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témoignage du genre humain, dans cette raison générale dont l'Église n'était que l'interprète. Si l'on faisait un pas de plus, et les esprits logiques ne s'arrêtent point jusqu'à ce qu'ils aient fait le dernier pas, on arrivait à la souveraineté du genre humain pure et simple, et à la souveraineté du peuple comme à son expression naturelle d'âge en âge. Que fallait-il pour cela? Douter que l'Église fût l'interprète de la raison générale. Si ce doute entrait dans l'esprit de M. de la Mennais, il tombait de son haut dans le déisme pur et la république.

C'est un spectacle à la fois instructif et affligeant que celui de ces chutes intellectuelles qui, par des gradations successives, peuvent précipiter les esprits les plus élevés, quand ils sont une fois infatués d'une idée erronée, des cimes les plus hautes dans les abîmes les plus profonds. Certes, à cette époque, M. de la Mennais était loin de ces extrémités; mais il était déjà sur une pente glissante. C'est peu de temps après ces polémiques, vers l'année 1824, qu'un homme encore bien jeune alors, et qui a joué depuis, à la tribune, un rôle éclatant, s'étant arrêté, en se rendant en Bretagne, dans le petit manoir patrimonial que M. de la Mennais, dont il était l'ami, possédait à la porte de Dinan, eut avec lui un entretien qu'on pourrait appeler prophétique. M. de la Mennais, qui vivait seul à Lachesnais avec ses pensées et ses livres depuis plusieurs mois, accueillit avec bonheur cette occasion de conversation. Ce fut une de ces causeries sans fin qui,

se prolongeant pendant la fuite légère des heures inaperçue de ceux pour qui elles sonnaient, touchent à tous les sujets, et réveillent, en courant, des mondes d'idées. Tout en continuant à converser, les deux amis gravirent le joli coteau qui domine la petite rivière de Dinan; on passa en revue les sujets qui occupaient les esprits méditatifs de ce temps, les rêveries de Swedenborg, puis les opinions alors controversées sur le magnétisme, aux phénomènes merveilleux duquel on chercha des explications dans les relations mutuelles des trois églises, celle qui combat, celle qui souffre, celle qui triomphe. Enfin, M. de la Mennais rentra dans le courant habituel de ses idées. Il causait avec cette supériorité et cette verve bien connues de ceux qui l'ont entendu à cette époque. Sa pensée volait droit devant elle comme un aigle aux ailes étendues et dévorait l'espace. On eût dit qu'il dictait des pages pour la postérité; sa conversation était un livre éloquent. Tout à coup, son ami, qui l'écoutait pensif et les yeux attachés sur la petite rivière qui tourbillonne en cet endroit, l'interrompit avec un mouvement d'effroi, comme s'il avait eu une subite intuition du précipice qui devait s'ouvrir dans l'avenir.—« Taisez-vous, lui cria-t-il, vous me faites peur. - Et pourquoi? Je vois que vous deviendrez chef de secte?- Jamais! s'écria M. de la Mennais; plutôt rentrer dans le sein de ma mère, que de sortir du giron de l'Église ! Je vous dis que vous en sortirez; je vous en vois sortir. Et pourquoi? Et comment? - Pour

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quoi? C'est que vous suivez inexorablement vos idées

où elles vous mènent, sans qu'aucune considération puisse vous arrêter; c'est que votre esprit domine tout sans que rien le domine. »

VII.

Lutte de M. de la Mennais contre M. Frayssinous.- La Religion considérée dans ses rapports avec l'ordre politique et civil. - Du progrès de la révolution. - Scission.

Quand M. de la Mennais repoussait avec cette énergie toute pensée de séparation, il parlait dans la sincérité de son cœur. Mais déjà se remuait à son insu, dans son âme, ce sentiment de hauteur et d'irritation qui amène les séparations. Il avait cette terrible confiance en lui-même et ce superbe dédain des ménagements et du respect dus aux autorités hiérarchiques, qui ont causé la perte des plus grands esprits. C'est ainsi qu'à la fin de l'année 1823, il adressa, dans un journal, sous la forme d'une lettre, une admonestation publique à M. Frayssinous, alors évêque d'Hermopolis, grand maître de l'Université. M. Frayssinous avait embrassé, au sujet de l'Université qui alarmait dès lors à bon droit les esprits catholiques et dont le monopole devait être l'objet de tant de luttes, une opinion différente de celle de M. de la Mennais. Tandis que celui-ci croyait qu'il était du devoir du gouvernement de la détruire complétement, M. Frayssinous pensait que le gouvernement devait chercher à s'en servir en améliorant son personnel et en faisant pénétrer les doctrines religieuses

dans son enseignement; et il lui a même exposé les motifs de sa conviction à cet égard. Dans ce temps, le clergé, auquel on parlait de confier l'éducation de la jeunesse, ne suffisait pas même au sacerdoce, et plus de quinze mille places étaient vacantes dans le ministère ecclésiastique, faute de prêtres. En outre, le clergé n'était point préparé par des études nécessaires à cette tâche immense. Les congrégations anciennes avaient disparu, il ne s'en était point fondé. «Une seule se présentait avec les signes d'une vie toute nouvelle, mais c'était justement celle qui était repoussée par une opinion puissante dans les chambres, les corps administratifs, judiciaires et savants, qu'on a poursuivie de toutes les manières, jusqu'à ce qu'enfin elle ait disparu. Ce n'est pas le gouvernement qui peut obvier à cet inconvénient; jamais gouvernement temporel n'a été le créateur d'une corporation religieuse; que des hommes suscités de Dieu, comme Benoît, François, Ignace, Vincent de Paul, paraissent au milieu de nous, et ils deviendront les moyens les plus puissants d'une régénération universelle (1). » M. Frayssinous concluait en disant qu'il fallait se servir de l'Université, largement améliorée. M. de la Mennais crut pousser M. Frayssinous hors de ses voies en dénonçant publiquement l'Université dans un des journaux les plus véhéments de la droite. Dans cette lettre (2), où l'attaque la plus vive contre le grand

(1) Notes manuscrites de M. Frayssinous, publiées dans la vie de ce prélat par le baron Henrion.

(2) Nous reproduisons cette lettre, publiée par le Drapeau blanc, rédigé alors par M. Martainville, comme un document

maître de l'Université rendu responsable du mal qui se faisait et du bien qui ne se faisait pas, était à demi dé

très-propre à faire connaître le mouvement des idées à cette époque :

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« Un des plus profonds observateurs de la société, et le génie le plus vaste peut-être qui ait illustré le grand siècle, Leibnitz, disait : « J'ai toujours pensé qu'on réformerait le genre humain, « si on réformait l'éducation de la jeunesse. » L'homme est tel qu'on le fait ; et si, à certaines époques, il y a dans les dispositions des peuples quelque chose de plus fort que les gouvernements, l'avenir dépend d'eux, et ils en répondent, parce que l'avenir est tout entier dans les doctrines dont on nourrit l'enfance, dans les sentiments qu'on lui inspire, dans les habitudes qu'on prend soin de lui faire contracter.

« Les ennemis de l'ordre, les enfants du siècle, plus habiles, nous dit l'Évangile, que les enfants de lumière, ne s'y méprennent point; ils savent que, pour préparer ou pour affermir le règne du mal, on ne saurait trop tôt en déposer le germe dans les cœurs; aussi, dès qu'un pays entre en révolution, s'occupent-ils d'abord de changer l'éducation publique. C'est ce qu'on a pu remarquer récemment encore à Naples et en Espagne. En annonçant le dessein de s'emparer de la génération naissante, à l'aide d'un enseignement dirigé selon leurs vues, les Cortès voulurent assurer le triomphe de leur cause, et décourager dans les gens de bien l'espérance même.

« A cet égard, comme en tout le reste, les révolutionnaires espagnols ne firent qu'imiter l'exemple que la France leur avait donné; la France, qui, après avoir offert à l'Europe le plus parfait modèle de civilisation, semble avoir ensuite été destinée à la guider dans le désordre et à l'instruire dans la science du mal.

« Je ne ferai point ici l'histoire des hideuses institutions qui portèrent successivement le nom de prytanées et de lycées. Personne n'ignore ce que fut l'éducation publique sous la Convention, le Directoire et l'Empire. Le nouveau peuple qu'elle devait former

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