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Un

DE L'OPINION.

n des bienfaits de la nature eft d'avoir placé une grande partie de notre bonheur dans le jugement d'autrui. Cela établit une dépendance mutuelle, qui porte à fe complaire réci proquement, & donne aux autres une espece. de pouvoir, de punir & récompenfer nos actions par leurs louanges ou par leur blâme. Ce bienfait eft au rang de la foule de ceux dont nous abufons, & il eft devenu la fource la plus féconde d'erreurs, de crimes & d'infortunes.

Sans fecouer un peu le joug de l'Opinion, on n'eft jamais qu'un homme médiocre : l'excès de cette dépendance rend timide, nuit aux lumieres, & nous affervit aux caprices du premier fot qui veut nous tourner en ridicule, ou du premier calomniateur qui veut nous noircir notre bonheur devient auffi flottant que le bavardage public.

Une bonne renommée eft fans doute un bien eftimable. Mais qu'eft-ce qu'un bien que chaque méchant peut nous ravir: leur fuffrage feroit une injure, il n'y a que celui des ames

honnetes qui doive nous flatter; & celles-là ne font ni promptes à le donner, ni promptes à le reprendre. Ce qu'on dit ou ce que l'on

penfe de vous, n'ajoute ni n'ôte à votre mérite intrinféque: blâmé ou loué, vous étes également le mème homme. S'il eft tel qu'il doit être, la détraction ne peut l'abattre, l'éloge ne peut l'enorgueillir.

L'approbation commune dépend moins des grandes vertus que des inférieures; telles que la circonfpection, la modeftie, la politeffe & la décence. Déffiez-vous de l'homme dont chachacun dit du bien: c'eft une ame foible & médiocre; les généreufes ont des ennemis chauds & des amis ardens. — Ne vous hâtez pas non plus de méprifer celui que la haine déchire avec fureur: il a fùrement quelque grande qualité, dont l'envie fe venge. Les hommes pardonnent plus facilement l'injustice, que l'offense faite à leur amour-propre.

Un examen utile eft celui des jugemens d'autrui, portés fur nos amis ou nos connoiffances les plus intimes. On verra que, fur des points effentiels, ils different par toutes les nuances du blanc au noir, Comment feroient. ils plus uniformes où il y a tant de variété

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dans les juges? Il est probable qu'il n'y a pas deux perfonnes fur la terre qui voient un objet moral un peu compliqué parfaitement fous le même point de vue ; & lors même qu'ils paroiffent d'accord fur le réfultat, c'eft que les motifs de détermination different. Pour apprécier avec jufteffe, il faut une fagacité rare; & pour louer dignement, il faut mériter foimême beaucoup d'éloges: car comme chacun n'eftime dans autrui que les qualités qu'il croit fupérieures, il arrive qu'un fot vous déchire en cherchant à vous faire valoir.

Pour fe défaire du préjugé dangereux & inquiétant qu'on s'occupe beaucoup de nous, il fuffit de confidérer la maniere dont on s'occupe des autres. Leur arrive-t-il quelque événement intéreffant, comme mariage, emploi, perte &c. chacun s'empreffe à venir témoigner toute la part qu'il y prend; mais ne vous arrêtez pas à cette fuperficie de grimaces de conventions. Suivez le complimenteur le plus zélé, amenez la converfation fur ce même objet, qui paroif foit le transporter de plaifir ou le navrer de douleur, vous découvrirez fans peine l'indiffé rence, la froideur, peut-être même une fecrete

joie dans l'adverfité, & prefque toujours un mouvement d'envie dans le bonheur a).

Il est peu d'hommes qui ne fe croient des êtres très- importans, très- obfervés, très-dignes de n'être point confondus dans la foule. Quel garant avons nous que cette haute opinion de nous-mêmes foit plus fondée que la leur? Commençons pár nous perfuader, que les au tres s'occupent encore moins de nous, que nous d'eux; qu'abforbés dans leur propre intérêt, fuccombant fous leur propre inquiétude, il leur reste peu de fenfibilité pour celle d'autrui, & que leurs cœurs reftent froids lorfque leurs difcours femblent paffionnés

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Voulez-vous favoir ce que le public a penfé ou penfera de telle action ou tel événement qui vous concerne? Commencez par fuppofer qu'un autre en eft l'acteur, puis écartez tout fentiment de délicateffe, toute générofité, toute lumiere philofophique: joignez-y encore un peu

a) Un des hommes les mieux méritants étoit hier à l'agonie, je paffai la foirée avec fes connoiffances les plus intimes: leur partie de Cadrille n'en fut pas moins gaie. 11 eft mort ce matin: j'ai vu fes parens, qui étoient. plus occupés de l'héritage que de fa perte. Je fors de chez fes amis; ils s'attendriffent moins fur lui que fur eux - mêmes, & à peine enterré qu'il fera oublié

d'envie & un fecret penchant à fe délecter dans la médifance & le ridicule: le point de vue qui s'offrira à vous fera précisément celui du public. Il eft rare que cette regle puiffe tromper en général. Quant au particulier, il faut ajouter pour vos rivaux & pour vos ennemis, le poifon d'une calomnie raffinée, l'altération du menfonge, & les artifices d'une haine déguifée fouvent fous le ton d'indulgence & de bonté. Il eft vrai que vos amis devroient en contrebalancer l'impreffion; mais, à les prendre en gros, ne comptez pas trop fur eux: les meilleurs croiront fouvent avoir fait un effort génereux en gardant le filence, ou en vous défendant avec tiédeur, avec circonfpection; car il eft dangereux, difent-ils, de fe mêler des affaires d'autrui.

Ce tableau hideux, & malheureusement trop vrai, doit, fi vous avez l'ame grande, produire les mouvemens fuivans: Le premier, d'indignation; le fecond, de mifanthropie; le troifieme, d'indulgence, & enfin unè mâle réfolution de fuivre vos penchans conciliés avec vos devoirs, fans vous inquiéter beaucoup de la bavarde renomméė.

Rien ne caractérise mieux l'énergie d'une

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