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comédiens, furent irrités qu'un poëte osât leur difputer la moitié de leur empire, et les gens en place ne lui pardonnèrent point de leur avoir reproché leur indigne faibleffe.

Voltaire fentit qu'un grand fuccès au théâtre pouvait feul, en lui affurant la bienveillance publique, le défendre contre le fanatifme. Dans les pays où il n'exifte aucun pouvoir populaire, toute classe d'hommes qui a un point de ralliement, devient une forte de puiflance. Un auteur dramatique eft fous la fauvegarde des fociétés pour lesquelles le fpectacle eft un amusement ou une reffource. Ce public, en applaudiffant à des allufions, bleffe ou flatte la vanité des gens en place, décourage ou ranime les partis élevés contre eux, et ils n'ofent le braver ouvertement. Voltaire donna donc Eryphile qui ne remplit point fon but; mais, loin de se laiffer abattre par ce revers, il faifit le fujet de Zaïre, en conçoit le plan, achève l'ouvrage en dix-huit jours, et elle paraît fur le théâtre quatre mois après Eryphile.

Le fuccès paffa fes efpérances. Cette pièce eft la première où, quittant les traces de Corneille et de Racine, il ait montré un art, un talent et un style qui n'étaient plus qu'à lui. Jamais un amour plus vrai, plus paffionné n'avait arraché de fi douces larmes; jamais aucun poëte n'avait peint les fureurs de la jaloufie dans une ame fi tendre, fi naïve, fi généreufe. On aime Orofmane, lors même qu'il fait frémir; il immole Zaïre, cette Zaire fi intéreffante, fi vertueuse, et on ne peut le haïr. Et, s'il était poffible de fe diftraire d'Orofmane et de Zaïre,

combien la religion n'eft-elle pas imposante dans le vieux Lufignan! quelle nobleffe le fanatique Néreftan met dans fes reproches! avec quel art le poëte a su préfenter ces chrétiens qui viennent troubler une union fi touchante ! Une femme fenfible et pieuse pleure fur Zaire qui a facrifié à fon Dieu fon amour et fa vie, tandis qu'un homme étranger au christianifme pleure Zaire dont le cœur égaré, par fa tendreffe pour fon père, s'immole au préjugé fuperftitieux qui lui défend d'aimer un homme d'une fecte étrangère et c'eft-là le chef-d'œuvre de l'art. Pour quiconque ne croit point aux livres juifs, Athalie n'eft que l'école du fanatifme, de l'affaffinat et du menfonge. Zaïre eft dans toutes les opinions, comme pour tous les pays, la tragédie des cœurs tendres et des ames pures.

Elle fut fuivie d'Adélaïde du Guefclin, également fondée fur l'amour, et où, comme dans Zaïre, des héros français, des événemens de notre histoire, rappelés en beaux vers, ajoutaient encore à l'intérêt : mais c'était le patriotisme d'un citoyen qui fe plaît à rappeler des noms refpectés et de grandes époques, et non ce patriotifme d'antichambre, qui depuis a tant réuffi fur la scène française.

Adélaïde n'eut point de fuccès. Un plaifant du parterre avait empêché de finir Mariamne, en criant: La reine boit; un autre fit tomber Adélaïde, en répondant Couffi, couffi, à ce mot fi noble, fi touchant de Vendôme : Es-tu content, Couci?

Cette même pièce reparut fous le nom du Duc de Foix, corrigée moins d'après le fentiment de l'auteur que fur les jugemens des critiques; elle réuffit mieux.

Mais lorfque, long-temps après, les trois coups de marteau du Philofophe fans le favoir eurent appris qu'on ne fifflerait plus le coup de canon d'Adélaïde, lorfqu'elle fe remontra fur la scène, malgré Voltaire qui fe fouvenait moins des beautés de fa pièce que des critiques qu'elle avait effuyées; alors elle enleva tous les fuffrages, alors on fentit toute la beauté du rôle de Vendôme auffi amoureux qu'Orofmane; l'un, jaloux par la fuite d'un caractère impérieux, l'autre par l'excès de fa paffion; l'un tyrannique par l'impétuofité et la hauteur naturelle de fon ame, l'autre par un malheur attaché à l'habitude du pouvoir absolu. Orofmane, tendre, défintéreffé dans fon amour, fe rend coupable dans un moment de délire où le plonge une erreur excufable, et s'en punit en s'immolant lui-même; Vendôme, plus perfonnel, apparte→ nant à sa paffion plus qu'à fa maîtresse, forme, avec une fureur plus tranquille, le projet de fon crime, mais l'expie par ses remords et par le facrifice de fon amour. L'un montre les excès et les malheurs où la violence des paffions entraîne les ames généreufes, l'autre, ce que peuvent le repentir et le sentiment de la vertu fur les ames fortes, mais abandonnées à leurs paffions.

On prétend que le Temple du Goût nuifit beaucoup au fuccès d'Adélaïde. Dans cet ouvrage charmant, Voltaire jugeait les écrivains du fiècle paffé, et même quelques-uns de fes contemporains. Le temps a confirmé tous fes jugemens; mais alors ils parurent autant de facriléges. En obfervant cette intolérance littéraire, cette néceffité impofée à tout écrivain qui veut conferver fon repos, de refpecter

les opinions établies fur le mérite d'un orateur ou d'un poëte ; cette fureur avec laquelle le public pourfuit ceux qui ofent, fur les objets même les plus indifférens, ne penfer que d'après eux-mêmes; on ferait tenté de croire que l'homme eft intolérant par fa nature. L'efprit, le génie, la raison, ne garantiffent pas toujours de ce malheur. Il eft bien peu d'hommes qui n'aient pas en fecret quelques idoles dont ils ne voient point de fang froid qu'on ofe affaiblir ou détruire le culte.

Dans le grand nombre, ce fentiment a pour origine l'orgueil et l'envie. On regarde, comme affectant fur nous une fupériorité qui nous bleffe, l'écrivain qui, en critiquant ceux que nous admirons, a l'air de fe croire fupérieur à eux, et dès-lors à nous-mêmes. On craint qu'en abattant la ftatue de l'homme qui n'est plus, il ne prétende élever à sa place celle d'un homme vivant dont la gloire eft toujours un fpectacle affligeant pour la médiocrité. Mais fi des efprits fupérieurs s'abandonnent à cette espèce d'intolérance, cette faibleffe excufable et paffagère, née de la paresse et de l'habitude, cède bientôt à la vérité, et ne produit ni l'injustice ni la perfécution.

Dans fa retraite, Voltaire avait conçu l'heureux projet de faire connaître à sa nation la philofophie, la littérature, les opinions, les fectes de l'Angleterre; et il fit fes Lettres fur les Anglais (*). Newton, dont on ne connaissait en France ni les opinions philofophiques, ni le fyftême du monde, ni presque

(*) La matière de ces lettres eft répandue, sous d'autres titres, dans les Oeuvres, et principalement dans le Dictionnaire philofo. phique.

même les expériences fur la lumière; Locke, dont le livre traduit en français, n'avait été lu que par un petit nombre de philofophes; Bacon, qui n'était célèbre que comme chancelier; Shakespeare, dont le génie et les fautes groffières font un phénomène dans l'hiftoire de la littérature; Congrève, Wicherley, Addison, Pope, dont les noms étaient presque inconnus même de nos gens de lettres ; ces quakers fanatiques, fans être perfécuteurs, infenfés dans leur dévotion, mais les plus raisonnables des chrétiens dans leur croyance et dans leur morale, ridicules aux yeux du refte des hommes pour avoir outré deux vertus, l'amour de la paix et celui de l'égalité les autres fectes qui fe partageaient l'Angleterre ; l'influence qu'un efprit général de liberté y exerce fur la littérature, fur la philofophie, fur les arts, fur les opinions, fur les mœurs ; l'hiftoire de l'infertion de la petite vérole, reçue prefque fans obstacle, et examinée fans prévention, malgré la fingularité et la nouveauté de cette pratique: tels furent les objets principaux traités dans cet ouvrage.

Fontenelle avait le premier fait parler, à la raison et à la philosophie, un langage agréable et piquant; il avait fu répandre fur les fciences la lumière d'une philofophie toujours fage, fouvent fine, quelquefois profonde: dans les Lettres de Voltaire, on trouve le mérite de Fontenelle avec plus de goût, de naturel, de hardieffe et de gaieté. Un vieil attachement aux erreurs de Defcartes n'y vient pas répandre fur la vérité des ombres qui la cachent ou la défigurent. C'est la logique et la plaifanterie des Provinciales, mais s'exerçant fur de plus grands

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