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excufer ni l'excès ni les expreffions. Mais lorfque dans un tumulte, les citoyens eurent tué quelques natifs, il s'empreffa de recueillir à Ferney les familles que ces troubles forcèrent d'abandonner Genève; et dans le moment où la banqueroute de l'abbé Terrai, qui n'avait pas même l'excufe de la néceffité, et qui ne fervit qu'à faciliter des dépenfes honteufes, venait de lui enlever une partie de fa fortune, on le vit donner des fecours à ceux qui n'avaient pas de reffources, bâtir pour les autres des maifons qu'il leur vendit à bas prix et en rentes viagères, en même temps qu'il follicitait pour eux la bienfefance du gouvernement, qu'il employait fon crédit auprès des fouverains, des miniftres, des grands de toutes les nations, pour procurer du débit à cette manufacture naiffante d'horlogerie qui fut bientôt connue de toute l'Europe.

Cependant le gouvernement s'occupait d'ouvrir aux Genevois un afile à Verfoy, fur les bords du lac. Là devait s'établir une ville où l'induftrie et le commerce feraient libres, où un temple protestant s'élèverait vis-à-vis d'une églife catholique. Voltaire avait fait adopter ce plan, mais le miniftre n'eut pas le crédit d'obtenir une loi de liberté religieufe; une tolérance fecrète, bornée au temps de fon ministère, était tout ce qu'il pouvait offrir; et Verfoy ne put exifter.

L'année 1771, fut une des époques les plus difficiles de la vie de Voltaire. Le chancelier Maupeou et le duc d'Aiguillon, tous deux objets de la haine des parlemens, se trouvaient forcés de les attaquer pour n'en être pas la victime. L'un ne pouvait s'élever au ministère, l'autre s'y conferver, fans la disgrâce du

duc de Choifeul. Réunis à madame du Barri, que ce miniftre avait eu l'imprudence de s'aliéner fans retour, ils perfuadèrent au roi que fon autorité méconnue, ne pouvait fe relever; que l'Etat fans ceffe agité depuis la paix, par les querelles parlementaires, ne pouvait reprendre fa tranquillité, fr, par un acte de vigueur, on ne marquait aux prétentions des corps de magiftrature, une limite qu'ils n'ofaffent plus franchir; fi l'on ne fixait un terme audelà duquel ils n'ofaffent plus opposer de résistance à la volonté royale.

Le duc de Choifeul ne pouvait s'unir à ce projet fans perdre cette opinion publique long-temps déclarée contre lui, alors fon unique appui, et cet aviliffement forcé ne lui eût pas fait regagner la confiance du monarque qui s'éloignait de lui. Il était donc vraisemblable que fes liaisons avec les parlemens achèveraient de la lui faire perdre, et qu'il ferait aifé de perfuader, ou que fon exiftence dans le ministère était le plus grand obftacle au fuccès des nouvelles mesures du gouvernement, ou qu'il cherchait à faire naître la guerre pour fe conferver dans fa place malgré la volonté du roi.

L'attaque contre les parlemens fut dirigée avec la même adreffe. Tout ce qui pouvait intéreffer la nation fut écarté. Le roi ne paraiffait revendiquer que la plénitude du pouvoir légiflatif, pouvoir que la doctrine de la néceffité d'un enregistrement libre transférait non à la nation, mais aux parlemens : et il était aifé de voir que ce pouvoir réuni à la puiffance judiciaire la plus étendue, partagé entre douze tribunaux perpétuels, tendait à établir en

France une aristocratie tyrannique plus dangereuse que la monarchie, pour la fureté, la liberté, la propriété des citoyens. On pouvait don: compter fur le fuffrage des hommes éclairés, fur celui des gens de lettres que le parlement de Paris avait également bleffés par la perfécution et par le mépris, par fon attachement aux préjugés, et par fon obftination à rejeter toute lumière nouvelle.

Mais il eft plus aifé de former avec adresse une intrigue politique, que d'exécuter avec fageffe un plan de réforme. Plus les principes que l'autorité voulait établir effrayaient la liberté, plus elle devait montrer d'indulgence et de douceur envers les particuliers: et l'on porta les rigueurs de détail jufqu'à un rafinement puéril. Un monarque paraît dur fi, dans les punitions qu'il inflige, il ne respecte pas jufqu'au fcrupule tout ce qui intéresse la fanté, l'aifance, et même la fenfibilité naturelle de ceux qu'il punit; et dans cette occafion tous les égards étaient négligés. On refufait à un fils la permiffion d'em braffer fon père mourant; on retenait un homme dans un lieu infalubre, où il ne pouvait appeler sa famille fans l'expofer à partager ses dangers; un malade obtenait avec peine la liberté de chercher dans la capitale des fecours qu'elle feule peut offrir. Un gouvernement abfolu, s'il montre de la crainte, annonce ou la défiance de fes forces, ou l'incertitude du monarque, ou l'inftabilité des ministres, et par là il encourage à la résistance. Et l'on montrait cette crainte en fefant dépendre le retour des exilés d'un confentement inutile dans l'opinion de ceux même qui l'exigeaient.

Une opération falutaire ne change point de nature, fi elle eft exécutée avec dureté; mais alors l'homme honnête et éclairé qui l'approuve, s'il fe croit obligé de la défendre, ne la défend qu'à regret; fon ame révoltée n'a plus ni zèle ni chaleur pour un parti que fes chefs déshonorent. Ceux qui manquent de lumières paffent, de la haine pour le miniftre, à l'averfion des mesures qu'il foutient par l'oppreffion; et la voix publique condamne ce que, laiffée à ellemême, elle eût peut-être approuvé.

Le grand nombre des magiftrats que cette révolution privait de leur état, le mérite et les vertus de quelques-uns, la foule des miniftres fubalternes de la justice liés à leur fort par honneur et par intérêt, ce penchant naturel qui porte les hommes à s'unir à la caufe des perfécutés, la haine non moins naturelle pour le pouvoir : tout devait à la fois rendre odieufes les opérations du ministère, et lui fufciter des obftacles, lorfque forcé de remplacer les tribunaux qu'il voulait détruire, la force devenait inutile, et la confiance néceffaire.

Cependant la barbarie des lois criminelles, les vices révoltans des lois civiles, offraient aux auteurs de la révolution un moyen sûr de regagner l'opinion, et de donner à ceux qui confentiraient à remplacer les parlemens, une excufe que l'honneur et le patriotifme auraient pu avouer hautement. Les miniftres dédaignèrent ce moyen. Le parlement s'était rendu odieux à tous les hommes éclairés, par les obftacles qu'il oppofait à la liberté d'écrire, par fon fanatifme dont le fupplice récent du chevalier de la Barre était un exemple aux yeux de l'Europe entière. Mais,

irrité

irrité des libelles publiés contre lui, effrayé des ouvrages où l'on attaquait fes principes, jaloux enfin de fe faire un appui du clergé, le chancelier se plut à charger de nouvelles chaînes la liberté d'imprimer. La mémoire de la Barre ne fut pas réhabilitée, fon ami ne put obtenir une révifion qui eût couvert d'opprobre ceux à qui le chef de la justice était pourtant fi intéreffé à ravir la faveur publique. La procédure criminelle subsista dans toute fon horreur; et cependant huit jours auraient fuffi pour rédiger une loi qui aurait fupprimé la peine de mort fi cruellement prodiguée, aboli toute espèce de torture, profcrit les fupplices cruels; qui aurait exigé une grande pluralité pour condamner, admis un certain nombre de récufations fans motif, accordé aux accufés le fecours d'un confeil; qui enfin leur aurait affuré la faculté de connaître et d'examiner tous les actes de la procédure le droit de préfenter des témoins, de faire entendre des faits juftificatifs. La nation, l'Europe entière auraient applaudi; les magiftrats dépoffédés n'auraient plus été que les ennemis de ces innovations falutaires; et leur chute, que l'époque où le fouverain aurait recouvré la liberté de fe livrer à fes vues de juftice et d'humanité.

A la vérité, la vénalité des charges fut fupprimée; mais les juges étant toujours nommés par la cour, on ne vit dans ce changement que la facilité de placer dans les tribunaux des hommes fans fortune et plus faciles à féduire.

On diminua les refforts les plus étendus, mais on n'érigea pas en parlemens ces nouvelles cours; on ne leur accorda point l'enregistrement, et par là on mit

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