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L'eftime

DU MÉRITE.

'eftime de foi-même, fans laquelle il n'eft point de vrai bonheur, ne peut être fondée que fur le fentiment de fon propre mérite. C'est une vérité que tout homme eft forcé de reconnoître; mais il n'en eft point qu'on élude avec plus d'art. Chacun veut abfolument avoir bonne opinion de lui-même, & comme il n'y a perfonne qui ne poffede quelque » qualité qui le diftingue avantageufement de

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la claffe ordinaire, il fe plaît à confidérer ,, cette qualité comme la plus effentielle; & c'eft le feul côté qu'il compare avec autrui." Un des fpectacles les plus ridicules, feroit celui de pénétrer les motifs fecrets, fur lefquels chacun appuie fes titres à la confidération. C'eft prefque compromettre la dignité philofo phique que de defcendre à ces pitoyables détails; mais malheureusement ils tiennent de très-près à la connoiffance de l'homme, & font naître de petites réflexions qui touchent à de grandes chofes,

Tel eft avantageux parce qu'il fe coiffe ou fe chauffe avec goût, qu'il à la taille bien prise, qu'il danfe légèrement, ou que fes artifices ont féduit quelques innocentes: il fe croit trèsfupérieur à un autre, dont il connoît la mâle probité; mais il ne confidére que la révérence qu'il fait de mauvaise grace, ou la couleur de fon habit, qui eft d'une nuance au - deffous de la mode: peut-être auffi qu'il fe rappelle qu'il a deux lettres de moins à fon nom, ou que le fon en eft moins agréable. Je connois un homme diftingué par des talens utiles, qui eft plus jaloux de fa fupériorité au bilboquet que de toute autre, parce qu'il eft premier dans ce genre. La feule difpute que j'eus jamais avec un de mes amis les plus estimables, provenoit d'avoir prétendu que des découpures de papier dans lefquelles il excelle, étoient inférieures au deffein, parce qu'elles n'offrent ni ombres, ni reliefs. Enfin moi, qui me donne les airs de critiquer les autres, je me rappelle diftinctement, que j'exigois plus autrefois de mes camarades, les jours où j'étâlois mon épaulette à groffes franges, que ceux où je ne portois que la petite & il n'y a pas un mois, que je me fuis attrapé à marcher plus déliberément, &

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me préfenter avec plus de confiance, parce que mon habit étoit neuf, & ma toilette plus foignée; peut-être n'étoit ce que par un retour fur la fottife d'autrui; mais les conféquences font à-peu-près les mêmes.

On fonde fouvent fon prétendu mérite fur des qualités qu'on n'a point. On eft timide, & on fe croit circonfpect; fourbe, & on fe croit prudent l'infolence fe nommé dignité; la groffiéreté franchise, l'affectation délicatesse & le fafte bon ton. On facrifie l'intérêt public à celui de fes amis ou de fa famille, & l'on s'èftime bon Patriote: on prodigue les richeffes de l'état, & l'on vante fa libéralité; mais fur tout chacun croit pofféder un jugement exquis, & cependant chacun fait que rien n'est plus rare. On va plus loin encore. Il n'eft pas rare de voir dans les premiers rangs, des perfonnes qui tirent vanité de leurs vices mêmes, & qui affichent ce qu'elles ne peuvent cacher: elles ne rougiffent d'aucun crime, pourvu que l'ef prit le colore, & qu'il foit commis avec graces & légéreté: elles vantént leur corruption, leur pareffe, leur ignorance, leur débauche, leur dureté ou leur athéifme: elles affectent du mépris pour tout principe honnete, tournent en

ridicule les réflexions les plus fages, & baillent au feul nom de vertu. Si un génie malfa-t fant vouloit revêtir la forme humaine, il ne pourroit s'envelopper fous des traits plus dangereux.

Le titre feul d'homme de mérite défigne fa fignification. C'est celui dont les qualités utiles lui donnent droit de prétendre à l'eftime & la reconnoiffance de fes femblables. Toute reconnoiffance fuppofe des bienfaits reçus, ou la difpofition à en accorder. Il n'eft donc de vrai mérite que la vertu, & féparée d'elle, toute haute opinion de foi-même, n'est qu'un délire d'amour propre.

Plus ces difpofitions de bienfaifance s'étendent par leurs effets fur un grand nombre d'hommes, & plus le mérite a d'élévation: il dépend en partie du fort, parce que c'eft lui qui donne le pouvoir; mais l'intention feule eft un mérite réel: c'eft le feul qui dépend uniquement de nous, & l'on doit quelque reconnoiffance à quiconque defire d'être utile, lors même que fa pofition ne feconderoit pas les mouvemens de fon cœur.

Naiffance, richeffes, pouvoir ne font des titres à l'eftime que lorfqu'on fait fervir ces

avantages au bonheur de la fociété: fans quoi il s'enfuivroit néceffairement, que les plus vils fcélérats ou les derniers imbécilles, pourroient être des hommes de mérite; car rien ne les empêche d'être très- nobles, très - riches, trèsélevés. Le favoir n'y a pas plus de droit

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lorfqu'il fe concentre dans des recherches minutieuses, ou qu'il fe porte vers des objets de vaine curiofité ou de pure oftentation. monde fourmille de grands favans fur de petites chofes, dont les profondes lumieres ne font guere plus utiles que l'ignorance d'autrui. Ils favent tout, hormis penfer, agir & vivre avec leurs femblables.

A quoi nous fert que vous parliez huit ou dix langues, que vous connoiffiez à fond chaque étoile par fa lettre, chaque époque par fa date, ou les tables des logarithmes & des finus? à quoi fert de connoître exactement la forme de l'étrier de Cécrops, les proportions des vafes phrigiens, ou même celles des ruines de Palmyre? Se borner à ces fciences, c'est imiter l'ouvrier qui amafferoit des outils fans jamais en faire ufage. Mais cela m'amufe, dites vous. Oh! vous avez raison: mais vous exigez du refpect; & vous avez tort. Si les

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