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complirent dans l'àme des bourgeois, M. Guizot signale avec raison deux faits, sinon contradictoires, au moins profondément divers : peu d'esprit d'initiative, peu d'étendue et de grandeur dans les vues, point d'ambition générale ni d'esprit politique; mais, en revanche, beaucoup de patience, d'énergie, de dévouement, de persévérance dans la défense de leurs intérêts locaux. Cela tenait aux mobiles qui avaient présidé à l'institution des communes les droits n'avaient été regardés que comme un bouclier pour les intérêts. L'historien, en indiquant les principaux traits de l'organisation communale, exagère un peu l'importance des droits dont jouissaient en général les communes; ces droits étaient mesurés et limités par la charte, qui stipulait en même temps leurs devoirs envers le seigneur, ou envers le roi. Le mot de souveraineté est bien gros pour exprimer la puissance de ces associations communales, qui presque toutes devaient le tribut, le service militaire dans des guerres sur lesquelles elles n'étaient pas consultées, et qui rarement avaient le droit de battre monnaie, de rendre la justice, sinon une justice de premier degré, sujette à l'appel. En revanche, l'historien indique avec beaucoup de sagacité, comme une des causes de l'infirmité de la puissance communale, l'élément démagogique qu'elle contient et qui, par les appréhensions qu'il inspire à la bourgeoisie, l'a toujours rendue facile à transiger avec le pouvoir.

Avant d'étudier la dernière des grandes forces qui

jouèrent un rôle important dans la formation de la civilisation moderne, nous voulons parler de la royauté, M. Guizot croit nécessaire d'éclairer d'avance la route dans laquelle il va marcher en quittant le douzième siècle, et d'apprécier un fait historique dont l'influence sur les progrès de la civilisation moderne a été considérable: il s'agit des croisades. Selon lui, l'histoire de la civilisation européenne peut se résumer en trois grandes périodes: la période des origines dans laquelle les éléments de notre société se dégagent, et qu'il fait durer presque jusqu'au douzième siècle; la période d'essai, dans laquelle ces éléments se combinent sans pouvoir rien enfanter de général, de régulier et de durable, et qui, selon lui, se prolonge jusqu'au seizième; enfin, la période du développement proprement dit, où la société humaine prend en Europe une forme définitive, suit une direction déterminée, marche d'ensemble vers un but clair et précis, celle-là commençant au seizième siècle et suivant maintenant son cours. Cette dernière assertion, qui pouvait paraître incontestable en 1828, est plus controversable aujourd'hui. Alors, on se croyait arrivé à une situation définitive; depuis, on s'est remis en marche. L'histoire est sujette à ces espèces de mirages : le présent est exposé à se prendre pour un but, tandis qu'il n'est qu'une route: c'est ainsi que nous poursuivons encore la durée et la régularité qu'en 1828 on croyait avoir atteintes. Il serait donc plus exact de dire que la société européenne, depuis la chute de l'empire romain, se

développe, en traversant des phases diverses qui sont l'occasion d'un développement analogue chez les individus, et que chacune de ces phases a ses avantages et ses inconvénients, ses difficultés et ses ressources, sans que nous puissions affirmer que nous avons touché le but. Cette réserve faite, et elle est importante à faire, car elle porte sur le fond même du sujet, il faut rendre justice à l'élévation de plusieurs des vues que M. Guizot expose sur les causes et les conséquences des croisades, et sur les raisons qui mirent fin à ces grandes expéditions. Il y a loin de cette appréciation à celle des historiens du dix-huitième siècle. On voit que les études historiques ont marché, que la rectitude du jugement, la loyauté et l'impartialité leur sont revenues. Le savant professeur considère les croisades comme l'événement héroïque de l'Europe moderne, le zénith de la grande lutte engagée depuis quatre siècles entre le christianisme et le mahométisme, et il leur assigne pour causes la vive impulsion des croyances religieuses et cette soif de périls, de luttes et d'aventures dont l'Europe, étouffée dans les liens étroits de la féodalité, et cherchant un plus large horizon, était travaillée. Il voit éclater dans les croisades l'unité morale des nationalités, comme l'unité européenne elle-même. Quant aux causes qui mirent fin aux croisades, la première qu'il indique avec beaucoup de sens, c'est le changement qui s'opéra dans le jugement que l'Europe et l'Asie portèrent l'une sur l'autre après cette terrible lutte, dans laquelle elles se tinrent longtemps em

brassées. Sans doute, la première resta chrétienne, la seconde musulmane; mais l'horreur de l'inconnu, qui s'ajoutait, au commencement, à l'antipathie des religions, avait disparu; on s'était reconnu pour hommes sous la croix et sous le croissant. La seconde cause qui mit fin, selon M. Guizot, aux croisades, ce fut l'impulsion qu'elles donnèrent aux affaires en Europe: les rois purent songer à se tailler leur royaume sur la carte; la concentration des fiefs, la création des grandes communes, les communications entre les peuples, le mouvement du commerce, de l'industrie, de la navigation, ouvrirent à l'activité humaine de plus larges issues. Cela est vrai; seulement l'historien cesse d'être exact quand il refuse de compter, au nombre des motifs qui mirent un terme à ces immenses expéditions, la lassitude dont l'Europe se sentit prise après tant d'échecs désastreux et de succès improductifs. Il est impossible de lire les troubadours et les trouvères, cette presse de l'époque, sans être frappé de ce sentiment de lassitude, et il n'y a rien d'étonnant à ce qu'il se soit transmis. Les générations qui succèdent aux grandes et longues guerres qu'elles n'ont pas faites, sont pacifiques, parce que leurs devancières leur ont légué le souvenir des maux qu'elles ont eus à souffrir. La lassitude de l'Europe s'augmentait encore ici par souvenir de l'inutilité de tant de tentatives: la plupart des croisades avaient été malheureuses, et celles-là même qui avaient réussi n'avaient point fondé la puissance chrétienne à Jérusalem. Quand plusieurs géné

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rations se sont épuisées d'efforts sans pouvoir accomplir une œuvre, les générations qui suivent refusent d'entrer dans une route qui ne conduit pas au but. La première condition pour entreprendre, c'est de croire au succès.

Ici le grand instrument de la civilisation moderne apparaît à M. Guizot: après avoir suivi dans leur mouvement le régime féodal, l'Église, les communes, il arrive à la royauté. Dans cette contemplation de la royauté, deux faits le frappent: le premier, c'est son universalité; le second, c'est sa diversité merveilleuse qui lui permet de s'appliquer à tous les états de civilisation. En Europe, en Asie, en Afrique, en Amérique, au moment où l'on a découvert cette quatrième partie du monde, la royauté apparaît comme la règle, les autres formes de gouvernement ne sont que l'exception; elle est partout. D'où vient cela? M. Guizot en donne une belle raison. C'est que la royauté correspond, mieux que toute autre forme de gouvernement, à cette idée du droit gouvernant les hommes, de la justice et de l'impartialité présidant aux destinées des peuples, qui est l'idéal du gouvernement. C'est une puissance neutre, impartiale par position, désintéressée par intérêt, si l'on peut s'exprimer ainsi, car elle n'a au fond d'autre intérêt que l'intérêt public. C'est à cette pensée que reviennent les définitions de toutes les espèces de royautés : les théocrates, en disant qu'elle est l'image de Dieu sur la terre; les jurisconsultes, qu'elle est la loi vivante;

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