon retour ne fe mit fur nos traces, avec un grand nombre de perfonnes, et ne nous joignit. Cependant nous marchâmes pendant' deux jours fans voir paroître à nos trouffes aucun cavalier. Nous espérions que la troisième journée fe pafferoit de même, et déjà nous nous entretenions fort tranquillement, Don Alvar me contoit la triste aventure qui donna lietr au bruit de sa mort, et comment après cinq années d'efclavage il avoit recouvré la liberté, quand nous rencontrâmes hier fur le chemin de Léon les voleurs avec qui vous étiez. C'est lui qu'ils ont tué avec tous fes gens, et c'est lui qui fait couler les pleurs que vous me voyez répandre en ce moment.

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De quelle manière défagréable Gil Blas et la dame furent

interrompus.

ONA MENCIA fondit en larmes après avoir achevé

ce récit; bien loin d'entreprendre de la confoler par des difcours, dans le goût de Sénèque, je la laissai donner un libre cours à fes foupirs. Je pleurai même auffi, tant il eft naturel de s'intéreffer pour les malheureux, et particulièrement pour une belle perfonne affligée. J'allois lui demander quel parti elle vouloit prendre dans la conjoncture où elle fe trouvoit, et peut-être alloit-elle me confulter là-deffus, fi notre converfation n'eut pas été interrompue; mais nous entendimes dans l'hôtellerie un grand bruit, qui, malgré nous, attira: notre attention. Ce bruit étoit caufé par l'arrivé du Corrégidor, fuivi de deux alguazils*, et de plufieurs archers.» Ils vinrent dans la chambre où nous étions. Un jeune cavalier, qui les accompagnoit, s'approcha de moi le premier, et fe mit à regarder de près mon habit. Il n'eut pas befoin de l'examiner long-tems. Par Saint Jacques, s'écria-t-il, voilà non pourpoint. C'est lui même.

*Alguazil. C'eft un buiffier, exécuteur des ordres du Corregidor; une manière d'exempt.

n'eft pas plus difficile à reconnoître que mon cheval. Vous pouvez arrêter ce galant fur ma parole. Je ne crains pas de m'expofer à lui faire réparation d'honneur, Je fuis fûr que c'est un de ces voleurs qui ont une retraite inconnue en ce pays-ci.

A ce difcours qui m'apprenoit que ce cavalier étoit le gentilhomme volé dont j'avois par malheur toute la dépouille, je demeurai furpris, confus, déconcerté. Le Corregidor, que fa charge obligeoit plutôt à tirer une mauvais conféquence de mon embarras, qu'à l'expliquer favorablement, jugea que l'accufation n'étoit pas mal fondée, et préfumant que la dame pouvoit être complice, il nous fit emprifonner tous deux féparément. Ce juge n'étoit pas de ceux qui ont le regard terrible, il avoit l'air doux et riant. Dieu fçait s'il en valoit mieux pour cela. Si tôt que je fus en prifon, il y vint avec fes deux furêts, c'eft à-dire fes deux alguazils. Ils entrèrent d'un air joyeux. Il fembloit qu'ils euffent un preffentiment qu'ils alloient faire une bonne affaire. Ils n'oublièrent pas leur bonne coutume; ils commencèrent par me fouiller. Quelle aubaine pour ces meffieurs! Ils n'avoient jamais peutêtre fait un fi bou coup. A chaque poignée de piftoles qu'ils tiroient, je voyois leurs yeux étinceller de joie. Le Corregidor fur tout paroiffoit hors de lui même. Mon enfant, me difoit-il d'un ton de voix plein de douceur, nous faifons notre charge; mais ne crains rien. Si tu n'es pas coupable, on ne te fera point de mal. Cependant ils vuidèrent tout doucement mes poches, et me prirent ce que les voleurs même avoient refpecté, je veux dire les quarante ducats de mon oncle. Ils n'en demeurèrent pas là, leurs mains avides et infatigables me parcoururent depuis la tête jufqu'aux pieds. Ils me tournèrent de tous côtés, et me dépouillèrent, pour voir fi je n'avois point d'argent entre la peau et la chemise. Je crois qu'ils m'auroient volontiers ouvert le ventre pour voir s'il n'y en avoit point dedans. Après qu'ils eurent fi bien fait leur charge, le Corrégidor, m'interrogea. Je Ini contai ingénument tout ce qui m'étoit arrivé. Il fit écrire ma dépofition, puis il fortit avec fes gens et mes efpèces, me laiffant tout nud fur la paille.

O vie humaine! m'écriai-je, quand je me vis feul et dans cet état, que tu es remplie d'aventures bizarres, et

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