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si grande que, gardant le catholicisme dans plusieurs de ses usages, elle a voulu que l'épée donnée jadis par les papes à ses souverains marchât encore devant eux le jour de leur sacre, « de manière, ajoute M. de Maistre, qui attend toujours le retour de l'Angleterre à l'unité, que dans l'avenir il n'y aura rien à changer. » La dernière pensée est pour la Russie, à laquelle le comte de Maistre a voué une si tendre affection. C'est une exhortation à se mettre en garde contre ce goût de nouveauté qui peut s'opposer aux grandes destinées qui l'attendent. La touche énergique du maître se retrouve dans quelques parties de cette ébauche. Ainsi il dit aux Russes : « Dieu vous a faits seigneurs du granit et du fer; usez de vos dons, et ne bâtissez que pour l'éternité. » Un gémissement sur la France, une parole d'espoir sur l'Angleterre, un souhait pour la Russie, pour laquelle il entrevoit un long et grand avenir: voilà les trois pensées principales sur lesquelles se serait fermé l'épilogue des Soirées de Saint-Pétersbourg.

IV.

École éclectique M. Cousin.

Il était difficile que, dans la nouvelle ère où les idées étaient entrées avec la restauration, le dogmatisme philosophique de l'école catholique satisfit le plus grand nombre des esprits. A la fin de l'empire, on n'était pas seulement las de la guerre, on était las

aussi de la tension excessive du principe d'autorité. Ce n'était pas uniquement en politique, c'était en toute chose qu'on voulait respirer cet air libre si agréable à ceux qui ont été longtemps enfermés. Les idées, fatiguées d'une longue compression, s'empressaient de se produire, et l'activité intellectuelle qui débordait dans toutes les sphères, devait se montrer aussi dans les sciences philosophiques. Il est rare que les hommes manquent à de pareilles situations intellectuelles; celle-ci rencontra tout d'abord le sien.

M. Royer-Collard, en descendant de sa chaire, l'avait léguée au plus éminent de ses élèves. Le jeune professeur qui lui succéda était né en 1791; par conséquent, en 1815, il avait vingt-six ans, l'âge de la verve et de l'initiative. C'était un de ces hommes heureusement doués qui ont en partage, avec le privilége de pousser haut et loin leurs pensées, celui de les communiquer autour d'eux. Non-seulement M. Cousin était un penseur hardi, un orateur éloquent, un écrivain plein de chaleur et d'élévation; mais il y avait dans son geste, dans sa voix, dans son ton, dans toute sa personne, une secrète attraction qui, lui livrant les âmes de la nombreuse jeunesse accourue à ses leçons, suspendait aux lèvres du professeur tout cet auditoire palpitant d'enthousiasme et d'espoir. Son éloquence prenait souvent un caractère mystérieux et inspiré. Ses idées s'emparaient de son auditoire, parce qu'il en paraissait lui-même possédé. Il semblait, surtout dans les premières années de son enseignement, que les voiles qui ca

chent la vérité pure aux regards des hommes allaient se déchirer, et qu'on entrerait, à la suite de ce puissant investigateur, dans le sanctuaire des causes. Prenant la philosophie où M. Royer-Collard l'avait laissée, il trouva le système de Reid, la philosophie du sens commun, ayant reçu à peu près tous les développements qu'elle pouvait recevoir, et il s'y arrêta peu de temps. Bientôt il se jeta dans la philosophie allemande, et y précipita son auditoire avec lui. Il n'y avait rien là qui pût surprendre. Madame de Staël, dont les écrits trouvèrent tant d'échos, avait, on l'a vu, préparé les intelligences à ce mouvement par son livre De l'Allemagne, dans lequel elle avait commencé à faire connaître, non-seulement quelques-uns des principaux caractères de la philosophie allemande, mais la personne même des chefs de cette philosophie, pour la plupart ses amis et ses hôtes. Les voies étaient donc préparées au jeune professeur de philosophie par le précurseur littéraire le plus puissant qu'il pût rencontrer, et l'impulsion qu'il imprimait aux esprits, dans cette branche des connaissances humaines, coïncidait avec la tendance générale qui devait se manifester dans la littérature par l'avénement d'une nouvelle école.

On peut croire, et ses disciples les plus intimes conviennent qu'à cette époque M. Cousin n'avait point de système assez arrêté pour prendre sur lui de dogmatiser (1). Il cherchait sa philosophie plutôt qu'il ne l'a

(1) Essai sur l'histoire de la philosophie en France au dixneuvième siècle, par Damiron.

vait trouvée. Pendant un temps il se contenta d'enseigner la philosophie allemande qu'il s'était appropriée de telle sorte qu'on eût dit un disciple formé à l'école de Kant. Ce ne fut guère qu'en 1826 qu'il commença à développer une doctrine qui lui était propre. Selon cette doctrine, la notion de la personnalité est identique à celle de la liberté : l'homme est une personne, parce que c'est une volonté libre. Toutes les lois peuvent se réduire à deux : la loi de la causalité et la loi de la substance. Dans l'ordre de la nature des choses, la première, c'est l'idée de la substance; dans l'ordre d'acquisition de nos connaissances, l'idée de la causalité vient avant. C'est comme cause que la substance se révèle à nous. Au fond, ces deux idées ne font qu'un : la substance n'est que la force qui est, comme la force n'est que la substance qui agit.

Après cette énumération des principes de la raison, une question se présente : l'autorité de la raison estelle absolue et invariable? Est-elle sujette au contrôle et au changement? M. Cousin répond par une distinction. La raison est absolue, infaillible, lorsqu'avant tout usage du raisonnement, elle a l'intuition de vérités essentielles, non pas comme raison individuelle, mais comme raison pure. La raison personnelle, agissant à l'aide de la réflexion, est faillible. « Plus que jamais fidèle à la méthode psychologique, dit M. Cousin, au lieu de sortir de l'observation, je m'y enfonçai davantage, et c'est par l'observation que dans l'intimité de la conscience, et à un degré où Kant n'avait pas

pénétré, sous la relativité et la subjectivité apparente des principes nécessaires, j'atteignis et démêlai le fait instantané mais réel de l'aperception spontanée de la vérité, aperception qui, ne se réfléchissant pas immédiatement elle-même, passe inaperçue dans les profondeurs de la conscience, mais y est la base véritable de ce qui, plus tard, sous une forme logique et entre les mains de la réflexion, devient une conception nécessaire. Toute subjectivité et toute réflectivité expirent dans la spontanéité de l'aperception. La raison devient bien subjective par son rapport au moi volontaire et libre, siége et type de toute subjectivité; mais en ellemême elle est impersonnelle; elle n'appartient pas plus à tel moi qu'à tel autre moi dans l'humanité, et ses lois ne relèvent que d'elle-même. » M. Cousin définit la sensation, la faculté que nous avons de savoir du monde extérieur tout ce qui tombe sous les sens. Or nous savons, par les sens, qu'il y a hors de nous des phénomènes que nous percevons et que nous jugeons par les impressions qu'ils produisent en nous. Une impression suppose une action, une action une cause qui en est le principe. C'est donc comme forces actives, plutôt que comme substances, que, dans le système de M. Cousin, nous connaissons les objets extérieurs. Après l'homme, M. Cousin passe à Dieu, qu'il définit ainsi : « Le Dieu de la conscience n'est pas un Dieu abstrait, un roi solitaire relégué par delà la création sur le trône d'une éternité silencieuse et d'une existence absolue, qui ressemble au néant même de l'existence;

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