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objets, n'étant jamais corrompues par un vernis de dévotion monacale.

Cet ouvrage fut parmi nous l'époque d'une révolution; il commença à y faire naître le goût de la philofophie et de la littérature anglaise; à nous inté reffer aux mœurs, à la politique, aux connaissances commerciales de ce peuple; à répandre fa langue parmi nous. Depuis, un engouement puéril a pris la place de l'ancienne indifférence; et, par une fingularité remarquable, Voltaire a eu encore la gloire de le combattre et d'en diminuer l'influence.

Il nous avait appris à fentir le mérite de Shakespeare, et à regarder son théâtre comme une mine d'où nos poëtes pourraient tirer des tréfors; et lorsqu'un ridicule enthousiasme a présenté comme un modèle à la nation de Racine et de Voltaire, ce poëte éloquent, mais fauvage et bizarre, et a voulu nous donner pour des tableaux énergiques et vrais de la nature, fes toiles chargées de compofitions abfurdes, et de caricatures dégoûtantes et groffières, Voltaire a défendu la caufe du goût et de la raifon. Il nous avait reproché la trop grande timidité de notre théâtre; il fut obligé de nous reprocher d'y vouloir porter la licence barbare du théâtre anglais.

La publication de ces Lettres excita une perfécution dont, en les lifant aujourd'hui, on aurait peine à concevoir l'acharnement; mais il y combattait les idées innées ; et les docteurs croyaient alors que, s'ils n'avaient point d'idées innées, il n'y aurait pas de caractères affez fenfibles pour diftinguer leur amé de celle des bêtes. D'ailleurs il y foutenait avec Locke, qu'il n'était pas rigoureufement

prouvé que DIEU n'aurait pas le pouvoir, s'il le voulait abfolument, de donner à un élément de la matière la faculté de penser; et c'était aller contre le privilége des théologiens qui prétendent savoir à point nommé, et favoir feuls, tout ce que DIEU a pensé, tout ce qu'il a fait ou pu faire, depuis et même avant le commencement du monde.

Enfin il y examinait quelques paffages des Penfées de Pafcal, ouvrage que les jéfuites même étaient obligés de refpecter malgré eux, comme ceux de St Auguftin; on fut fcandalifé de voir un poëte, un laïque, ofer juger Pafcal. Il femblait qu'attaquer le feul des défenfeurs de la religion chrétienne qui eût auprès des gens du monde la réputation d'un grandhomme, c'était attaquer la religion même, et que fes preuves feraient affaiblies fi le géomètre, qui avait promis de fe confacrer à fa défense, était convaincu d'avoir fouvent mal raifonné.

Le clergé demanda la fuppreffion des Lettres fur les Anglais, et l'obtint par un arrêt du confeil. Ces arrêts fe donnent fans examen, comme une espèce de dédommagement du fubfide que le gouvernement obtient des assemblées du clergé, et une récompense de leur facilité à l'accorder. Les miniftres oublient que l'intérêt de la puiffance féculière n'eft pas dé maintenir, mais de laiffer détruire, par les progrès de la raison, l'empire dont les prêtres ont fi longtemps abufé avec tant de barbarie; et qu'il n'est pas d'une bonne politique d'acheter la paix de fes ennemis, en leur facrifiant fes défenfeurs.

Le parlement brûla le livre, fuivant un ufage jadis inventé par Tibère, et devenu ridicule depuis

l'invention de l'imprimerie; mais il eft des gens auxquels il faut plus de trois fiècles pour commencer à s'apercevoir d'une absurdité.

Toute cette perfécution s'exerçait dans le temps même où les miracles du diacre Pâris et ceux du père Girard couvraient les deux partis de ridicule et d'opprobre. Il était jufte qu'ils fe réuniffent contre un homme qui ofait prêcher la raison. On alla jusqu'à ordonner des informations contre l'auteur des Lettres philofophiques. Le garde des fceaux fit exiler Voltaire qui, alors abfent, fut averti à temps, évita les gens envoyés pour le conduire au lieu de fon exil, et aima mieux combattre de loin et d'un lieu sûr. Ses amis prouvèrent qu'il n'avait pas manqué à fa promeffe de ne point publier ses Lettres en France, et qu'elles n'avaient paru que par l'infidélité d'un relieur. Heureufement le garde des fceaux était plus zélé pour fon autorité que pour la religion, et beaucoup plus miniftre que dévot. L'orage s'apaifa, et Voltaire eut la permiffion de reparaître à Paris.

Le calme ne dura qu'un inftant. L'Epître à Uranie, jufqu'alors renfermée dans le fecret, fut imprimée ; et, pour échapper à une perfécution nouvelle, Voltaire fut obligé de la défavouer et de l'attribuer à l'abbé de Chaulieu, mort depuis plufieurs années. Cette imputation lui fefait honneur comme poëte fans nuire à fa réputation de chrétien. (*)

La néceffité de mentir pour défavouer un ouvrage, eft une extrémité qui répugne également à la confcience et à la nobleffe du caractère; mais le crime

(*) Voyez les Oeuvres de Chaulieu.

est

eft pour les hommes injuftes qui rendent ce défaveu néceffaire à la fureté de celui qu'ils y forcent. Si vous avez érigé en crime ce qui n'en eft pas un, fi vous avez porté atteinte, par des lois abfurdes, ou par des lois arbitraires, au droit naturel qu'ont tous les hommes, non-feulement d'avoir une opinion, mais de la rendre publique; alors vous méritez de perdre celui qu'a chaque homme d'entendre la vérité de la bouche d'un autre, droit qui fonde feul l'obligation rigoureuse de ne pas mentir. S'il n'est pas permis de tromper, c'est parce que, tromper quelqu'un, c'eft lui faire un tort, ou s'expofer à lui en faire un; mais le tort fuppofe un droit, et perfonne n'a celui de chercher à s'affurer les moyens de commettre une injuftice.

Nous ne difculpons point Voltaire d'avoir donné fon ouvrage à l'abbé de Chaulieu; une telle imputation, indifférente en elle-même, n'eft, comme on fait, qu'une plaifanterie. C'eft une arme qu'on donne aux gens en place, lorfqu'ils font difpofés à l'indulgence, fans ofer en convenir, et dont ils fe fervent pour repouffer les perfécuteurs plus férieux et plus acharnés.

L'indifcrétion avec laquelle les amis de Voltaire récitèrent quelques fragmens de la Pucelle, fut la cause d'une nouvelle perfécution. Le garde des fceaux menaça le poëte d'un cu de baffe foffe, fi jamais il paraiffait rien de cet ouvrage. A une longue distance du temps où ces tyrans fubalternes, fi bouffis d'une puissance éphémère, ont ofé tenir un tel langage à des hommes qui font la gloire de leur patrie et de leur fiècle, le fentiment de mépris qu'on éprouve ne Vie de Voltaire.

C

laiffe plus de place à l'indignation. L'oppreffeur et l'opprimé font également dans la tombe, mais le nom de l'opprimé, porté par la gloire aux fiècles à venir, préserve feul de l'oubli, et dévoue à une honte éternelle celui de fes lâches perfécuteurs.

Ce fut dans le cours de ces orages que le lieutenant de police Hérault dit un jour à Voltaire: Quoi que vous écriviez, vous ne viendrez pas à bout de détruire la religion chrétienne. C'est ce que nous

verrons, répondit-il. (*)

Dans un moment où l'on parlait beaucoup d'un homme arrêté fur une lettre de cachet fufpecte de fauffeté, il demanda au même magiftrat ce qu'on fefait à ceux qui fabriquaient de fauffes lettres de cachet. On les pend. C'est toujours bien fait, en attendant qu'on traite de même ceux qui en fignent de

vraies.

Fatigué de tant de perfécutions, Voltaire crut alors devoir changer fa manière de vivre. Sa fortune lui en laiffait la liberté. Les philofophes anciens vantaient la pauvreté comme la fauvegarde de l'indépendance; Voltaire voulut devenir riche pour être indépendant; et il eut également raison. On ne connaiffait point chez les anciens ces richeffes fecrètes qu'on peut s'affurer à la fois dans différens pays, et mettre à l'abri de tous les orages. L'abus des confiscations y rendait les richeffes auffi dangereuses par elles-mêmes que la gloire ou la faveur populaire. L'immenfité de l'empire romain, et la petiteffe des républiques grecques, empêchaient également de fouftraire à ses ennemis fes richeffes et fa perfonne. (*) Voyez la correfpondance générale.

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