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On doit favoir gré à ceux qui ofent, comme la Motte, établir dans les arts des paradoxes contraires aux idées communes. Pour défendre les règles anciennes, on eft obligé de les examiner; fi l'opinion reçue fe trouve vraie, on a l'avantage de croire par raison ce qu'on croyait par habitude; fi elle est fausse, on eft délivré d'une erreur.

Cependant il n'eft pas rare de montrer de l'humeur contre ceux qui nous forcent à examiner ce que nous avons admis fans réflexion. Les efprits qui, comme Montagne, s'endorment tranquillement fur l'oreiller du doute, ne font pas communs; ceux qui font tourmentés du défir d'atteindre à la vérité, font plus rares encore. Le vulgaire aime à croire, même fans preuve, et chérit fa fécurité dans fon aveugle croyance, comme une partie de fon repos.

C'eft vers la même époque que parut la Henriade fous le nom de la Ligue. Une copie imparfaite, enlevée à l'auteur, fut imprimée furtivement; et non-feulement il y était refté des lacunes, mais on en avait rempli quelques-unes.

La France eut donc enfin un poëme épique. On peut regretter, fans doute, que Voltaire qui a mis tant d'action dans fes tragédies, qui y fait parler aux paffions un langage fi naturel et fi vrai, qui a fu également les peindre, et par l'analyse des sentimens qu'elles font éprouver, et par les traits qui leur échappent, n'ait point déployé dans la Henriade ces talens que nul homme n'a encore réunis au même degre; mais un fujet fi connu, fi près de nous laiffait peu de liberté à l'imagination du poëte. La paffion fombre et cruelle du fanatifine, s'exerçant

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fur les personnages fubalternes, ne pouvait exciter que l'horreur. Une ambition hypocrite était la feule qui animât les chefs de la ligue. Le héros, brave, humain et galant, mais n'éprouvant que les malheurs de la fortune, et les éprouvant feul, ne pouvait intéreffer que par fa valeur et fa clémence : enfin il était impoffible que la converfion un peu forcée d'Henri IV formât jamais un dénouement bien héroïque.

Mais fi, pour l'intérêt des événemens, pour la variété, pour le mouvement, la Henriade eft inférieure aux poëmes épiques qui étaient alors en poffeffion de l'admiration générale, par combien de beautés neuves cette infériorité n'eft-elle point compensée ? Jamais une philofophie fi profonde et fi vraie a-t-elle été embellie par des vers plus fublimes ou plus touchans? quel autre poëme offre des caractères deffinés avec plus de force et de noblesse, fans rien perdre de leur vérité hiftorique? quel autre renferme une morale plus pure, un amour de l'humanité plus éclairé, plus libre des préjugés et des paffions vulgaires? Que le poëte fasse agir ou parler fes personnages, qu'il peigne les attentats du fanatifme ou les charmes et les dangers de l'amour, qu'il transporte fes lecteurs fur un champ de bataille ou dans le ciel que fon imagination a créé, par-tout il eft philofophe, par-tout il' paraît profondément occupé des vrais intérêts du genre-humain. Du milieu même des fictions on voit fortir de grandes vérités fous un pinceau toujours brillant et toujours pur. Parmi tous les poëmes épiques, la Henriade seule a un but moral; non qu'on puiffe dire qu'elle foit le développement d'une feule vérité, idée pédantesque,

à

à laquelle un poëte ne peut affujettir fa marche, mais parce qu'elle respire par-tout la haine de la guerre et du fanatifme, la tolérance et l'amour de l'humanité. Chaque poëme prend nécessairement la teinte du fiècle qui l'a vu naître; et la Henriade est née dans le fiècle de la raifon. Auffi plus la raison fera de progrès parmi les hommes, plus ce poëme aura d'admirateurs.

On peut comparer la Henriade à l'Enéide: toutes deux portent l'empreinte du génie dans tout ce qui a dépendu du poëte, et n'ont que les défauts d'un fujet dont le choix a également été dicté par l'efprit national. Mais Virgile ne voulait que flatter l'orgueil des Romains, et Voltaire eut le motif plus noble de préserver les Français du fanatifme, en leur retraçant les crimes où il avait entraîné leurs

ancêtres.

La Henriade, Oedipe et Mariamne avaient placé Voltaire bien au-deffus de fes contemporains, et femblaient lui affurer une carrière brillante, lorfqu'un événement fatal vint troubler fa vie. Il avait répondu par des paroles piquantes au mépris que lui avait témoigné un homme de la cour, qui s'en vengea en le fefant infulter par fes gens, fans compromettre fa fureté perfonnelle. Ce fut à la porte de l'hôtel de Sulli, où il dînait, qu'il reçut cet outrage dont le duc de Sulli ne daigna témoigner aucun reffentiment, perfuadé fans doute que les defcendans des Francs ont confervé droit de vie et de mort fur ceux des Gaulois. Les lois furent muettes; le parlement de Paris, qui a puni ou fait punir de moindres outrages, lorsqu'ils ont eu pour objet quelqu'un de ses fubalVie de Voltaire.

B

ternes, crut ne rien devoir à un fimple citoyen qui n'était que le premier homme de lettres de la nation, et garda le filence.

Voltaire voulut prendre les moyens de venger l'honneur outragé, moyens autorifés par les mœurs des nations modernes, et profcrits par leurs lois : la baftille, et au bout de fix mois l'ordre de quitter Paris, furent la punition de fes premières démarches. Le cardinal de Fleuri n'eut pas même la petite politique de donner à l'agreffeur la plus légère marque de mécontentement. Ainfi lorsque les lois abandonnaient les citoyens, le pouvoir arbitraire les punisfait de chercher une vengeance que ce filence rendait légitime, et que les principes de l'honneur prefcrivaient comme néceffaire. Nous ofons croire que notre temps la qualité d'homme ferait plus refpectée, que les lois ne feraient plus muettes devant le ridicule préjugé de la naissance, et que, dans une querelle entre deux citoyens, ce ne ferait pas à l'offenfé que le ministère enlèverait fa liberté et fa patrie.

de

Voltaire fit encore à Paris un voyage fecret et inutile; il vit trop qu'un adverfaire, qui difpofait à fon gré de l'autorité miniftérielle et du pouvoir judiciaire, pourrait également l'éviter et le perdre. Il s'enfevelit dans la retraite, et dédaigna de s'occuper plus long-temps de fa vengeance, ou plutôt il ne voulut fe venger qu'en accablant fon ennemi du poids de fa gloire, et en le forçant d'entendre répéter, au bruit des acclamations de l'Europe, le nom qu'il avait voulu avilir.

L'Angleterre fut fon afile. Newton n'était plus, mais fon efprit régnait fur fes compatriotes qu'il avait

inftruits à ne reconnaître pour guides, dans l'étude de la nature, que l'expérience et le calcul. Locke, dont la mort était encore récente, avait donné le premier une théorie de l'ame humaine, fondée sur l'expérience, et montré la route qu'il faut fuivre en métaphyfique pour ne point s'égarer. La philofophie de Shaftersbury, commentée par Bolingbroke, embellie par les vers de Pope, avait fait naître en Angleterre un déifme qui annonçait une morale fondée fur des motifs faits pour émouvoir les ames élevées, fans offenfer la raison.

Cependant en France les meilleurs efprits cherchaient encore à fubftituer, dans nos écoles, les hypothefes de Defcartes aux abfurdités de la phyfique scolastique : une thèse où l'on foutenait foit le fyftême de Copernic, foit les tourbillons, était une victoire fur les préjugés. Les idées innées étaient devenues prefque un article de foi aux yeux des dévots, qui d'abord les avaient prises pour une héréfie. Mallebranche, qu'on croyait entendre, était le philosophe à la mode. On passait pour un esprit fort lorsqu'on fe permettait de regarder l'existence de cing propofitions dans le livre illifible de Janfenius, comme un fait indifférent au bonheur de l'espèce humaine, ou qu'on ofait lire Bayle fans la permiffion d'un docteur en théologie.

Ce contrafte devait exciter l'enthoufiafme d'un homme qui, comme Voltaire, avait dès fon enfance fecoué tous les préjugés. L'exemple de l'Angleterre lui montrait que la vérité n'est pas faite pour refter un fecret entre les mains de quelques philofophes, et d'un petit nombre de gens du monde inftruits, ou

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