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Une convention, un pacte, dépendants de la volonté des parties, sont arbitraires; la réalité, la vérité, la justice, l'ordre, la société, la loi, ne sont donc pas sujets à de pareilles conditions. Ce qui est nécessairement, ce qui est absolu, ne saurait être l'objet d'un pacte l'existence de la société ne dépend pas plus d'une convention que la vérité de la proposition: deux et deux font quatre. On ne pactise pas sur ce qui est incontestablement et rationnellement déterminé; on le reconnaît et on l'accepte. Finalement, toute convention doit avoir sa sanction, en dehors et au-dessus de la force des contractants; cette sanction, c'est précisément la justice ou ce qui est pris pour elle, et la société.

PAIR.

Il n'y a de véritable société qu'entre pairs en droits, et d'ordre que par la hiérarchie, c'est-àdire par la subordination qui suppose l'inégalité des conditions. Les hommes, égaux par essence, mais organiquement différents, sont éminemment sociables. Socialement parlant, l'égalité se traduit en participation de tous à toutes les lumières acquises, et à l'usage du sol, nécessaire pour appliquer ces lumières à la production par le travail; l'inégalité gît dans les différences d'organisation, et le plus ou moins de constance et d'énergie que chacun développe en poursuivant sa carrière. Sous le régime du privilége, où les possesseurs du sol disposent des travailleurs, il n'y a association qu'entre les premiers pour opprimer, et surtout pour exploiter les autres.

PAIX.

La paix véritable est fille de la connaissance de la vérité. La paix entre deux individus ou entre

PAI

deux peuples ignorant ce qui est juste et n'ayant sur la justice aucune croyance commune, ayant par conséquent la même prétention à toutes choses et des intérêts diamétralement opposés, est la plus niaise des utopies.

Dans l'ordre actuel des choses, il n'est possible d'obtenir une suspension d'armes des partis anarchiques qui bouleversent la société, qu'au moyen de la prise d'armes qui permet de juger la force des combattants, soit pour conserver l'état de choses qui existe, soit pour le détruire. Là où les partis ont au-dessus d'eux un pouvoir qui les domine, celui-là leur impose la paix, c'est-à-dire le statu quo, par son bourreau et ses gendarmes. Au cas contraire, il faut qu'ils se battent, afin que le vainqueur dicte ses conditions aux vaincus, et les maintienne par la terreur de ses baïonnettes. Il n'y a, sous le règne de la force, en d'autres termes, aussi longtemps que dure l'ignorance sociale, de paix passagèrement réalisable que par une guerre sans fin.

PAIX (Congrès de la).

Il se compose de fort honnêtes gens, à juger d'eux par les intentions qu'ils manifestent. Mais comment espèrent-ils parvenir à leurs fins? Par l'éloquence? Ce serait parfait s'il était possible de bien parler sans dire des choses vraies. Par la persuasion? Il n'y aurait rien à objecter s'il y avait moyen de persuader aux hommes qu'il est de leur intérêt d'agir contre leur intérêt. La guerre est l'état naturel, c'est-à-dire logiquement nécessaire, entre deux ou plusieurs individus, entre deux ou plusieurs peuples, qui ne pensent pas de même sur la réalité du droit. Or, peuples et individus n'ont, dans l'ordre donné des choses, qu'une seule idée commune; c'est celle que leurs intérêts à chacun sont différents. Et cette idée est naturelle aussi,

puisque chacun a palpablement intérêt à saisir tout le pouvoir possible, à accumuler toutes les richesses possibles, pour avoir le plus possible de jouissances, aussi longtemps que l'idée supérieure d'un intérêt plus grand ne vient pas primer la première.

Si messieurs de la paix travaillaient à établir cette idée supérieure, s'ils en démontraient la vérité et cherchaient à la propager, à la rendre commune, universelle; oh! alors nous dirions volontiers qu'ils sont aussi éclairés qu'honnêtes. Mais ils se bornent à crier dans tous les idiomes, au sein du désert qui se fait autour d'eux : Ne vous battez plus. Le peu d'auditeurs qui les suivent par oisiveté, par curiosité, s'ils ont l'intelligence requise pour les comprendre, ont à plus forte raison celle de comprendre qu'ils ne peuvent, en conséquence des connaissances socialement acquises, vivre comme la raison l'impose, qu'en jouissant les uns aux dépens des autres, c'est-àdire en se nuisant réciproquement les uns aux autres, tantôt par la violence, tantôt par la ruse, en se faisant une guerre sourde aujourd'hui, ouverte demain.

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En tout temps, le peuple a été anthropomorphiste, tandis que les savants, les colléges des prêtres surtout, les initiés, les philosophes, étaient panthéistes. Aujourd'hui que l'anthropomorphisme sur lequel reposait la société ancienne n'offre plus à l'ordre existant qu'un soutien éphémère, le panthéisme, qui en est la négation la plus complète, se trouve établi scientifiquement, bien entendu au point de vue des connaissances socialement acquises. Aussi les hommes de théorie simplement spéculative, les philosophes, voudraient-ils substituer le panthéisme à l'anthropomorphisme qui, disent-ils avec raison, est la doctrine du despotisme. Mais les hommes pratiques, les hommes politiques, repoussent le panthéisme qu'ils accusent, et à bon droit, d'être la doctrine de l'anarchie. L'éducation est donc généralement demeurée

anthropomorphiste, mais l'instruction est toute panthéistique. De là le beau gâchis social dont nous sommes les témoins et les victimes!

PAPAUTÉ.

Elle représentait l'unité sociale chrétienne que les rois, premiers révolutionnaires, ont scindée. Des débris du trône pontifical, les peuples ont construit, d'abord la tribune publique d'où les rois ont été cités à la barre de l'opinion, puis l'échafaud où ils ont subi les conséquences de leur étroit égoïsme. Le trône est vide maintenant; la discussion et l'anarchie en arracheront tous ceux qui ne porteront pas écrit sur le front incontestabilité.

PAPE. En thèse générale, quiconque se prétend infaillible; dans le sens restreint et ordinaire, l'interprète infaillible d'une religion révélée, et surtout de la révélation chrétienne ou plutôt catholique.

Dans le sens général, tout pape s'exprime nécessairement ainsi : « Il faut penser telle chose, croire telle autre chose, agir de cette façon déterminée, pour la raison que je vous l'impose. » Une décision papale est une déclaration du droit, une spécification du devoir, l'exposition d'une règle de conduite. Quiconque donc travaille à faire accepter de confiance par les autres hommes une opinion qu'il appelle une vérité, sans néanmoins pouvoir en aucune manière prouver qu'elle l'est effectivement, se pose en pape. A ce point de vue le libéralisme ne diffère du papisme catholique dont il est l'ennemi le plus acharné, qu'en ce qu'il oppose au pape unique de la doctrine qu'il combat, autant de papes qu'il renferme de libéraux.

Ne nous attachant qu'au sens restreint du mot indiqué plus haut, nous disons que le pape est le complément obligé de la règle que les chrétiens acceptent comme révélée divinement, et qui était jadis la loi fondamentale de la société pour laquelle elle tenait lieu de la détermination du droit. A cette souveraineté du pape, s'est substituée la souveraineté du peuple; c'est-à-dire, que ce qui passait pour la raison a été remplacé par la force car il n'y a que force et raison, et quand la souveraineté n'est pas exercée au nom de celle-ci, c'est nécessairement de celle-là qu'elle se fait l'exécutrice.

PARABOLE.

En voici une dont le sens, fort clair d'ailleurs, est applicable à la science dont nous nous occupons. Trois frères habitent une maison qui menace visiblement ruine. Le cadet propose de l'abattre

tout de suite pour éviter d'être écrasé sous les décombres, et d'en construire une autre quelconque. Ses deux frères lui remontrent qu'ils n'ont ni plan arrêté pour cette construction, ni matėriaux dont ils puissent disposer; ils aiment encore mieux, disent-ils, rester à couvert sous un toit délabré que sans abri aucun, et cela pendant un temps qui peut ne pas être court. Le second voudrait que, sans s'inquiéter le moins du monde de l'état du bâtiment, dont la longue durée d'ailleurs prouve en quelque sorte l'indestructibilité, on se bornât à en faire disparaître les crevasses alarmantes, afin d'y vivre comme par le passé, loin des peines et des soucis. Ses frères se refusent à partager ce qu'ils appellent sa stupide sécurité. Le frère aîné enfin conseille de ne se faire aucune illusion sur le danger réel où ils se trouvent, mais aussi de se tenir en garde contre les mesures que leur suggéreraient l'exagération ou la précipitation; il pense qu'il faut se borner à étayer chaque pan de muraille qui se lézarde, sans jamais placer une entière confiance dans l'efficacité de ces éphémères soutiens; il exhorte enfin ses frères à tout préparer pour que, une catastrophe arrivant, il n'y ait plus qu'à élever la demeure future sur les fondations déjà consolidées et sur un plan déterminé d'avance.

Quel est le plus raisonnable des trois? Évidemment le dernier. L'écoute-t-on? Non. Les trois frères ne parviennent pas à s'entendre: il n'y a ni démolition brusque pour fuir le péril, ni oubli de ce péril et repos dans l'insouciance, ni considération sérieuse de l'avenir et de ses besoins imminents. La maison s'écroulera un jour à l'improviste, et rien ne sera prêt. La nécessité alors fera chercher, de commun accord, un abri provisoire, et fonder un édifice durable qui défiera les siècles et les éléments.

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Une éternité de bonheur en récompense de quelque bien mêlé de mal, fait pendant une seule vie, est aussi absurde qu'une éternité de souffrances pour beaucoup de mal et quelque bien, est atroce. Ajoutez à cela que ce plaisir et ces peines sans fin deviennent, aux yeux de ceux qui les admettent, le partage d'êtres qui ne sont, dans le sens propre, ni vertueux ni coupables, puisqu'ils dépendent de Dieu pour leurs actions, leurs désirs et même leurs pensées les plus secrètes. N'oubliez pas que la punition et la récompense affectent l'âme dépouillée du corps, bien qu'elle ne soit susceptible de sentir que par son union avec un organisme. Enfin, réfléchissez que, si l'union d'une

âme et d'un organisme donne lieu à l'intelligence, à la liberté, nécessairement l'être devient de nouveau capable de mériter et de démériter, soit en acceptant ses maux comme l'expiation de ses fautes, et son bonheur comme la rémunération de son dévouement, soit en abusant de son bonheur et en regimbant contre ses souffrances. Vous en conclurez que l'âme simplement immortelle, ainsi qu'un paradis et un enfer éternels, sont des idées qui ne résistent pas au plus léger examen.

PARADOXE. Proposition qui choque les opinions reçues.

Ce peut être une erreur ou du moins un préjugé, tout aussi bien que les opinions auxquelles il est opposé. Par exemple : « Il faut abolir la propriété, » est un paradoxe pour ceux qui affirment que «< il faut conserver la propriété. » Et celui qui raisonne d'après les préjugés dominants est ici aussi peu fondé en raison que le raisonneur paradoxal. Il va sans dire qu'à une époque où, sur les questions morales, sociales, il n'y a jamais eu jusqu'ici et il n'y a encore que des opinions, l'expression de la vérité est nécessairement et sous toutes les faces possibles, un paradoxe. Exemple: « La propriété doit subir une organisation nouvelle, en vertu de laquelle chaque homme pourra disposer de ce qui lui est indispensable en matière de sol ou de produits du sol, pour exercer utilement son intelligence, pour travailler, » est un paradoxe aujourd'hui; demain ou après, ce sera une vérité incontestable.

PARASITISME.

Le parasitisme est la domination du travail par le capital; c'est la condition sine quâ non d'ordre pendant toute l'époque d'ignorance; c'est la cause la plus puissante d'anarchie pendant la phase de liberté d'examen, de doute; c'est ce qui comblera la mesure des maux de l'humanité, et for cera la société à s'organiser par la raison pour la justice.

PARENTS.

Qui sont les vrais parents d'un enfant? Ceux qui l'ont mis au monde, mais qu'il ne connait pas, et qui ne le connaissent pas davantage? ou bien ceux qui le croient à eux, qui l'ont soigné, et que luimême aime d'un amour filial? Cela ne saurait faire question. La famille relève du raisonnement non de l'organisme. Là où la raison, le sentiment manquent, il n'y a ni parenté ni famille; il y a exclusivement des organismes particuliers, s'attirant ou se repoussant les uns les autres sans connaissance

ni volonté. Le cœur et le sang qui le traverse ne font rien du tout à la parenté : c'est le cerveau seul qui constitue parenté et famille, et uniquement là où il y a intellectualisation des impressions centralisées, et perception au moyen des signes, qui en rendent les images susceptibles d'être communiquées.

PARESSE.

Nous parlons de la paresse d'esprit, cette force d'inertie qui, avec la vanité, s'oppose le plus puissamment à la recherche de la vérité, après laquelle on ne veut point se donner la peine de courir, parce qu'on a la présomption de croire qu'on possède de vérité tout ce qu'il est possible à l'homme d'en saisir. Nous cédons la parole à M. de Girardin qui a dit à propos du journalisme ce que nous appliquons à tout autre moyen de propagation pour les doctrines nouvelles. « Déranger des opinions faites, contrarier des idées reçues, réformer des jugements arbitraires, c'est exercer sur l'esprit de l'abonné (nous disons de l'auditeur, du lecteur) une violence qu'il pardonne rarement; c'est le contraindre à douter de son infaillibilité; c'est troubler le repos de ses facultés intellectuelles, et exiger d'elles un effort inaccoutumé, conséquemment pénible; c'est, au lieu de le bercer en cadence, l'éveiller en sursaut; en moins de mots, c'est le perdre (nous disons : c'est se l'aliéner, se le rendre ennemi) à jamais. » — - Voir les mots Indolence et Vanité.

PARLEMENT.

Ce qu'on y fait le plus en effet, c'est parler. Les membres d'un parlement quelconque soutiennent le système établi dont ils sont les défenseurs-nés, puisqu'ils n'existent comme représentants que par lui et pour lui; ils bouchent constamment et soigneusement les crevasses qui se manifestent au vieil édifice social qu'à tout prix ils doivent faire durer, et ils en dissimulent de leur mieux les traces sous un nouveau badigeon. Ils nomment cela, selon l'occasion et les circonstances, les uns conserver, les autres réformer. Mais ils ont beau faire : ils n'empêchent pas l'édifice déjà vermoulu de se détériorer rapidement; bien plus, le mouvement qu'ils y impriment en cherchant à l'étayer, et les rapiécetages dont ils le surchargent ne font qu'en précipiter la ruine.

PARLER. Au sens propre, employer des signes conventionnels; au figuré, émettre des signes maté

riels.

Parler, proprement dit, c'est penser au dehors,

penser pour les autres, comme penser est parler en dedans, parler pour soi.

- On parle pour dire quelque chose, sans quoi les perroquets parleraient aussi bien que nous, et même toute la nature parlerait, chaque chose en son langage à elle. On appelle aussi parler, dans le sens propre de l'expression, l'art de grouper des syllabes, des mots et des phrases, pour traiter les questions qu'on ne comprend point, ou pour les embrouiller, en se servant de termes ambitieux et vagues; mais c'est abuser du mot que de qualifier ce bavardage de discours rationnel. Autant vaudrait dire qu'il mange et se nourrit, l'homme qui n'a rien à se mettre sous la dent, et mâche à vide. Le but de celui qui parle est de se faire comprendre. Les moyens les plus simples sont pour cela les meilleurs. Mais, avant tout et surtout, le but doit être atteint. Celui qui parle pour parler, à moins qu'il ne cherche à donner le change sur ce qu'il pense, et ne veuille tromper en affectant des idées qu'il n'a pas, afin de cacher celles qu'il dissimule, n'a pas d'idées, ne pense rien. C'est le cas aujourd'hui de tous ceux qui dissertent à perte d'haleine sur ce dont ils ne savent pas le premier mot. « Il faut, dit M. Proudhon, qu'un professeur parle, parle, parle, non pour dire quelque chose, mais afin de ne pas rester muet. >>

-Quand une société est arrivée au point qu'on n'y parle que pour dire le contraire de ce que les paroles signifient, ou pour faire comprendre le contraire de ce qu'elles expriment, c'est-à-dire pour mentir, pour tromper, l'ordre n'y est plus possible que par la force, et au jour le jour.

PAROLE.

Dans les Essais de Michel Montaigne, se trouvent les lignes suivantes, qui rendent parfaitement notre pensée : « Notre intelligence se conduisant par la seule voie de la parole, celui qui la fausse trahit la société publique; c'est le seul outil par le moyen duquel se communiquent nos volontés et nos pensées, c'est le truchement de notre âme s'il nous fault, nous ne nous tenons plus, nous ne nous entreconnoissons plus; s'il nous trompe, il rompt tout notre commerce, et dissout toutes les liaisons de notre police. »>

PARRICIDE.

:

:

<< Honore tes parents afin de vivre longuement sur la terre. » Cela veut certainement dire afin de vivre longtemps heureux; car il s'agit d'une récompense, et plus une vie malheureuse est longue, plus la punition qu'elle inflige est forte.

C'est là un raisonnement aussi immoral qu'il

est faux, ce qui du reste est synonyme. Et comme chacun peut, chaque jour, se convaincre de sa fausseté, puisque partout on voit de mauvais enfants mourir vieux et prospérer jusqu'à la fin, et des enfants exemplaires ne vivre que pour souffrir ou ne vivre que peu d'années, le précepte révélé n'empêchera le parricide que lorsqu'il aura été rectifié par le raisonnement et démontré incontestable. Voici sa formule rationnelle : Le dévouement est un devoir, même envers ses ennemis; il l'est donc, à plus forte raison, envers ceux à qui on doit de la reconnaissance. Les enfants qui ont de bons parents sont récompensés ici-bas de leurs mérites acquis ailleurs; ceux qui en ont d'indifférents, de négligents, de vicieux, sont punis. Les uns et les autres doivent les respecter et les servir, afin de recevoir au delà de cette vie le prix de leurs plus ou moins pénibles sacrifices.

Il n'y a plus après cela qu'à prouver, sans réplique rationnelle possible, que la vie présente n'est pas tout. Nous défions les moralistes, prétendument religieux ou philosophes, de donner à la loi qui défend de tuer père et mère une autre base réelle, une autre sanction inévitable.

PARTAGE.

L'organisation privative de la propriété foncière, a pour résultat définitif le partage de tout le sol. L'homme qui s'approprie la terre sur laquelle il travaille se fait sa part et laisse là le reste, mais seulement pour le moment. Il prend ce qui lui convient, sans s'inquiéter si cela ne conviendrait pas aussi à d'autres qui, après tout, peuvent prendre la même chose ailleurs et se l'approprier de même. Le sol qu'il possède exclusivement le met à même d'augmenter toujours ses richesses en raison directe des moyens que son travail lui procure, de travailler toujours avec moins de peine et avec plus de fruit. C'est une progression qui s'accélère en se développant.

- Plus chacun a, plus il veut avoir; plus aussi il a de facilité à acquérir. Mais quand une fois tout est pris, même ce qui est indispensable pour qu'on puisse encore prendre quoi que ce soit, c'est-àdire quand la propriété s'est étendue, non-seulement à ce que l'intelligence, le travail, tire du sol et de ce que le sol produit, mais encore à ce sol même, sans la disposition duquel toute intelligence se trouve paralysée dans son action, dans le travail, nul ne peut plus augmenter sa propriété, son bien, ses moyens de bien-être, si ce n'est en écornant la propriété des autres, en ôtant aux autres une partie de leurs moyens d'être heureux. C'est évident toutes les parts sont faites; pour

:

accroître la sienne, chacun doit chercher à s'emparer le plus possible de la part de ses voisins.

Notre état social s'explique par là tout entier, avec sa raison d'être dans les temps d'ignorance et de foi, avec ses abus, toujours plus nombreux, toujours plus dissolvants, dans nos temps actuels d'ignorance et d'examen, de doute. Ces abus se résument tous dans la contradiction qui résulte pour chacun de la liberté illimitable, moralement du moins, de s'emparer de tout, coexistant avec l'impossibilité matérielle pour chacun de tout avoir. Cette contradiction en action s'appelle concurrence, mot indéterminé, qui sert à déguiser l'esclavage des faibles auxquels les forts laissent les apparences de la liberté de concourir, et le despotisme qui leur a servi à enchaîner ces mêmes faibles avant qu'ils leur eussent dit : concourez. Cela marche ainsi, il est vrai; mais il est également vrai que cela marche vers une désorganisation de plus en plus accélérée et de plus en plus complète.

Des législateurs, des réformateurs, ont cherché à arrêter le mal en proposant un ou plusieurs nouveaux partages à réaliser par voie révolutionnaire ou légale. Mais eux aussi sont demeurés dans le vague, et ils ne pouvaient en sortir puisqu'ils n'étaient point sortis de l'état social d'ignorance, et qu'ils conservaient la contradiction à laquelle cet état ne cessait de donner lieu, tantôt sous une forme, tantôt sous une autre. En effet, partage de quoi? Du fruit du travail? C'eût été une injustice radicale; car tout travailleur, tout penseur, tout homme, en un mot, a, selon la raison absolue, droit au produit de son œuvre, sans partage aucun. Partage du sol? C'eût été la consécration des abus mêmes qu'on prétendait vouloir détruire; car, si chacun recevait une part du sol en propriété individuelle et privée, il n'y avait plus en réalité de propriété du sol, du moins comme moyen efficace de production, et s'il restait des non-propriétaires, des prolétaires, la fausse concurrence, l'esclavage, l'injustice, le vol légalisé, restaient aussi : seulement, c'étaient de nouveaux voleurs et d'autres volés. La question, quoique paraissant avoir changé de face, demeurait au fond la même, et la tâche était à recommencer.

Il en sera ainsi, aussi longtemps que l'organisation sociale morale n'aura pas précédé l'organisation sociale matérielle qui en sera la conséquence. Pour que la propriété soit ce qu'elle doit être rationnellement, il faut avant tout que l'ignorance soit socialement détruite; il faut que la société soit fondée sur le principe du dévouement de tous à chacun, sanctionné par la certitude acquise à

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