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douter que la caufe la plus commune des défordres de fanté ne foit l'intempérance, & que ces inquiétudes, ces dégoûts, ces craintes, ces regrets, ces defirs dévorans, ne proviennent en grande partie des vices & des penchans mal dirigés; comme l'avarice, l'ignorance, l'ambition, ou le manque des vertus fociales. Defcartes plaçoit ce bonheur dans le fentiment de nos perfections. Puffons-le donc à fa fource, & fans exclure les plaifirs phyfiques, foyons perfuadés que les fenfations les plus délicieufes, les jouiffances les plus délicates, ne font connues que d'un cœur honnête, d'un efprit éclairé, & que tout autre ne peut même s'en former l'image.

Un des obftacles les plus communs à la féli'cité, c'est qu'il n'est peut-être point d'homme qui n'imagine un roman de bonheur, qui n'existe nulle part il le compofe de tous les biens épars dans la nature. Des uns, il prend la figure, les talens, les richeffes: des autres, le nom,

l'état le crédit, le favoir, quelquefois l'esprit, rarement les vertus. Plus loin il ravit une femme à fon époux, un enfant à fon pere, une patrie à l'homme libre: il raffemble les chofes les plus rares, & unit les plus. incompatibles, comme

les plaifirs de la folitude & du grand monde, de la liberté & de l'ambition : il forme de toutes ces parties un feul tout, auquel il compare fa pofition, & il n'est pas étonnant qu'il la trouve malheureufe. Il n'eft perfonne qui ne jouiffe de quelques avantages, que d'autres envient, dont lui-même ne fent pas le prix; & le même genre de vie, qui fait le dégoût de l'un, feroit le fuprême bonheur de l'autre.

Cette maniere d'apprécier fa pofition eft des plus fauffes on l'a dit fouvent, il ne faut pas regarder seulement au-deffus de foi, mais autour de foi. Il faut confidérer les hommes en maffe, & fe demander: Combien en est-il avec lefquels je changerois de tout; peines & plaifirs indiftinctement ? Si le nombre de ceux avec lefquels on en changeroit point, eft le plus confidérable, on feroit injufte en fe plaignant; car de quel droit prétendroit-on être plus heureux que le commun du genre humain?

Un autre préjugé dont l'adolefcent est particuliérement victime, eft celui qui fe représente la jeuneffe comme l'époque la plus heureuse. C'est dans l'âge mur, entre trente, & cinquante ans, qu'on connoît le mieux les douceurs de la vie. Les plaifirs font moins vifs, mais plus

vrais; on facrifie moins à l'apparence & plus à la réalité : on s'affranchit peu à peu de ces dégoûts, de ces mécontentements produits par le défaut de connoiffance de l'homme, ou par de faux calculs de projets & d'efpoir: on eft moins expofé aux fuites de l'imprudence, & moins affervi aux jugemens d'autrui. Jufques à la décrépitude a fes jouiffances, dont un certain attendriffement fur foi-même eft la plus réelle. Si cet âge étoit absolument fans plaisirs, feroitce celui où l'on quitte la vie avec le plus de regrets?

Tout compté, tout prévu, la route la plus fûre au bonheur, eft celle de la droiture — Il est vrai que dans une fociété abfolument corrompue, où l'oppreffion, où l'oppreffion, l'impiété, la baffeffe & la rufe s'appellent fageffe, génie & ufage du monde, il eft poffible, qu'une vertu mâle & franche, qui va rondement fon droit chemin, fans s'inquiéter beaucoup du qu'en dirat-on, devienne un obftacle à la fortune. lui qui préfere toujours l'honneur à l'intérêt, & la vérité à la flatterie, fe rend la terreur des ames baffes & quelquefois l'objet de leur haine. Il eft des êtres affez abjects, pour que le feul afpect d'un honnête homme leur donne de l'hu

Ce

meur, & pour lefquels le plus grand crime eft celui d'un vrai mérite. Mais, fi les récompenfes extérieures peuvent manquer à la probité, les intérieures font infaillibles. Il n'eft aucun fentiment de bienveillance qui ne foit. accompagné d'un plaifir fecret, aucun devoir rempli qui ne devienne un fouvenir confolateur.

Que l'on compare dans les grandes occafions, la marche d'un honnête homme avec celle de celui qui ne l'eft pas. Quelle élévation dans le premier, quelle noble affurance, quel calme dans l'injuftice, quelle modération dans les fuccès ! Et chez le fecond, que de petiteffe dans les vues, de baffeffe dans les moyens; que de crainte d'être pénétré, de lâcheté dans l'infortune, d'orgueil & d'abus dans le pouvoir! Tombe-t-il? il eft abandonné; au lieu que le vertueux emporte dans fa chûte, les regrets des cœurs honnêtes, le fentiment de fa propre eftime & celle de fes ennemis-mêmes. Oppofer le courage, la bonté, la patience aux infortunes & aux injuftices, c'eft prouver qu'on leur eft fupérieur lors même qu'on en eft la victime.

Rien ne démontre mieux l'étroite liaifon du bonheur & de la vertu, que la conformité exacte

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de leur définition. -C'eft également pour les deux, une bonté qui attire la bienveillance une probité qui arrache l'eftime; un favoir qui écarte l'erreur, une modération qui prévienne l'excès; enfin une force d'ame que les obftacles ne peuvent rebuter, que la fortune ne peut amollir, ni le malheur abattre. En parcou rant ainfi les qualités les plus refpectables, & les fources de félicité les plus pures, on fe convaincra par l'intimité de leurs rapports, que la vraie vertu & le vrai contentement, font pref que inféparables.

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J

Au refte n'exagerons point le degré de perfection dont nous fommes fufceptibles. Il eft peut être plus facile qu'on ne penfe d'être un des premiers hommes de la terre. Que chaque lecteur s'arrête un inftant, qu'il ne juge pas fur une réputation trompeufe, mais d'après une connoiffance perfonnelle, & qu'il fe demande à lui-même, quel eft l'être le plus parfait qu'il ait jamais connu? Il fera furpris de voir combien le dernier reftant dans la balance eft encore un foible vertueux !

L'empire fur nous mêmes est toujours trèslimité. Le fage n'eft point, comme le préfomptueux Stoïcien le prétendoit, impénétrable

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