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On voit qu'il y avait deux systèmes d'idées qui marchaient parallèlement dans l'esprit de M. de Maistre. En politique, il plaçait la souveraineté dans le roi, en religion dans le pape, sans méconnaître cependant les garanties qui résultaient des assemblées et des conciles. Mais il éprouvait une certaine disposition à donner une prééminence et une juridiction à la souveraineté spirituelle sur la souveraineté temporelle. Il admirait historiquement la suzeraineté morale qu'avaient exercée les papes au moyen âge, et le souvenir favorable qu'il en avait gardé prenait quelquefois la forme, sinon d'une espérance, au moins d'un vœu. Il pouvait y avoir là un danger pour les disciples de son école, qui seraient moins complets et moins fermes dans leurs opinions sur la fidélité et le respect dû aux pouvoirs politiques légitimes. Certes le comte de Maistre a pris soin de faire remarquer que la suzeraineté morale des papes s'exerça presque toujours, au moyen âge, sur des souverainetés électives, qui ont un caractère moins inviolable que les autres, parce que l'élection suppose toujours un contrat qui est subordonné à certaines conditions et n'est pas indissoluble. Il a en outre insisté sur ce fait important, qu'au moment où cette grande action des papes s'exerça, les souverainetés temporelles de l'Europe chrétienne, presque toutes au berceau, étaient plus ou moins contestables et n'avaient point reçu la consécration définitive du temps. Mais il pouvait rester, dans certains esprits, cette impression unique que, dans la pensée

de M. de Maistre, la royauté, même légitime, n'était pas inamissible. Or si ces esprits étaient moins frappés que le sien de la nécessité pour les peuples de respecter ces légitimités, filles du temps, qui ont enfoncé leurs racines dans le sol, s'ils avaient la raison moins haute, le cœur moins droit et les sentiments moins royalistes, il était à craindre qu'ils ne glissassent sur la pente, et qu'ils ne vinssent à considérer, comme un fait peu important, le renversement des puissances temporelles, en regardant la souveraineté du chef de l'Église comme la seule importante et au fond comme l'unique souveraineté, et en mettant les autres au nombre de ces instruments dont on se sert et qu'on rejette selon les besoins des temps. Si, en outre, la foi catholique diminuait, puis venait à s'éteindre chez un de ces esprits altiers qui, en secouant le joug de l'obéissance envers les souverainetés temporelles, s'étaient préparés peu à peu à lever sur la souveraineté spirituelle elle-même un regard déshabitué de respect, il ne devait plus rester de démontré pour lui qu'une chose : c'est la souveraineté absolue des peuples sur eux-mêmes et le droit de renverser à leur gré leurs gouvernements.

C'est ainsi que, par une étrange corruption des meilleurs principes, de l'école à la fois monarchique et catholique fondée en France par M. de Maistre, deux natures d'esprits pouvaient sortir en s'en éloignant: les indifférents en matière de révolutions politiques, et en second lieu, les révolutionnaires proprement dits,

qui, après avoir contracté dans une première étape un certain dédain de l'autorité politique, arriveraient, au bout de la seconde, au mépris de l'autorité religieuse elle-même, et demeureraient purement et simplement révolutionnaires. Il faut se hâter de le dire, ce n'était point là la logique et l'usage de la doctrine religieuse et politique de M. de Maistre; c'en était le sophisme et l'abus.

VI.

Essai sur l'Indifférence en matière de Religion.

Au début de la restauration, M. de la Mennais appartenait incontestablement à cette école religieuse et monarchique fondée, au commencement du siècle par MM. de Chateaubriand, de Bonald et Joseph de Maistre. C'était avec ce dernier cependant qu'il avait les rapports intellectuels les plus intimes et les relations de doctrines les plus étroites. Les questions religieuses, objet de ses études spéciales, étaient celles qui naturellement appelaient le plus son attention. En faisant ses premiers pas dans Ja carrière d'écrivain, il avait, on l'a vu, en concourant avec son frère à un ouvrage d'érudition religieuse destiné à établir historiquement l'intervention des papes dans la promotion des évêques, dès les premiers siècles, rencontré l'occasion de témoigner le respect filial dont il était animé pour la chaire de saint Pierre et son zèle pour la défense de ses droits. Plus tard, quand le Conservateur fut fondé,

M. de la Mennais y traita, avec une grande vigueur de logique et un style plein de nerf et d'éclat, les questions qui se rattachaient à la religion. C'est ainsi qu'attaquant le monopole de l'enseignement concentré dans les mains de l'État, il le signala comme une violation intolérable des droits des pères de famille, une négation de la liberté humaine, et un danger permanent pour la société. En même temps, il traitait la grande question de l'éducation du peuple, et montrait qu'il est nécessaire pour lui, comme pour la société tout entière, que cette éducation soit essentiellement religieuse, qu'elle développe l'homme tout entier, au lieu de lui donner seulement sur quelques points un savoir spécial. Conséquent avec lui-même, il défendait les frères de la Doctrine chrétienne contre les attaques dont ils étaient l'objet, et surtout contre la prétention de l'Université de les assujettir à son autorité directe, en relâchant les liens qui les attachaient à la règle de leur institut, qui leur impose une obéissance absolue envers leur supérieur (1). Ce fut encore M. de la Mennais qui, à l'occasion d'un des procès les plus retentissants de cette époque, traita, contre un jurisconsulte dont la célébrité commençait, la question difficile de la conciliation du principe de la liberté des cultes avec le respect dû à la religion de l'État, dans les contrées où la loi en reconnaît une.

(1) Voir dans le Conservateur, année 1818, tome Ier, pages 145, 297, 585, les articles de M. de la Mennais.

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M. Odilon Barrot avait dit dans un mémoire :

Depuis la Constituante, le législateur a dégagé les actes de la vie civile de toute l'influence religieuse. Il a poussé ses scrupules pour la liberté des consciences jusqu'à faire abstraction entière de toute religion et à disposer comme s'il n'existait aucun culte déterminé en France. La charte n'a pas entendu apporter aucune modification à ce grand principe, que la loi n'est d'aucune religion. » M. de la Mennais répondait : « Une charte ne saurait ni entendre, ni ne pas entendre, parce qu'une charte n'a pas de volonté; elle n'est que l'expression de la volonté du pouvoir, qui peut seul déclarer ce qu'il a voulu. Que le pouvoir s'explique donc; qu'il nous dise s'il a, comme on l'assure, entendu consacrer l'athéisme politique. Se taire, c'est céder son droit; chacun décidera la question selon ses intérêts, ses opinions, ses passions, parce qu'il faut nécessairement qu'elle soit décidée. La charte a-t-elle le sens que lui prête M. Odilon Barrot? Si on répond affirmativement, alors ne disputons plus sur les conséquences; disons-le nettement: Oui, la loi garantit toutes les croyances quelles qu'elles soient, et comme il peut y avoir autant de croyances diverses que d'individus, elle garantit toutes les extravagances qui peuvent monter à l'esprit de l'homme; elle garantit l'anarchie spirituelle la plus complète; elle force le magistrat à respecter tous les genres de délire et de fanatisme, à respecter trente millions de cultes, s'il plaît de les établir; à respecter, sous les noms de religions, des

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