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les conséquences inadmissibles qu'elles entraînent, et en les soumettant à une inexorable analyse, il avait fini par faire rougir le sens commun de tant d'inventions bizarres, plus inexplicables cent fois que l'énigme qu'elles sont destinées à expliquer. Il y avait donc, au début de la restauration, comme une table rase dans le domaine de la philosophie. Celle de Condillac avait fini son temps, et les intelligences qui, à cette époque d'activité intellectuelle, avaient hâte de se précipiter dans les études philosophiques, comme dans toutes les autres sphères de l'esprit humain, ne devaient pas rencontrer d'obstacles dans les idées établies. M. Royer-Collard leur avait frayé la route, il ne restait qu'à y marcher. La restauration, avec les libertés qu'elle apportait, imprimait naturellement aux travaux philosophiques une vive impulsion, comme à tous les autres travaux intellectuels.

II.

École catholique: - MM. de Maistre, Bonald, la Mennais.

-

Pour compléter ce que nous avons dit sur les idées philosophiques produites par les écrivains de l'école catholique, pendant la restauration, il nous suffira de résumer le système de M. de la Mennais, que nous n'avons pu détacher de sa théorie religieuse, à cause de leur étroite connexité; de rappeler celui de M. de Bonald, qui ne fit que de développer, dans ses Recher

ches philosophiques, ses invariables doctrines, d'indiquer la théorie du baron d'Eckstein, et d'exposer la philosophie du comte Joseph de Maistre, que nous avons surtout envisagé jusqu'ici comme écrivain politique ou controversiste religieux, telle qu'elle résulte de son ouvrage capital, les Soirées de Saint-Pétersbourg.

M. de la Mennais, on s'en souvient, refuse d'admettre, comme sources de certitude, le sens intime, les sens, la raison. Ce sont, suivant lui, des facultés sans contrôle, des témoins suspects. Les sens ont leurs illusions, le sens intime ses incertitudes, la raison ses égarements. Il n'y a donc qu'une règle sûre pour nos jugements l'autorité. L'autorité, c'est le témoignage des hommes; l'autorité suprême, le témoignage du genre humain. L'interprète du genre humain, la voix de la raison générale, à laquelle la raison particulière, le sens intime, les sens doivent recourir, même dans les questions non religieuses, c'est l'Église. Les inconvénients de cette philosophie présentée par un écrivain catholique, mais qui est loin de dériver nécessairement du catholicisme, ont été exposés. Il n'y a plus à y revenir.

Le système de M. de Bonald, fort différent de celui de M. de la Mennais, mais destiné aussi à réconcilier la philosophie avec la théologie, peut être ramené à ces termes. La véritable source des idées, c'est la parole; or la parole a été révélée à l'homme. Non-seulement l'Écriture le dit, ce serait une preuve purement théologique; mais, quand on cherche comment l'homme

aurait pu trouver le langage, on découvre qu'il aurait fallu pour cela qu'il pensât: or, l'homme ne pense qu'à l'aide des mots. Comme le disait Rousseau, la parole eût donc été nécessaire pour inventer la parole. L'homme sans la parole n'eût pas été l'homme complet et ne le serait pas devenu. L'homme a donc été créé en possession de la parole, d'où il résulte que la première langue, avec les notions qu'elle contenait, est une révélation divine. Voilà la preuve philosophique à côté de la preuve théologique. On peut trouver sans doute que cette pensée, donnée pour base unique à la philosophie, est exclusive, et dire avec raison qu'avant la parole, il y a l'intelligence, l'intellect agissant, comme parlent les scolastiques, capable de percevoir les évidences du sens intime, les évidences physiques, les évidences logiques. Mais la belle théorie de M. de Bonald sur le langage n'en a pas moins deux résultats très-importants en philosophie. D'abord, en établissant par une démonstration qui, si elle n'arrive pas jusqu'à l'évidence absolue, atteint le plus haut degré de la vraisemblance logique, que l'homme a été créé avec la parole, elle rend à peu près vaines et illusoires les recherches sur le fameux problème de l'origine des idées, attendu qu'il devient bien difficile, si l'homme a eu la parole au commencement, de discerner les notions qui lui ont été transmises avec la parole, de celles qu'il a acquises lui-même. En second lieu, la théorie de M. de Bonald devient un moyen d'explication décisif d'un grand nombre de no

tions qui surpassent infiniment l'esprit humain, et que cependant l'esprit humain possède. Non-seulement elle explique dans l'homme des points presque inexplicables, mais elle remonte par un seul effort de l'homme à Dieu. Dans les Recherches philosophiques sur les premiers objets de nos connaissances morales, M. de Bonald développe, avec cette puissance de logique qui lui est propre, les principes qu'il a déjà posés dans ses précédents ouvrages. Jamais logicien ne fut plus habile à serrer le nœud d'un argument et à faire jaillir d'une idée ingénieuse ou profonde tout ce qu'elle renferme; jamais écrivain n'exposa ses idées dans une langue plus élevée, plus claire et plus brillante, mais brillante de cette lumière intellectuelle qui n'est que le reflet des clartés sublimes dont l'entendement s'illumine. Du reste, le livre de M. de Bonald, comme son titre l'indique, est plutôt un recueil de réflexions sur les erreurs grossières du système matérialiste et sur les bases qu'il conviendrait de donner à une bonne philosophie, que l'exposition complète et méthodique d'une philosophie nouvelle.

Au rebours de Ballanche, qui ramène l'histoire à la philosophie, c'est de l'histoire que le baron d'Eckstein tire sa philosophie. Il ne veut point qu'on étudie l'homme en soi-même, parce qu'il craint que, dans cette étude, alors vivement recommandée par l'école éclectique, le particulier ne fausse le général. Il veut qu'on étudie l'homme dans l'humanité révélée à elle-même par les diverses phases his

toriques qu'elle a traversées. L'humanité lui paraît se personnifier en deux grands types, dont les développements remplissent l'histoire : l'homme créé bon et déchu, ou Adam, l'homme divinement régénéré, ou Jésus-Christ; c'est-à-dire l'humanité au delà et en deçà de la croix. Ce sont deux personnes, ce sont, en même temps, deux époques historiques qui contiennent l'explication de la nature humaine. Ce n'est qu'en suivant dans les traditions, dans les monuments, dans les récits, dans les destinées des différents peuples, la marche de cette grande figure de l'humanité depuis Adam jusqu'au Christ, depuis le Christ jusqu'à nous, qu'on peut espérer comprendre l'homme, qu'on étudierait en vain dans un individu de cette grande famille; car l'homme n'est pas tel ou tel homme, et il n'y a que Jésus-Christ dont on ait pu dire: Ecce homo, voici l'homme! Cette théorie, à demi enveloppée de formes mystiques, a, autant qu'on peut la saisir sous les voiles épais dont l'entoure l'auteur, un fond de vérité. Il est vrai que l'histoire contient des traditions et des enseignements qu'on ne devrait point négliger dans l'étude de la philosophie. Il y a quelque chose d'arbitraire à ne tenir aucun compte des notions traditionnelles et historiques et à supposer l'homme isolé de l'humanité, sans connaissance acquise, anneau solitaire qui ne se rattacherait à aucune chaîne, de sorte qu'il devrait tout tirer de l'action du monde extérieur sur son intellect par l'intermédiaire des sens, ou des opérations de son sens intime se contemplant lui-même.

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