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témoigneront tous les jours de l'affection. Il y a bien des femmes qui voudroient être à votre place.

Je ne donnai pas le tems à Léona de d'en dire d'avantage. J'entrai, et lui mettant un pistolet fur la gorge, je la preffai d'un air menaçant de me remettre la clef de la grille. Elle fut troublée de mon action, et quoique trés-, avancée dans fa carrière, elle fe fentit encore affez attachée à la vie pour n'ofer me refufer ce que je lui demandois. Lorfque j'eus la clef entre les mains, j'adreffai la parole à la dame affligée: Madame, lui dis-je, le ciel vous a envoyé un libérateur. Levez-vous pour me suivre. Je vais vous mener où il vous plaira que je vous conduife. La dame ne fut pas fourde à ma voix, et mes paroles firent tant d'impreffion fur fon efprit, que rappellant tout ce qui lui reftoit de force, elle fe leva, et vint fe jetter à mes pieds en me conjurant de conferver fon honneur. Je la relevai, et l'affurai qu'elle pouvoit compter fur moi. Enfuite je pris des cordes que j'apperçus dans la cuifine, et à l'aide de la dame, je liai Léonarde au pied d'une groffe table, en lui proteftant que je la tuerois, fi elle pouffoit le moindre cri. La bonne Léonarde perfuadée que je n'y manquerois pas, fi elle ofoit me contredire, prit le parti de me laiffer faire tout ce que je voulus. J'allumai de la bougie, et j'allai avec l'inconnue à la chambre où étoient les espèces d'or et d'argent. Je mis dans mes poches autant de piftoles et de doubles piftoles qu'il y en put tenir; et pour obliger la dame à s'en charger auffi, je lui reprefentai qu'elle ne faifoit que reprendre fon bien, ce qu'elle fit fans fcrupule. Quand vous en eûmes une bonne provifion, nous marchâmes vers l'écurie; où j'entrai feul avec mes piftolets en état. Je comptois bien que le vieux Négre, malgré fa goutte et fon rhumatifme, ne me laifferoit pas tranquillement feller et brider mon cheval, et j'étois dans la réfolution de le guérir radicalement de tous fes maux, s'il s'avifoit de vouloir faire le méchant ; mais par bonheur, il étoit alors fi accablé des douleurs qu'il avoit fouffertes et de celles qu'il fouffroit encore, que je tirai mon cheval de l'écurie, fans même qu'il parût s'en appercevoir. La dame m'attendait à la porte. Nous enfilâmes promptement l'allée par où l'on fortoit du fous terrain. Nous arrivons à la grille, nous l'ouvrons et nous parvenons enfin à la trape. Nous cûmes beaucoup de

peine à la lever, ou plutôt pour en venir à bout, nous eûmes befoin de la force nouvelle que nous prêta l'envic de nous fauver.

Le jour commençoit à paroître, lorfque nous nous vinmes hors de cet abîme. Nous fongeâmes auffitôt à nous en éloigner. Je me jettai en felle: la dame monta derrière moi, et fuivant au galop le premier fentier qui se préfenta, nous fortîmes bientôt de la forêt.

Nous en

trâmes dans une plaine coupée de plufieurs routes. Nous en prîmes une au hazard. Je mourois de peur qu'elle ne nous conduifit à Manfilla, et que nous ne rencontraffions Rolando et fes camarades. Ce qui pouvoit fort bien nous arriver. Heureufement ma crainte fut vaine. Nous arrivâmes à la ville d'Aftorga fur les deux heures après midi. J'apperçus des gens qui nous regardoient avec une extrême attention, comme fi ç'eût été pour eux un spectacle nouveau de voir une femme à cheval derrière un homme. Nous defcendimes à la première hôtellerie, où j'ordonnai d'abord qu'on mît à la broche une perdrix et un lapreau, Pendant qu'on exécutoit mon ordre, et qu'on nous préparoit à diner, je conduifis la dame à une chambre, où nous commençâmes à nous entretenir. Çe que nous n'avions pu faire en chemin, parce que nous étions venus trop vite. Elle me témoigna combien elle étoit fenfible au fervice que je venois de lui rendre, et me dit qu'après une action fi généreufe, elle ne pouvoit fe perfuader que je fuffe un compagnon des brigands à qui je l'avois arrachée. Je lui contai mon hiftoire, pour la confirmer dans la bonne opinion qu'elle avoit conçue de moi. Par-là je l'engageai à me donner fa confiance, et à m'apprendre fes malheurs, qu'elle me raconta comme je vais le dire dans le chapitre fuivant.

JE

CHAPITRE XI.

Hiftoire de Dona Mencia de Mofquera.

E fuis née à Valladolid, et je m'appelle Dona Mencia de Mosquera. D. Martin, mon père, après avoir confumé prefque tout fon patrimoine dans le fervice, fut tué en Portugal à la tête d'un régiment qu'il commandoit. Il me laiffa fi peu de bien, que j'étois un affez mau vais parti, quoique je fuffe fille unique. Je ne manquai

pas toutefois d'amans, malgré la médiocrité de ma fortune. Plufieurs cavaliers des plus confidérables d'Efpagne me recherchèrent en mariage. Celui qui s'attira mon attention, fut don Alvar de Mello. Véritablement il étoit mieux fait que fes rivaux, mais des qualités plus folides me déterminèrent en fa faveur. Il avoit de l'ef prit, de la difcretion, de la valeur et de la probité. D'ail leurs il pouvoit paffer pour l'homme du monde le plus galant. Falloit-il donner une fête ? rien n'étoit mieux entendu; et s'il paroiffoit dans des joûtes, il y faifoit toujours admirer fa force et fon adreffe. Je le préférai donc à tous les autres, et je l'époufai.

Il

Peu de jours aprés notre mariage, il rencontra dans un endroit écarté Don André de Baëfa, qui avoit été un de fes rivaux. Ils fe piquèrent l'un l'autre, et mirent l'épée à la main. Il en coûta la vie à Don André. Comme il étoit neveu du Corrégidor de Valladolid, homme violent, et mortel ennemi de la maifon de Mello, Don Alvar crut ne pouvoir affez-tôt fortir de la ville. Il revint promptement au logis, où pendant qu'on lui préparoit un cheval, il me conta ce qui venoit de lui arriver. Ma chère Mencia, me dit-il enfuite, il faut nous féparer, c'est une néceffité. Vous connoiffez le Corregidor. Ne nous flattons point. I va me pourfuivre vivement. Vous n'ignorez pas quel eft fon crédit. Je ne ferai pas en fûreté dans le royaume. 11 étoit fi pénétré de fa douleur, et plus en core de celle dont il me voyoit faifie, qu'il n'en put da vantage. Je lui fis prendre de l'or et quelques pierreries. Puis il me tendit les bras, et nous ne fimes pendant un quart d'heure que confondre nos foupirs et nos larmes. Enfin, on vint l'avertir que le cheval étoit prêt. Il s'arrache d'auprés de moi. Il part, et me laiffe dans un état. qu'on ne fçauroit exprimer. Heureuse fi l'excés de mon affliction m'eût alors fait mourir! que ma mort m'auroit épargné de peines et d'ennuis! Quelques heures après que Don Alvar fut parti, le Corregidor apprit fa fuite. Il le fit pourfuivre par tous les alguazils de Valladolid, et n'épargna rien pour l'avoir en fa puiffance. Mon époux toutefois trompa fon reffentiment, et fçut fe mettre en fûreté; de manière que le juge fe voyant réduit à borner fa vengeance à la feule fatisfaction d'ôter les biens à1 un homme dont il auroit voulu verfer le fang, il n'y tra

vailla pas en vain. Tout ce que Don Alvar pouvoit avoir de fortune fut confifqué.

"Je demeurai dans une fituation très affligeante. J'avois à peine de quoi fubfifter. Je commençai à mener une vie retirée, n'ayant qu'une femme pour tout domeftique.. Je paffois les jours à pleurer, non une indigence que je fupportois patiemment, mais l'abfence d'un époux chéri, dont je ne recevois aucune nouvelle. Il m'avoit pourtant promis, dans nos triftes adieux, qu'il auroit, foin de m'informer de fon fort, dans quelque endroit du monde où fa mauvaise étoile pût le conduire. Cependant fept années s'écoulèrent fans que j'entendiffe parler de lui. L'incer titude où j'étois de fa destinée me caufoit une profonde trifleffe. Enfin, j'appris qu'en combattant pour le Roi de Portugal, dans le royaume de Fez, il avoit perdu la vie dans une bataille. Un homme revenu depuis peu d'Afrique me fit ce rapport, en m'affurant qu'il avoit parfaitement connu Don Alvar de Mello, qu'il avoit fervi dans l'armée Portugaife avec lui, et qu'il l'avoit vu périr dans l'action. Il ajoutoit à cela d'autres circonftances encore qui achevèrent de me perfuader que mon époux n'étoit plus. Ce rapport ne fervit qu'à fortifier ma douleur, et qu'à me faire prendre la réfolution de ne jamais me remarier.

Dans ce tems-là Don Ambrofio Mefia Carillo, Marquis de la Guardia, vint à Valladolid C'étoit un de ces vieux feigneurs qui par leurs manières galantes et polies font oublier leur âge, et fçavent encore plaire aux femmes. Un jour on lui conta par hazard l'hiftoire de Don Alvar, et fur le portrait qu'on lui fit de moi, il eut envie de me voir. Pour fatisfaire fa curiofité, il gagna une de mes parentes qui d'accord avec lui m'attira chez elle. Il s'y trouva. 11 me vit, et je lui plu, malgré l'impreffion de douleur qu'on remarquoit fur mon vifage: mais que dis-je malgré peut-être ne fut-il touché que de mon air trifte et languiffant, qui le prévenoit en faveur de ma fidélité. Ma mélancolie peut être fit naître fon amour. Auffi bien, il me dit plus d'une fois, qu'il me regardoit com-: me un prodige de conftance, et même qu'il envioit le fort. de moa mari, quelque déplorable qu'il fût d'ailleurs. Ent un mot, il fut frappé de ma vue, et il n'eut pas befoin de me voir une feconde fois pour former la réfolution de m'époufer.

Il choifit l'entremise de ma parente, pour me faire agréer fon deffein. Elle me vint trouver, et me reprefenta que mon époux ayant achevé fon deftin dans le royaume de Fez, comme on nous l'avoit rapporté, il n'étoit pas raifonnable d'enfevelir plus long-tems mes charmes: que j'avois affez pleuré un homme avec qui je n'avois été unie que quelques momens, et que je devors profiter de l'occafion qui fe préfentoit: que je ferois la plus heureufe femme du monde. Là-deffus elle me vanta la nobleffe du vieux Marquis, fes grands biens, et fon bon caractère mais elle eu beau s'étendre avec éloquence fur tous les avantages qu'il poffedoit, elle ne put me perfuader. Ce n'eft pas que je doutalle de la mort de Don Alvar, ni que la crainte de le revoir tout à coup, lorfque j'y penferois le moins, m'arrêtât; le peu de penchant, ou plutôt la répugnance que je me fentois pour un fecond mariage, après tous les malheurs du premier, faifoit le feul obitacle que ma parente eut à lever. Auffi ne fe rebuta-t-elle point. Au contraire, fon zèle pour Don Am2 brofio en redoubla. Elle engagea toute ma famille dans les intérêts de ce vieux feigneur. Mes parens commencèrent à me preffer d'accepter un parti fi avantageux! J'en étois à tout moment obfédée, importunée, tourmen tée; il eft vrai que ma misère, qui devenoit de jour en jour plus grande, ne contribua pas peu à laiffer vaincre ma réfiftance. Il ne falloit pas moins que l'affreuse néceffité où j'étois pour m'y déterminer.

Je ne pus donc m'en défendre; je cédai à leurs preffantes inftances, et j'époufai le Marquis de la Guardia, qui dès le lendemain de mes nôces m'emmena dans un très beau château qu'il a auprès de Burgos entre Grajal et Rodillas. Il conçut pour moi un amour violent. Je remarquois dans toutes fes actions une envie de me plaire. Il s'étudioit à prévenir mes moindres defirs. Jamais époux n'a eu tant d'egards pour une femme, et jamais amant n'a fait voir tant de complaifance pour une maîtreffe. J'admirois un homme d'un caractère fi amiable, et je me confolois en quelque façon de la perte de Don Alvar, puifqu'enfin je faifois le bonheur d'un feigneur tel que le Marquis je l'aurois paffionnément aimé, malgré la difproportion de nos âges, fi j'eufle été capable d'aimer quelqu'un après Don Alvar. Mais les cœurs conftans ne fçaus

M

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