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plutôt endoctrinés par les philofophes; riant avec eux des erreurs 'dont le peuple eft la victime, mais s'en rendant eux-mêmes les défenfeurs, lorfque leur état ou leurs places leur y fait trouver un intérêt chimérique ou réel, et prêts à laiffer profcrire ou même à perfécuter leurs précepteurs, s'ils ofent dire ce qu'eux-mêmes penfent en fecret.

Dès ce moment Voltaire fe fentit appelé à détruire les préjugés de toute espèce, dont fon pays était l'efclave. Il fentit la poffibilité d'y réuffir par un mélange heureux d'audace et de foupleffe, en fachant tantôt céder aux temps, tantôt en profiter ou les faire naître ; en fe fervant tour à tour, avec adreffe, du raisonnement, de la plaifanterie, du charme des vers ou des effets du théâtre; en rendant enfin la raison affez fimple pour devenir populaire, assez aimable pour ne pas effrayer la frivolité, affez piquante pour être à la mode. Ce grand projet de se rendre, par les feules forces de fon génie, le bienfaiteur de tout un peuple en l'arrachant à ses erreurs, enflamma l'ame de Voltaire, échauffa fon courage. Il jura d'y confacrer fa vie, et il a tenu parole.

La tragédie de Brutus fut le premier fruit de fon voyage en Angleterre.

Depuis Cinna notre théâtre n'avait point retenti des fiers accens de la liberté; et, dans Cinna, ils étaient étouffés par ceux de la vengeance. On trouva dans Brutus la force de Corneille avec plus de pompe et d'éclat, avec un naturel que Corneille n'avait pas, et l'élégance foutenue de Racine. Jamais les droits d'un peuple opprimé n'avaient été exposés avec plus de force, d'éloquence, de précifion même, que dans

la feconde fcène de Brutus. Le cinquième acte eft un chef-d'œuvre de pathétique.

On a reproché au poëte d'avoir introduit l'amour dans ce fujet fi impofant et fi terrible, et furtout un amour fans un grand intérêt; mais Titus entraîné par un autre motif que l'amour, eût été avili ; la févérité de Brutus n'eût plus déchiré l'ame des fpectateurs; et fi cet amour eût trop intéreffé, il était à craindre que leur cœur n'eût trahi la caufe de Rome. Ce fut après cette pièce que Fontenelle dit à Voltaire, qu'il ne le croyait point propre à la tragédie, que fon ftyle était trop fort, trop pompeux, trop brillant. Je vais donc relire vos paftorales, lui répondit Voltaire.

Il crut alors pouvoir afpirer à une place à l'académie française, et on pouvait le trouver modefte d'avoir attendu fi long-temps; mais il n'eut pas même l'honneur de balancer les fuffrages. Le Gros de

Boze

prononça, d'un ton doctoral, que Voltaire ne ferait jamais un perfonnage académique.

Ce de Boze, oublié aujourd'hui, était un de ces hommes qui, avec peu d'efprit et une science médiocre, fe gliffent dans les maifons des grands et des gens en place, et y réuffiffent parce qu'ils ont précisément ce qu'il faut pour fatisfaire la vanité d'avoir chez foi des gens de lettres, et que leur efprit ne peut ni infpirer la crainte ni humilier l'amour propre. De Boze était d'ailleurs un personnage impor, tant; il exerçait alors à Paris l'emploi d'infpecteur de la librairie, que depuis la magiftrature a ufurpé fur les gens de lettres, à qui l'avidité des hommes riches ou accrédités ne laiffe que les places dont les

fonctions perfonnelles exigent des lumières et des

talens.

Après Brutus, Voltaire fit la Mort de Céfar, fujet déjà traite par Shakespeare dont il imita quelques fcènes en les embellissant. Cette tragédie ne fut jouée qu'au bout de quelques années, et dans un college. Il n'ofait rifquer fur le théâtre une pièce fans amour, fans femmes, et une tragédie en trois actes; car les innovations peu importantes ne font pas toujours celles qui foulèvent le moins les ennemis de la nouveauté. Les petits efprits doivent être plus frappés des petites choses. Cependant un style noble, hardi, figuré, mais toujours naturel et vrai; un langage digne du vainqueur et des libérateurs du monde; la force et la grandeur des caractères, le fens profond qui règne dans les difcours de ces derniers Romains, occupent et attachent les fpectateurs faits pour fentir ce mérite, les hommes qui ont dans le cœur ou dans l'efprit quelque rapport avec ces grands personnages, ceux qui aiment l'histoire, les jeunes gens enfin encore pleins de ces objets que l'éducation a mis fous leurs yeux.

Les tragédies hiftoriques, comme Cinna, la Mort de Pompée, Brutus, Rome fauvée, le Triumvirat de Voltaire, ne peuvent avoir l'intérêt du Cid, d'Iphigénie, de Zaïre, ou de Mérope. Les paffions douces et tendres du cœur humain ne pourraient s'y développer fans diftraire du tableau historique qui en eft le fujet; les événemens ne peuvent y être difpofés avec la même liberté pour les faire fervir à l'effet théâtral. Le poëte y eft bien moins maître des caractères. L'intérêt, qui eft celui d'une nation

ou d'une grande révolution, plutôt que celui d'un individu, eft dès-lors bien plus faible, parce qu'il dépend de fentimens moins personnels et moins énergiques.

Mais, loin de profcrire ce genre, comme plus froid, comme moins favorable au génie dramatique du poëte, il faudrait l'encourager, parce qu'il ouvre un champ vafte au génie poëtique, qui peut y développer toutes les grandes vérités de la politique ; parce qu'il offre de grands tableaux hiftoriques, et qu'enfin c'est celui qu'on peut employer avec plus de fuccès à élever l'ame et à la former. On doit, fans doute, placer au premier rang les poëmes qui, comme Mahomet, comme Alzire, font à la fois des tragédies intéreffantes ou terribles, et de grands tableaux ; mais ces fujets font très-rares, et ils exigent des talens que Voltaire feul a réunis jufqu'ici.

On ne voulut point permettre d'imprimer la Mort de Céfar. On fit un crime à l'auteur des fentimens républicains répandus dans fa pièce; imputation d'autant plus ridicule que chacun parle fon langage, que Brutus n'en eft pas plus le héros que Céfar; que le poëte, dans un genre purement historique, en traçant fes portraits d'après l'hiftoire, en a confervé l'impartialité. Mais, fous le gouvernement à la fois tyrannique et pufillanime du cardinal de Fleuri, le langage de la fervitude était le feul qui pût paraître innocent.

Qui croirait aujourd'hui que l'élégie fur la mort de mademoiselle le Couvreur, ait été pour Voltaire le fujet d'une perfécution férieuse qui l'obligea de quitter la capitale, où il favait qu'heureusement

l'absence fait tout oublier, même la fureur de perfécuter!

Les théâtres font une inftitution vraiment utile: c'est par eux qu'une jeuneffe inappliquée et frivole conferve encore quelque habitude de fentir et de penfer, que les idées morales ne lui deviennent point abfolument étrangères, que les plaifirs de l'efprit exiftent pour elle. Les fentimens qu'excite la repréfentation d'une tragédie, élèvent l'ame, l'épurent, la tirent de cette apathie, de cette personnalité, maladies auxquelles l'homme riche et diffipé eft condamné par la nature. Les spectacles forment en quelque forte un lien entre la claffe des hommes qui pensent et celle des hommes qui ne pensent point. Ils adouciffent l'austérité des uns, et tempèrent dans les autres la dureté qui naît de l'orgueil et de la légèreté. Mais, par une fatalité fingulière, dans le pays où l'art du théâtre a été porté au plus haut degré de perfection, les acteurs, à qui le public doit le plus noble de fes plaifirs, condamnés par la religion, font flétris par un préjugé ridicule.

Voltaire ofa le combattre. Indigné qu'une actrice célèbre, long-temps l'objet de l'enthousiasme, enlevée par une mort prompte et cruelle, fût, en qualité d'excommuniée, privée de la fépulture, il s'éleva et contre la nation frivole qui foumettait lâchement fa tête à un joug honteux, et contre la pufillanimité des gens en place qui laiffaient tranquillement flétrir ce qu'ils avaient admiré. Si les nations ne fe corrigent guère, elles fouffrent du moins les leçons avec patience. Mais les prêtres, à qui les parlemens ne laiffaient plus excommunier que les forciers et les

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