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DES

SCIENCES PHILOSOPHIQUES

H

HABITUDE. Une manière d'être qui n'a été d'abord qu'un accident dans notre existence vient-elle à se prolonger ou à se répéter souvent, nous sentons alors se développer en nous une disposition particulière, c'est-à-dire tout à la fois un penchant et une aptitude à la produire ou à la supporter, selon qu'elle est active ou passive. Ce penchant, quand on ne cherche pas à le combattre, peut devenir, avec le temps, aussi irrésistible et aussi impérieux que les besoins primitifs de notre nature, et l'aptitude qui s'y lie, s'accroissant dans la même proportion, finit par substituer la rapidité et la sûreté de l'instinct aux plus pénibles efforts de la volonté ou de la réflexion. Le principe général, ou plutôt la force qui amène dans notre constitution ce double résultat, se nomme l'habitude. Les habitudes sont les effets déterminés qu'elle produit en nous, ou les modifications diverses qu'elle fait subir à chacune de nos facultés.

Rien de plus obscur et de plus mystérieux que cette force, précisément parce qu'elle tend à supprimer la réflexion pour se mettre à sa place; parce qu'elle s'empare de nous souvent avant que la réflexion ait eu le temps de naître, et réussit, sinon à détruire, du moins à affaiblir singulièrement la conscience elle-même. Mais en même temps rien de plus intéressant à observer. Elle est le principal ressort de la puissance que nous exerçons sur nous-mêmes et sur nos semblables, et sur une grande partie de la nature. Quoiqu'elle diminue l'empire de la liberté, elle ne peut rien cependant qu'avec son concours, et chacun de ses résultats peut être regardé, à bon droit, comme notre œuvre. Elle modifie profondément les dispositions et les facultés que nous apportons en naissant. Elle est l'auxiliaire le plus puissant et de l'industrie, et des arts, et de la parole, et de la tradition, et de l'éducation, et même de la moralité humaine: car aucune vertu ne résisterait, s'il fallait recommencer chaque jour les mêmes sacrifices et les mêmes luttes, sans se trouver le lendemain plus fort que la veille. Enfin, mise en action par

notre volonté, son empire s'étend aussi sur les animaux, dont elle fait nos esclaves, sur la nature vivante en général, et sur les principes mêmes, ou du moins sur les organes de la vie. Qui n'a observé la différence qui existe entre deux animaux de même espèce, dont l'un vit à l'état sauvage, c'est-à-dire à l'état de nature, et l'autre à l'état de domesticité? Ce qu'il y a de plus remarquable, c'est que les mœurs et la constitution qui ont été contractées dans cette dernière condition se transmettent d'une génération à une autre, sans que la main de l'homme ait besoin d'intervenir une seconde fois. C'est un fait non moins connu qu'un désordre survenu dans les fonctions de la vie, lorsqu'il se prolonge suffisamment et se renferme dans une certaine mesure, tend, pour ainsi dire, à se perpétuer, résiste à tous les assauts de l'art, et suit un cours non moins régulier que les phénomènes ordinaires de l'organisme. Notre sang se précipite et vient s'accumuler périodiquement vers le point où, à plusieurs reprises, et à des intervalles égaux, nous lui avons livré passage. Notre corps se familiarise peu à peu avec les poisons, avec les remèdes les plus énergiques, et finit par devenir tout à fait insensible à leur action. On n'observe rien de pareil dans la matière inorganique. On aura beau, comme le remarque Aristote (Ethic. Eud., lib. II, c. 2), lancer une pierre dans l'espace, on ne lui donnera pas le moindre penchant à se mouvoir d'elle-même. Nous ajouterons que la constitution des animaux serait tout aussi invariable si l'homme n'intervenait pas, soit directement, soit indirectement, pour la modifier selon ses besoins, et la plier à son usage. Mais nous ne voulons pas empiéter sur le domaine du naturaliste en montrant quelle peut être l'action de l'habitude sur les fonctions de l'organisme et les lois de la nature animale nous nous contenterons d'observer les effets qu'elle produit chez l'homme; car c'est là qu'est le centre et le siége de sa puissance; et par ces effets, c'est-à-dire par l'influence qu'elle exerce sur chacune de nos facultés, nous essayerons de nous faire une idée de son principe, ou de découvrir au moins le but et la condition générale de son existence.

Un des premiers effets de l'habitude, et des plus universellement rec'est de diminuer la sensibilité physique. La sensation la plus forte, si elle se prolonge au delà d'un certain terme, ou se reproduit à des intervalles trop rapprochés, s'affaiblit graduellement, et finit même par disparaître. Un foule d'impressions dont nous n'avons plus conscience ont commencé par être pour nous une source de plaisir ou de douleur. L'air, la lumière, les mêmes degrés de chaleur et de froid auxquels nous sommes insensibles aujourd'hui, nous ont affectés très-vivement pendant les premiers jours qui ont suivi notre naissance. Les climats les plus rudes, les privations les plus dures s'adoucissent avec le temps, et les jouissances trop répétées s'évanouissent peu à peu, emporlant avec elles la faculté même de les sentir. Mais toutes nos sensations ne subissent pas la même loi. Les unes, purement passives comme celles de l'odorat et du goût, ou du chaud et du froid, n'apportent aucune jouissance à l'âme ni aucune lumière à l'esprit, et ne s'associent en aucune manière à l'action de la pensée : ce sont celles-là qui s'affaiblissent et se dégradent par l'habitude. « Mon sachet de fleurs, dit Montaigne, sert d'abord à mon nez; mais, après que je m'en suis

servi huit jours, il ne sert plus qu'au nez des assistants. » Les autres demandent le concours de la volonté et de l'intelligence, sont les agents de la perception, et servent en quelque sorte de véhicule à nos sentiments ou à nos idées. Telles sont les sensations de l'ouïe, de la vue et du tact proprement dit, c'est-à-dire du toucher actif. Celles-ci, au contraire, l'habitude les rend plus vives, plus délicates et plus distinctes. Par l'exercice et l'éducation l'œil devient plus clairvoyant, l'oreille plus juste et plus sensible. Des nuances, des accords, des contrastes qui échappent à la foule ou qui la laissent indifférente, émeuvent profondément le peintre et le musicien. On sait à quel degré de finesse et, qu'on nous permette cette expression, de perspicacité, arrive chez les aveugles le sens du toucher. C'est que, pour suppléer à un organe aussi riche et aussi important que la vue, le tact devient plus actif, c'est-à-dire se rapproche davantage de l'âme, en appelant à son aide la volonté et l'intelligence. Le goût lui-même, quand il ne se borne pas à un rôle purement passif ou animal, mais qu'il s'applique à démêler et à juger les saveurs, qu'il accepte, par conséquent, le concours de la volonté et de l'attention; le goût, disons-nous, est susceptible d'acquérir par l'habitude une rare délicatesse. C'est ainsi qu'il a donné son nom à la faculté par laquelle nous discernons le beau du laid. C'est pour la même raison qu'un spirituel écrivain a pu dire : « L'animal se repaît, l'homme mange, l'homme d'esprit seul sait manger. »

En même temps qu'elle nous enlève à l'action du monde extérieur par l'affaiblissement graduel de nos impressions ou de la sensibilité physique, l'habitude nous pousse au développement de notre propre activité; de celle qui reste enfermée dans la conscience, comme de celle qui se manifeste au dehors par le mouvement. Elle nous y porte d'abord par le désir, véritable intermédiaire entre l'action qui vient de nous et l'impression qui vient du dehors: car dans la même proportion où la sensation diminue, le désir augmente, devient plus constant et plus énergique, jusqu'à ce qu'il se transforme en un besoin impérieux et insatiable. C'est en vertu de la même loi que les privations, la fatigue et souvent la douleur, non-seulement s'adoucissent par la patience, mais finissent par nous offrir un certain attrait. Ainsi ce calme parfait, cette liberté de l'âme que quelques philosophes nous promettent au sein de la volupté, et qu'ils nous engagent à poursuivre comme le but de l'existence, est une vaine chimère. Si nous n'employons pas nos forces à dompter nos sens, il faut que nous les consaerions à les servir, ou plutôt à les irriter par des désirs impuissants, dont l'objet ne cesse de reculer devant nous.

Le pouvoir de l'habitude ne se fait pas moins sentir dans l'action elle-même, et surtout dans le mouvement dont elle est suivie, que dans le désir qui la précède et la sollicite. On sait que plus un mouvement se répète ou se prolonge, plus il acquiert de promptitude, de facilité et de précision; par conséquent, moins nous sentons l'effort ou l'impulsion intérieure qui le produit, moins nous apprécions le motif et les combinaisons qui le dirigent. C'est ainsi que les doigts du musicien, qui volent sur le clavier, que les articulations de la main suivant presque la rapidité de la pensée, nous semblent obéir à un pur mécanisme. Cependant, en admettant même la supposition, très-erronée

selon nous, que la volonté ne conserve pas l'empire des mouvements de cette espèce, n'en demeure-t-elle pas toujours le véritable principe; n'est-ce pas elle qui leur a donné la première impulsion; et le changement qu'on remarque dans les effets n'a-t-il pas dû exister d'abord dans la cause? L'influence de l'habitude sur la volonté peut d'ailleurs être observée directement par la conscience, et n'est pas moins réelle en l'absence de tout effet extérieur. On s'accoutume à vouloir, à se commander et à commander aux autres, à vouloir le bien ou à vouloir le mal. La réflexion, la méditation, les effets les plus cachés de l'âme, les vertus qui nous ont coûté les plus durs sacrifices deviennent des habitudes; et même ce n'est qu'à ce titre qu'on les appelle des vertus : car des actes isolés, qui n'émanent pas d'une disposition constante et, pour ainsi dire, inaliénable, ne constituent pas l'homme de bien. Le résultat de l'habitude, par rapport à la volonté, c'est de combler en quelque sorte la distance qui sépare la faculté de l'action, c'est de supprimer l'effort, le doute, le combat, et de substituer, au motif que nous avons choisi d'abord en hésitant, un penchant fixe, affranchi de tout contrôle, mais qui ne peut jamais se confondre avec la volonté elle-même. C'est ainsi que l'habitude mérite son nom; qu'elle est véritablement la possession, le triomphe (habitudo de habere, posséder; en grec de et qui a le même sens), tandis que la dénomination première suppose encore la lutte et le travail.

Avec la volonté, où, comme nous pouvons le voir dès à présent, elle a son principal siége, l'habitude descend aussi dans l'intelligence et dans chacune des facultés dont elle se compose ou des opérations qui en résultent. Ainsi nous avons déjà remarqué quel est le pouvoir de l'exercice, c'est-à-dire de l'habitude, sur nos sens, considérés comme instruments de perception, particulièrement ceux qui ont le plus d'affinité avec les autres facultés de l'intelligence. Nous ajouterons à ce fait une observation très-judicieuse de Maine de Biran (Influence de l'habitude sur la faculté de penser, c. 2) : c'est que la faculté perceptive augmente chez l'homme en raison de l'affaiblissement de la sensation produite par l'habitude; c'est que les enfants ne commencent à avoir des perceptions distinctes que quand ils se sont aguerris contre les impressions du dehors. En effet, quand notre ceil est frappé de couleurs trop vives, il ne distingue pas la forme des corps, et il ne les distinguerait jamais si toutes les couleurs, sans exception, l'affectaient de la même manière. Le tact serait également un sens très-imparfait si la peau conservait toujours le même degré de sensibilité qu'elle a chez les nouveau-nés. Mais cette condition négative, c'est-à-dire l'affaiblissement de la sensibilité, ne suffit pas au développement de la perception; il faut encore le concours et l'exercice prolongé de la volonté. C'est elle qui donne à notre œil et à notre main cette facilité, cette précision de mouvements d'où dépend en grande partie la perfection de ces deux organes. Au moyen de l'attention changée en habitude, elle nous apprend à discerner, dans une masse confuse de sons ou de couleurs, les nuances les plus fugitives et les plus délicates. Enfin, réunissant dans un seul acte de l'esprit, qu'on appelle l'association des idées, les perceptions les plus diverses et les résultats les plus compliqués de l'expérience, elle nous met en état de juger, par l'ouïe et par

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