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viendroient cent fois dans cette forêt fans le découvrir. L'entrée n'en eft connue que de moi feul et de mes camarades. Peut-être me demanderas-tu comment nous l'avons pu faire, fans que les habitans des environs s'en foient apperçus; mais apprends, mon ami, que ce n'est point notre ouvrage, et qu'il eft fait depuis longtems. Après que les Maures fe furent rendus maîtres de Grenade, de l'Arragon et de prefque toute l'Espagne, les chrétiens qui ne voulurent point fubir le joug des Infidèles, prirent la fuite, et vinrent fe cacher dans ce pays-ci, dans la Bifcaye, et dans les Afturies, où le vaillant Don Pélage s'étoit retiré. Fugitifs et difperfés par pelotons, ils vivoient dans les montagnes ou dans les bois. Les uns demeuroient dans des cavernes, et les autres firent plu-i fieurs fouterrains, du nombre defquels ett celui-ci. Ayant enfuite eu le bonheur de chaffer d'Efpagne leurs ennemis, ils retournèrent dans les villes. Depuis ce tems-là leurs: retraites ont fervi d'afyle au gens de notre profeffion. II eft vrai que la Sainte Hermandad en a découvert et détruit quelques-unes; mais il en refte encore, et graces au Ciel il y a près de quinze ans que j'habite impunément celle-ci. Je m'appelle le capitaine Rolando, je fuis chef de la compagnie, et l'homme que tu as vu avec moi est un des mes cavaliers.

CHAPITRE V.

De l'arrivée de plufieurs autres voleurs dans le fouterrain, et de l'agréable converfation qu'ils eurent enfemble.

Omme le feigneur Rolando achevoit de parler de cette

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forte, il parut dans le falon fix nouveaux vifages. C'étoit le lieutenant avec cinq hommes de la troupe, qui revenoient chargés de butin. Ils apportoient deux mannequins remplis de fucre, de canelle, de poivre, de figues, d'amandes et de raifins fecs. Le lieutenant adreffa la parole au capitaine, et lui dit qu'il venoit d'enlever ces mannequins à un épicier de Bénavente, dont il avoit auf pris le mulet. Après qu'il eut rendu compte de fon expédition au bureau, les dépouilles de l'épicier furent portées dans l'office. Alors il ne fût plus queftion que de fe rejouir. On dreffa dans le falon une grande table, et l'on me renvoya dans la cuifine, où la dame Léonarde:

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m'inftruifit de ce que j'avois à faire. Je cédai à la néceffité, puifque mon mauvais fort le vouloit ainfi; et dévorant ma douleur, je me préparai à fervir ces honnêtes gens.

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Je débutai par le buffet, que je parai de taffes d'argent, et de plufieurs bouteilles de terre pleines de ce bon vin que le feigneur Rolando m'avoit vanté. J'apportai enfuite deux ragoûts, qui ne furent pas plutôt fervis, que tout les cavaliers fe mirent à table. Ils commencèrent à manger avec beaucoup d'appétit; et moi, debout derrière eux, je me tins prêt à leur verfer du vin. Je m'en acquittai dé fi bonne grace, que j'eus le bonheur, de m'attirer des complimens. Le capitaine leur conta en peu de mots mon hiftoire, qui les divertit fort. Enfuite il leur dit que j'avois du mérite; mais j'étois alors revenu des louanges, et j'en pouvois entendre fans péril. Làdeffus ils me louèrent tous. lls dirent que je paroiflois né pour être leur échanfon, que je valois cent fois mieux que mon prédéceffeur. Et comme depuis fa mort c'étoit la Ségnora Léonarda qui avoit l'honneur de préfenter le nectar à ces dieux inferaaux, ils la privèrent de ce glorieux emploi pour m'en revêtir Ainfi, nouveau Ganymède, je fuccédai à cette vieille Hébé.

Un grand plat de rôt, fervi peu de tems après les ragoûts, vint achever de raffafier les valeurs; qui buvant à proportion qu'ils mangeoient, furent bientôt de belle humeur, et firent un beau bruit. Les voilà qui parlent tous à la fois. L'un commence une hiftoire; l'autre rapporte

bon-mot; un autre crie; un autre chante: ils ne s'entendent point. Enfia Rolando, fatigué d'une fcène, où il mettoit inutilement beaucoup du fien, le prit fur un ton fi haut, qu'il impofa filence à la compagnie. Meffieurs, leur dit-il, d'un ton de maître, écoutez ce que j'ai' à vous propofer. Au lieu de nous étourdir les uns les autres en parlant tous ensemble, ne ferions-nous pas mieux de nous entretenir en perfonnes raisonnables? Il me vient une pensée. Depuis que nous fommes affociés, nous n'avons pas eu la curiofité de nous demander quelles font nos familles, et par quel enchaînement d'aventures nous avons embraffé notre profeffion. Cela me paroit toute fois digne d'être fçu. Faifons-nous cette confidence pour nous divertir. Le lieutenant et les autres, comme s'ils avoient eu quelque chofe de beau à raconter, acceptèrent

avec de grandes démonftrations de joie la propofition du capitaine, qui parla le premier dans ces termes.

Meffieurs, vous fçaurez que je fuis fils unique d'un riche bourgeois de Madrid." Le jour de ma naiffance fut célébré dans la famille par des réjouiffances infinies. Mon père, qui étoit déjà vieux, fentit une joie extrème de fe voir un héritier, et ma mère entreprit de me nourrir de fon propre lait. Mon ayeul maternel vivoit encore en ce tems-là. C'étoit un bon vieillard, qui ne le mêloit plus de rien que de dire fon rofaire, et de raconter fes exploits guèrriers, car il avoit long-tems porté les armes. Je devins infenfiblement l'idolé de ces trois perfonnes. J'étois fans-ceffe dans leurs bras De peur que l'étude ne me fatiguât dans mes premières années, on me les laiffa paffer dans les amufemiens les plus pueriles. Il ne faut pas, difoit mon pére, que les enfans s'appliquent férieufement, que le tems n'ait un peu mûri leur efprit. En attendant cette maturité, je n'apprenois ni à lire ni à écrire, mais je ne perdois pas pour cela mon tems. Mon père m'enfeignoit mille fortes de jeux. Je connoiffois parfaitement les cartes, je fçavois jouer aux dez, et mon grand-père m'apprenoit des tomances fur les expéditions militaires où il s'étoit trouvé., Il me chantoit tous les jours les mêmes couplets; et lorfqu'après avoir répété pendant trois mois dix ou douze vers, je venois à les réciter fans faute, mes parens admiroient ma mémoire. Ils ne paroiffoient pas moins contens de mon efprit, quand profitant de la liberté que j'avois de tout dire, j'interrompois leur entretien pour parler à tort et à travers. Ah qu'il eft joli! s'écrioit mon père, en me regardant avec des yeux charmés. Ma mère m'accabloit auffitôt de careffes, et mon grand-père en pleuroit de joie. Je faifois auffi devant eux impunément les actions les plus indécentes. Ils me pardonnoient tout, ils m'adoroient, Cependant j'entrois déjà dans ma douzième année, que je n'avois point encore eu de maître. On m'en donna un; mais il reçut en même tems des ordres précis de m'enfeigner, fans en venir aux voies de fait. On lui permit feulement de me menacer quelquefois pour m'infpirer un peu de crainte. Cette permiffion ne fut pas fort falutaire; car ou je me moquois des menaces de mon précepteur, ou bien les larmes aux yeux,

j'allois m'en plaindre à ma mère ou à mon ayeul, et je leur faifois accroire qu'il m'avoit fort maltraité. Le pauvre diable avoit beau venir me démentir, il n'en étoit pas pour cela plus avancé; il paffoit pour un brutal, et l'on me croyoit toujours plutôt que lui. Il arriva même ug jour que je m'égratignai moi-même, puis je me mis à crier comme fi l'on m'eut écorché. Ma mère accourut, et chaffa le maître fur le champ, quoiqu'il protestât et prît le Cièl à témoin qu'il ne m'avoit pas touché.

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Je me défis ainfi de tous mes précepteurs, jufqu'à ce qu'il vint s'en préfenter un tel qu'il me le falloit. toit un Bachelier d'Alcala. L'excellent maître pour un enfant de famille! Il aimoit les femmes, le jeu et le cabaret; je ne pouvois être en meilleure main. 11 s'attacha d'abord à gagner mon éfprit par la douceur. Il y réuffit, et parlà fe fit aimer de mes parens, qui m'abandonnèrent à sa conduite. Ils n'eurent pas fujet de s'en repentir. -perfectionna de bonne heure dans la fcience du Monde. A force de me mener avec lui dans tous les lieux qu'il aimoit, il m'en infpira fi bien le goût, qu'au Latin près je devins un garçon univerfel. Dès-qu'il vit que je n'avois plus befoin de fes préceptes, il alla les offrir ailleurs.

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Si dans mon enfance j'avois, vécu au logis fort librement, ce fut bien autre chofe, quand je commençai à devenir maître de mes actions. Ce fut dans ma famille que je fis l'effai de mon impertinence. Je me moquois à tous momens de mon père et de ma mère. Ils ne fefoient que rire de mes faillies; et plus elles étoient vives, plus ils les trouvoient agréables. Cependant je fefois toutes fortes de débauches avec de jeunes gens de mon humeur: et comme nos parens ne nous donnoient point affez d'argent pour continuer une vie fi délicieuse, chacun deroboit chez lui ce qu'il pouvoit prendre, et cela ne fuffifant point encore, nous commençames à vôler la nuit, ce qui n'étoit pas un petit fupplément. Malheureufement le Corrégidor apprit de nos nouvelles. Il voulut nous faire arrêter, mais on nous avertit de fon mauvais deffein. Nous eumes recours à la fuite, et nous nous mîmes à exploiter fur les grands chemins. Depuis ce tems-là, Meffieurs, Dieu m'a fait la grace de vieillir dans la profeffion, malgré les périls qui y font attachés.

Le capitaine ceffa de parler en cet endroit, et le lieu

tenant prit ainfi la parole. Meffieurs, une éducation toute oppofée à celle du Seigneur Rolando a produit le même effet. Mon père étoit un boucher de Tolède. Il paffoit avec juftice pour le plus grand brutal de la ville, et ma mère n'avoit pas un naturel plus doux. Ils me fouettoient dans mon enfance, commé à l'envi l'un de l'autre. J'en recevois tous les jours mille coups. La moindre faute que je commettois, étoit fuivie des plus rudes châtimens. J'avois beau demander grace, les larmes aux yeux, et protester que je me répentois de ce que j'avois fait, on ne me pardonnoit rien, et le plus fouvent, on me frappoit fans raison. Quand mon père me battoit, ma mère, comme s'il ne s'en fût pas bien acquitté, fe mettoit de la partie, au lieu d'intercéder pour moi. Ces: traitemens m'infpirerent tant d'averfion pour la maifon paternelle, que je la quittai avant que j'euffe atteint ma quatorzième année. Je pris le chemin d'Arragon, et me rendis à Saragoffe en demandant l'aumône. Là je me faufilai avec des gueux, qui menoient une vie affez heur eufe. Ils m'apprirent à contrefaire l'aveugle, à paroître eftropié, à mettre fur les jambes des ulcères poftiches, & catera. Le matin, comme des acteurs qui fe prépar ent à jouer une comédie, nous nous difpofions à faire nos perfonnages, chacun couroit à fon pofte; et le foir; nous réuniffant tous, nous nous rejouiffions pendant la nuit aux dépens de ceux qui avoient eu pitié de nous pendant le jour. Je m'ennuyai pourtant d'être avec fes miférables, et voulant vivre avec de plus honnêtes gens, je m'affociai avec des Chevaliers d'induftrie. Ils m'apprirent à faire de bons tours; mais il nous fallut bientôt fortir de Saragof fe, parce que nous nous brouillâmes avec un homme de juftice qui nous avoit toujours protégés. Chacun prit fon parti. Pour moi, j'entrai dans une troupe d'hommes courageux qui faifoient contribuer les voyageurs; et je me fuis fi bien trouvé de leur façon de vivre, que je n'en pas voulu chercher d'autre depuis ce tems-là. Je fçais donc, meffieurs, très bon gré à mes parens de m'avoir fi maltraité; car s'ils m'avoient élevé un peu plus doucement, je ne ferois préfentement fans doute qu'un malheureux boucher, au lieu que j'ai l'honneur d'être votre lieutenant.

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Meffieurs, dit alors un jeune voleur qui étoit affis entre

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