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le dépôt plus ou moins altéré, et que le catholicisme a rétablie dans sa pureté primitive, on est obligé de recourir à l'erreur pour se servir de frein à elle-même, et l'on proclame que la disparition d'une seule erreur serait la perte de la philosophie tout entière!

C'est là le vice de l'éclectisme tel qu'on l'enseignait sous la restauration, et l'on peut dire que comme les quatre systèmes précédents, le sensualisme, l'idéalisme, le scepticisme et le mysticisme, il pèche par l'excès de son principe. Sa synthèse affirme, en effet, plus que son analyse ne démontre. De ce qu'il y a dans le sensualisme, l'idéalisme, le scepticisme, le mysticisme, des parties vraies à côté de parties complétement erronées, il conclut à la nécessité de maintenir l'ensemble de ces systèmes philosophiques, c'est-à-dire au maintien de l'erreur comme de la vérité; tandis qu'il n'aurait dû raisonnablement conclure qu'à la distinction du vrai et du faux, pour maintenir le premier et rejeter le second.

Il est inexact, en effet, que l'absolue vérité se trouve en réunissant quatre systèmes erronés, car une collection de systèmes erronés n'équivaut pas à un système vrai; il faut au contraire, pour trouver la vérité, repousser ces systèmes en tant que systèmes, puis dégager les vérités partielles qu'ils renferment des erreurs qui y sont mêlées, et enfin ramener ces vérités à leur expression exacte et légitime. C'est là le véritable éclectisme, et il remonte déjà bien haut. Clément d'Alexandrie définissait la philosophie : « Le choix de ce

que chacune des écoles des stoïciens, de Platon, d'Aristole, d'Épicure, a pu dire de vrai, de favorable aux mœurs, de conforme à la religion, » et saint Jérôme exprimait une opinion analogue. Mais l'éclectisme catholique a, dans la vérité révélée, une pierre de touche pour éclairer son choix, et cette pierre de touche manque à l'éclectisme purement philosophique. C'est pour cela que le premier est actif et intelligent, tandis que le second est passif et aveugle. Remarquez-le bien, enfin, le vide que l'absence de la révélation primitive, de l'autorité, laisse dans la philosophie purement rationnelle est si grand, que, pour le combler, M. Cousin est obligé de recourir à quelque chose de plus difficile à accepter pour la raison humaine que ces vérités révélées auxquelles il interdit l'accès de la philosophie : c'est l'exagération évidente de cette faculté de l'intuition qui nous fait bien apercevoir les évidences sensibles et logiques, mais qui ne révèle « pas à l'ignorant comme au savant toutes les vérités éternelles et essentielles. » Pour n'avoir pas voulu accepter comme point de départ une révélation primitive et commune, M. Cousin est obligé d'admettre autant de révélations qu'il y a de raisons individuelles, et, sous le nom d'inspiration, il crée une espèce de foi philosophique en la raison impersonnelle directement éclairée par Dieu, solution bien moins acceptable et moins féconde que celle de la foi religieuse. Peut-être serait-il, jusqu'à un certain point, permis de penser que des motifs d'une autre nature contribuèrent à déterminer M. Cousin à

donner à l'éclectisme philosophique cette formule si large et si élastique, qu'il demeurait ouvert à tous les systèmes d'idées. C'était en 1829 qu'il professait cette philosophie. Or, il y avait à cette époque, en politique, une coalition d'opinions hétérogènes, formée contre le principe d'autorité monarchique. Le célèbre professeur, par la largeur de la formule qu'il donnait à son éclectisme, n'aspirait-il pas à faciliter, dans la sphère des idées, une sorte de coalition analogue, qui permît de maintenir l'unité d'un parti philosophique, malgré la diversité des écoles, afin que ce parti philosophique ne perdit rien de sa puissance par ses divisions, et que les chefs éclectiques qui lui apportaient la forme de cette unité, disposassent de cette puissance? Ce que le libéralisme était en politique, l'éclectisme l'était à peu près en philosophie.

A côté de ces inconvénients de l'éclectisme moderne, il est juste de mentionner ses services. Il acheva la déroute du sensualisme, de l'idéalisme, décida celle du scepticisme, et opposa des raisons fort solides au mysticisme, que, dans sa partie dogmatique, il semblait accréditer par sa doctrine sur l'inspiration. En même temps, par les idées élevées qu'il exprima habituellement sur Dieu, l'homme, le monde et leurs rapports, il éleva le niveau des âmes. Sans doute il ne remplaça pas la religion par la philosophie, comme c'était son ambition, peut-être son espoir; mais il raviva, dans les intelligences, ce besoin d'affirmation qui, ne trouvant pas sa satisfaction dans la raison philosophique,

pouvait conduire les esprits droits jusqu'à la raison catholique. Plus d'un disciple de M. Cousin devait devenir plus tard un auditeur du père Ravignan ou du père Lacordaire. C'est là le grand et beau côté de la philosophie de M. Cousin. Dans sa partie critique, il passa au crible d'une lumineuse analyse toutes les erreurs; dans sa partie dogmatique, s'il n'arriva point à la vérité complète, il arriva à un mélange de vérités et d'erreurs, très-préférable aux erreurs sensualistes et sceptiques que l'éclectisme acheva de détruire. Inférieur à la vérité catholique, qu'il aspirait à détrôner dans les esprits cultivés, et qui lui survécut, il fut donc trèssupérieur aux erreurs philosophiques qu'il remplaça. L'éclectisme fut comparativement un progrès philosophique.

Avec les préoccupations qui dominaient les intelligences à cette époque, il était difficile qu'il échappât aux erreurs où il tomba. M. Cousin ne cache point, dans plusieurs de ses leçons, qu'il regarde la charte de 1815 comme le but pratique et définitif du mouvement d'idées philosophiques qui, cheminant à travers les siècles, fit son explosion dans la révolution française. La souveraineté de la raison humaine, couronnant les progrès de la raison philosophique, indépendamment des traditions fondamentales, négligées dans l'ordre politique en même temps que repoussées de l'ordre philosophique, paraissait aux esprits les plus modérés de cette école un beau et logique dénoûment du drame qui se jouait, depuis tant de siècles,

soit dans la région des idées, soit dans celle des faits. De la sorte, le dix-huitième siècle qui avait détruit le principe de l'autorité dans les idées, et la révolution française qui l'avait détruit dans les faits, se trouvaient être les ancêtres de la liberté moderne, qu'on croyait avoir reçu son expression définitive dans la charte de 1815, qui, commentée et développée, comme elle le fut en 1830, par l'école libérale, était destinée à devenir la formule générale de tous les gouvernements. On comprend combien cette illusion d'optique, qui faisait aboutir toute la philosophie à la charte, envisagée comme un établissement définitif et un but permanent, tandis qu'elle ne devait être qu'une étape, était de nature à restreindre et à fausser le regard de la philosophie éclectique. Il était réservé à l'avenir de démontrer que la liberté politique, comme la liberté philosophique, a besoin, pour ne pas s'affaisser sur elle-même de s'appuyer sur la base de la tradition, et que le rationalisme absolu dans l'ordre des idées, comme dans l'ordre des faits, n'est qu'une force de destruction.

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M. Cousin tint une si grande place dans l'école éclectique, dont il occupa l'avant-scène, qu'au premier coup d'œil on l'aperçoit seul; mais, au second, on aper

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