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de gentilshommes que leur pauvreté empêchait d'y rentrer. Voltaire leur en donna les moyens; et les oppreffeurs de tous les genres, qui depuis longtemps craignaient fes écrits, apprirent à redouter fon activité, fa générosité et son courage.

Ce dernier événement précéda, de très-peu, la deftruction des jéfuites. Voltaire, élevé par eux, avait confervé des relations avec fes anciens maîtres; tant qu'ils vécurent, ils empêchèrent leurs confrères de fe déchaîner ouvertement contre lui; et Voltaire ménagea les jéfuites, et par confidération pour ces liaisons de fa jeuneffe, et pour avoir quelques alliés dans le parti qui dominait alors parmi les dévots. Mais, après leur mort, fatigué des clameurs du Journal de Trévoux qui, par d'éternelles accufations d'impiété, femblait appeler la perfécution fur fa tête, il ne garda plus les mêmes ménagemens; et fon zèle pour la défenfe des opprimés ne s'étendit point jufque fur les jéfuites.

Il fe réjouit de la deftruction d'un ordre ami des lettres, mais ennemi de la raison, qui eût voulu étouffer tous les talens, ou les attirer dans fon fein pour les corrompre, en les employant à fervir fes projets, et tenir le genre-humain dans l'enfance pour le gouverner. Mais il plaignit les individus traités avec barbarie par la haine des jansénistes, et retira chez lui un jéfuite, pour montrer aux dévots que la véritable humanité ne connaît que le malheur, et oublie les opinions. Le père Adam, à qui fon féjour à Ferney donna une forte de célébrité, n'était pas abfolument inutile à son hôte; il jouait avec lui aux échecs, et y jouait avec affez d'adreffe pour cacher

quelquefois fa fupériorité. Il lui épargnait des recherches d'érudition; il lui fervait même d'aumônier, parce que Voltaire voulait pouvoir oppofer aux accufations d'impiété, fa fidélité à remplir les devoirs extérieurs de la religion romaine.

Il se préparait alors une grande révolution dans les efprits. Depuis la renaiffance de la philofophie, la religion exclufivement établie dans toute l'Europe n'avait été attaquée qu'en Angleterre; Leibnitz, Fontenelle et les autres philofophes moins célèbres, accufés de penser librement, l'avaient respectée dans leurs écrits. Bayle lui-même, par une précaution néceffaire à fa fureté, avait l'air, en fe permettant toutes les objections, de vouloir prouver uniquement que la révélation feule peut les réfoudre, et d'avoir formé le projet d'élever la foi en rabaiffant la raifon. Chez les Anglais, ces attaques eurent peu de fuccès et de fuite. La partie la plus puiffante de la nation crut qu'il lui était utile de laiffer le peuple dans les ténèbres, apparemment pour que l'habitude d'adorer les mystères de la Bible fortifiât fa foi pour ceux de la conftitution; et ils firent, comme une espèce de bienséance fociale, du respect pour la religion établie. D'ailleurs dans un pays où la chambre des communes conduit feule à la fortune, et où les membres de cette chambre font élus tumultuairement par le peuple, le respect apparent pour ses opinions doit être érigé en vertu par tous les ambitieux.

Il avait paru en France quelques ouvrages hardis, mais les attaques qu'ils portaient n'étaient qu'indirectes. Le livre même de l'Esprit n'était dirigé que

contre les principes religieux en général; il attaquait toutes les religions par leur base, et laiffait aux lecteurs le foin de tirer les conféquences et de faire les applications. Emile parut: la profeffion de foi du vicaire favoyard ne contenait rien fur l'utilité de la croyance d'un Dieu pour la morale, et fur l'inutilité de la révélation, qui ne fe trouvât dans le poëme de la Loi naturelle; mais on y avertissait ceux qu'on attaquait, que c'était d'eux que l'on parlait. C'était fous leur nom, et non fous celui des prêtres de l'Inde ou du Thibet, qu'on les amenait fur la fcène. Cette hardieffe étonna Voltaire, et excita fon émulation. Le fuccès d'Emile l'encouragea, et la perfécution ne l'effraya point. Rouffeau n'avait été décrété à Paris que pour avoir mis fon nom à l'ouvrage; il n'avait été perfécuté à Genève que pour avoir foutenu, dans une autre partie d'Emile, que le peuple ne pouvait renoncer au droit de réformer une conftitution vicieuse. Cette doctrine autorifait les citoyens de cette république à détruire l'aristocratie que magiftrats avaient établie, et qui concentrait une autorité héréditaire dans quelques familles riches.

fes

Voltaire pouvait fe croire sûr d'éviter la perfécution, en cachant fon nom, et en ayant foin de ménager les gouvernemens, de diriger tous fes coups contre la religion, d'intéreffer même la puiffance civile à en affaiblir l'empire. Une foule d'ouvrages où il emploie tour à tour l'éloquence, la difcuffion et furtout la plaifanterie, fe répandirent dans l'Europe, fous toutes les formes que la néceffité de voiler la vérité, ou de la rendre piquante, a pu faire inventer. Son zèle contre une religion qu'il regardait comme

la

la caufe du fanatifme qui avait défolé l'Europe, depuis fa naiffance, de la superstition qui l'avait abrutie, et comme la fource des maux que ces ennemis de l'humanité continuaient de faire encore, femblait doubler fon activité et fes forces. Je fuis las, difait-il un jour, de leur entendre répéter que douze hommes ont fuffi pour établir le chriftianifme, et j'ai envie de leur prouver qu'il n'en faut qu'un pour le détruire.

La critique des ouvrages que les chrétiens regardent comme infpirés, l'hiftoire des dogmes qui, depuis l'origine de cette religion, fe font fucceffivement introduits, les querelles ridicules ou fanglantes qu'ils ont excitées, les miracles, les prophéties, les contes répandus dans les hiftoriens eccléfiaftiques et les légendaires, les guerres religieufes, les maflacres ordonnés au nom de DIEU, les bûchers, les échafauds couvrant l'Europe à la voix des prêtres, le fanatifme dépeuplant l'Amérique, le fang des rois coulant fous le fer des affaffins : tous ces objets reparaiffaient fans ceffe dans tous fes ouvrages fous mille couleurs différentes. Il excitait l'indignation, il fefait couler les larmes, il prodiguait le ridicule. On frémiffait d'une action atroce, on riait d'une abfurdité. Il ne craignait point de remettre fouvent fous les yeux les mêmes tableaux, les mêmes raifonneinens. On dit que je me répète, écrivait-il : Eh bien, je me répèterai jufqu'à ce qu'on fe corrige.

D'ailleurs ces ouvrages févèrement défendus en France, en Italie, à Vienne, en Portugal, en Espagne, ne fe répandaient qu'avec lenteur. Tous ne pouvaient parvenir à tous les lecteurs; mais il n'y avait, dans Vie de Voltaire. Η

les provinces aucun coin reculé, dans les pays étrangers aucune nation écrafée fous le joug de l'intolérance, où il n'en parvînt quelques-uns.

Les libres penfeurs, qui n'exiftaient auparavant que dans quelques villes où les fciences étaient cultivées, et parmi les littérateurs, les favans, les grands, les gens en place, fe multiplièrent à fa voix dans toutes les claffes de la fociété, comme dans tous les pays. Bientôt connaiffant leur nombre et leurs forces, ils osèrent fe montrer, et l'Europe fut étonnée de fe trouver incrédule.

Cependant ce même zèle fefait à Voltaire des ennemis de tous ceux qui avaient obtenu ou qui attendaient de cette religion leur existence ou leur fortune. Mais ce parti n'avait plus de Boffuet, d'Arnaud, de Nicole; ceux qui les remplaçaient par le talent, dans la philofophie ou dans les lettres, avaient paffé dans le parti contraire; et les membres du clergé qui leur étaient le moins inférieurs, cédant à l'intérêt de ne point fe perdre dans l'opinion des hommes éclairés, fe tenaient à l'écart, ou fe bornaient à foutenir l'utilité politique d'une croyance qu'ils auraient été honteux de paraître partager avec le peuple, et fubftituaient à la fuperftition crédule de leurs prédéceffeurs une forte de machiavélisme religieux.

Les libelles, les réfutations paraiffaient en foule; mais Voltaire feul, en y répondant, a pu conferver le nom de ces ouvrages, lus uniquement par ceux à qui ils étaient inutiles, et qui ne voulaient ou ne pouvaient entendre ni les objections ni les réponses.

Aux cris des fanatiques Voltaire oppofait les bontés des fouverains. L'impératrice de Ruffie, le roi de

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