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un assez grand nombre de vérités mêlées à beaucoup d'erreurs, un intérêt dramatique, des opinions toutes faites et éloquemment exprimées sur la révolution, une horreur suffisante de ses crimes pour que les cœurs honnêtes ne fussent pas choqués. Son succès fut immense, et les voies demeurèrent préparées à une histoire de la révolution qui prendrait les esprits où madame de Staël les avait laissés, et les conduirait plus loin.

V.

M. Thiers.-M. Mignet.

Le livre de madame de Staël appartenait encore à l'époque du témoignage, c'est-à-dire, à celle pendant laquelle, comme l'a fait observer un esprit sagace (1), « les écrivains disent ce qu'ils ont vu, ce qu'ils ont cru, ce qu'ils ont senti, et ne séparent pas le récit des événements de l'impression qu'ils en ont reçue. » Burke, de Maistre, Mounier, Necker, madame de Staël, Dumouriez, Chateaubriand, la Fayette, Napoléon luimême, sont au nombre de ces illustres témoins dont les dépositions sont les matériaux les plus importants de l'histoire. Le temps qui, en marchant, laissait derrière lui les tombeaux des acteurs des diverses scènes de la révolution, allait remettre la plume aux historiens d'une génération nouvelle qui, n'ayant point de

(1) M. Desmousseaux de Givré, dans une étude remarquable sur l'Histoire de la Convention, par M. de Barante.

souvenirs personnels, devaient écrire l'histoire de la révolution française, non plus avec des impressions, mais d'après un esprit de système, résultat de leurs méditations.

Quatre années après la mort de madame de Staël, deux jeunes hommes inconnus, et qui avaient leur fortune de renommée comme leur autre fortune à faire, arrivaient à Paris en quittant la ville d'Aix, où ils s'étaient rencontrés aux cours de la faculté de droit, au sortir du lycée de Marseille, où le premier de ces jeunes hommes, nous l'avons dit, avait fait des études brillantes, et du lycée d'Avignon, où le second n'avait pas obtenu moins de succès. Ils s'étaient liés d'une étroite amitié pendant ces cours. La triple communauté d'une passion ardente pour l'étude de la littérature, de la philosophie, de l'histoire; d'une opinion politique avancée, car, à vingt ans, on est toujours pour le progrès indéfini et surtout pour le changement; d'une ferme volonté de parvenir, jointe à une de ces sympathies réciproques qui scellent pour toujours l'une à l'autre deux vies, leur faisait tenter ensemble la destinée. Ils arrivaient à Paris aussi riches qu'Alexandre partant pour la conquête du monde; ils avaient, comme lui, l'espérance; mais c'était leur seule richesse. « Il y a bien des années, dit un écrivain (1) qui les connut à cette époque, que je gravis pour la première fois les innombrables degrés d'un

(1) M. Loëve-Weymars : Hommes d'Etat de France et d'Ângleterre.

sombre hôtel garni, situé au fond du sale et obscur passage Montesquieu, dans un des quartiers les plus populeux et les plus bruyants de Paris. Ce fut avec un vifsentiment d'intérêt que j'ouvris, au quatrième étage, la porte enfumée d'une petite chambre qui vaut la peine d'être décrite. Une modeste commode et un lit en bois de noyer composaient tout l'ameublement, qui était complété par des rideaux de toile blanche, deux chaises et une petite table noire mal affermie sur ses pieds. » Les deux jeunes hommes qui étaient descendus au modeste hôtel du sale et obscur passage Montesquieu, étaient MM. Thiers et Mignet.

On était en 1823. M. Thiers arrivait à Paris à vingtsix ans. Comme passe-port, il apportait une lettre de recommandation pour Manuel, orateur véhément et verbeux, qui était alors dans tout l'éclat de sa renommée oratoire et politique. Manuel venait, par un de ces coups de colère et de violence des majorités, qu'expliquait, sans le justifier, la malveillance notoire et crûment exprimée de l'orateur pour le gouvernement légitime, d'être expulsé de la chambre. Dans cette époque d'un enthousiasme fébrile pour le gouvernement représentatif, l'expulsion d'un seul député devenait un attentat aux yeux de l'opinion publique, et Manuel apparaissait aux jeunes imaginations comme un héros, presque un martyr. Il accueillit avec bienveillance M. Thiers, l'introduisit chez M. Laffitte, qui exerçait alors une espèce de royauté mi-financière mi-politique, et auprès des principaux chefs de l'opposition, Casimir

Périer, le général Foy, le baron Louis. M. Thiers eut bientôt aussi ses entrées chez M. de Talleyrand, qui avait trop d'esprit pour ne pas deviner celui qu'avaient les autres. On pouvait dire, du jeune Provençal qui entrait dans le monde parisien, ce que le comte de Mirabeau écrivait de son formidable fils à son frère le bailli, quand Honoré-Gabriel de Mirabeau fut présenté pour la première fois à Versailles : « Il a le don terrible de la familiarité. » Cette familiarité est la confiance de ceux qui ont un sentiment assez vif de leur supériorité personnelle, pour marcher les égaux de tout le monde et pour ne pas craindre de se commettre, soit avec leurs inférieurs, soit avec leurs supérieurs. La noblesse de race prend son niveau dans le passé; la noblesse de l'esprit prend quelquefois le sien dans l'avenir. Ainsi faisait M. Thiers, bientôt admis dans la rédaction du Constitutionnel, où l'on remarqua le tour vif et naturel de son style, l'abondance de ses idées et le caractère agressif de sa polémique. Il est rare que, dans les gouvernements représentatifs, les hommes supérieurs qui naissent dans une situation inférieure ne soient pas de l'opposition. C'est à la fois une protestation contre la position qu'ils occupent dans la société, et un moyen d'en sortir. En outre, la première éducation de M. Thiers avait été profondément démocratique, et empreinte des idées du dix-huitième siècle. Il arrivait donc avec les illusions de la jeunesse, toujours disposée à la critique parce qu'elle sait peu et qu'elle espère beaucoup, avec les préventions naturelles de sa

situation et les préjugés acquis de son éducation. Tel était l'état de son esprit quand il entreprit d'écrire l'histoire de la révolution française.

Pour bien comprendre les beautés et les défauts de cet ouvrage, il faut savoir comment il fut composé. L'historien fit son histoire plutôt avec des hommes qu'avec des livres. Admis et recherché dans tous les salons politiques de l'opposition, il rencontrait là les survivants des luttes et des guerres révolutionnaires, et avec ce don de la causerie qu'il poussait déjà trèsloin, et l'art de diriger la conversation vers le point qu'il voulait éclaircir, il compulsait tour à tour ces documents vivants de la révolution française, et s'appropriait leurs souvenirs. De là, en partie, ce mouvement, cette vie, cette passion, qui respirent dans ces récits. Il n'avait pas lu la révolution dans de froides descriptions, il l'avait vue dans la mémoire des acteurs de ce grand drame, qui, à sa voix, l'avaient évoquée. Mais de là aussi une tendance naturelle à trouver des motifs à toutes les phases révolutionnaires; car les acteurs de ces diverses scènes tenaient nécessairement pour motivée la scène où ils avaient joué un rôle. La passion qui les avait animés, pendant qu'ils étaient sur le théâtre, et qui les avait empêchés de juger le drame dans son ensemble, survivait en eux, et imprégnait leur récit de ses couleurs. Il devait donc résulter de cette espèce d'enquête faite par un jeune homme nourri des doctrines de la révolution, favorable à son principe, dévoué à ses résultats, auprès de tous ces per

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