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les existences finies et individuelles. « Ce traité, dit Hegel, ne doit être autre chose, dans sa partie politique, qu'un essai de comprendre l'Etat comme rationnel en soi. Il ne s'agit pas de le construire à priori, ni de lui enseigner ce qu'il doit être, mais de le faire comprendre comme monde social. Donner l'intelligence de ce qui est, tel est le problème de toute philosophie; car ce qui est, est la raison réalisée. »

Tels sont les seuls ouvrages publiés par Hegel lui-même; les autres volumes de l'édition de ses OEuvres complètes, 17 vol. in-8°, Berlin, 1832-1845, renferment, outre quelques discours, quelques critiques et la correspondance, ses leçons publiques sur la Philosophie de l'histoire, sur l'Esthétique, la Philosophie de la religion, et l'Histoire de la philosophie. Ces leçons sont le développement et l'application de son système.

Il n'est guère possible de donner, en un petit nombre de pages, une idée complète de ce système: nous allons l'essayer cependant, en suivant pas à pas l'exposé que Hegel en a fait dans l'Encyclopédie; mais, auparavant, il faut caractériser suffisamment la méthode qu'il a suivie, et nous placer au point de vue de sa philosophie.

Cette philosophie est essentiellement un système, dans un sens plus rigoureux et plus complet encore que celle de Spinoza. La méthode et le savoir qu'elle produit sont identiques, et coïncident si parfaitement, qu'ils se supposent et se produisent réciproquement.

Hegel relève de Fichte pour la méthode, de Spinoza et de M. de Schelling pour le fond de la doctrine. Pour avoir la clef de son système, il suffit de voir ce que, selon Hegel, ces deux philosophes ont laissé à désirer, et de se rappeler quelle idée Fichte se faisait de la science.

Aux yeux de Hegel, il n'a manqué à Spinoza que de concevoir la substance absolue comme sujet, comme esprit, et de considérer l'esprit de l'homme comme identique avec elle, au lieu de le présenter comme une simple modification de la substance divine, sans liberté et sans une existence qui lui soit propre. Quant à la philosophie de M. de Schelling, elle est vraie au fond, et définitive quant à son contenu; mais elle n'est pas suffisamment justifiée, et n'es. pas présentée sous une forme vraiment scientifique: elle manque de méthode, et cependant en philosophie la méthode est l'essentiel, puisque c'est par elle seulement que le contenu est compris. De son côté, M. de Schelling a reproché à Hegel d'avoir, par sa manière de l'établir, dénaturé sa doctrine. Dans la philosophie de Hegel, la méthode est le système même, puisqu'elle est l'imitation, la reproduction par la pensée du mouvement par lequel se produit incessamment l'ordre universel. C'est l'effort le plus puissant de la pensée moderne de s'élever à l'omniscience, à la science universelle et absolue; elle suppose l'esprit de l'homme égal à l'esprit divin et l'identifie avec lui.

Il n'y a qu'une méthode en toute science, dit Hegel; la méthode est l'idée se développant, et cette idée est une. L'idée est le commencement; elle est en même temps la chose, la substance, comme le germe d'où sort l'arbre.

Il y a nécessairement en Dieu, dit Spinoza (Ethic., liv. 11, prop. 3-4), l'idée de son essence, aussi bien que de tout ce qui découle nécessairement de cette essence; cette idée est une comme la substance divine

elle-même. Telle est l'idée absolue concrète de Hegel; mais au lieu de dire que cette idée est en Dieu, c'est chez lui cette idée qui renferme Dieu. C'est l'idée des idées, la notion éternelle de M. de Schelling, qui n'est pas dans la raison, mais qui est virtuellement la raison même. Cette idée est à la fois le tout-un des éléates, le vei d'Anaxagore, le yes des néoplatoniciens, l'être tout réel des scolastiques, la substance unique de Spinoza, l'absolu de Fichte et de Schelling. Son essence est la pensée, le mouvement par la pensée; c'est par la pensée qu'elle fait évolution; la pensée est à la fois la substance et le principe générateur de l'univers physique et moral; et la dialectique du philosophe n'est autre chose que la reproduction libre de la dialectique divine qui produit tout.

Dans l'idée tout est un, et en dehors de l'idée tout n'est que sa manifestation. Les existences diverses, dans le système universel, ne sont qu'autant de moments de ce développement, qui, à la différence de la végétation, ne produit pas le germe d'un individu nouveau, mais n'a d'autre but que de donner à l'idée la conscience d'elle-même.

Admirons d'abord la hardiesse de cette entreprise, de poser tout ce qui existe dans le ciel et sur la terre comme le développement d'une idée, dont le mouvement constitue le monde phénoménal et le monde intelligible; puis de supposer que cette idée, qui est le monde en soi ou virtuellement, est présente dans l'homme, et que par la réflexion, par une sorte d'intuition intellectuelle méthodique, par une dialectique créatrice, l'esprit humain peut repenser, recréer par la pensée le mouvement qui constitue l'univers le monde visible et le monde moral, la nature et l'histoire, les sciences et les arts; religions, lois, mœurs et institutions, tout sera expliqué par le mouvement de la pensée, image fidèle du mouvement éternel et immanent de l'idée absolue.

Vico a dit : « Nous démontrons les vérités géométriques, parce que nous les faisons. » C'est ainsi que Hegel, après M. de Schelling, prétend démontrer toutes choses en les construisant. Mais, pour qu'une pareille philosophie soit possible, il faut admettre que l'entendement humain est conforme à cet entendement archetype que Kant oppose à Tintelligence de l'homme. Il ne s'agit pas seulement de revendiquer pour la raison une certaine autorité, ou même une autorité entière quant aux questions dont elle peut connaître, prétention légitime et necessaire, ou d'admettre à priori et avec une juste confiance l'harmonie des lois de la conscience raisonnable et des lois de la nature : il faut égaler la raison en puissance et en étendue à l'intelligence divine, et supposer ainsi que l'action créatrice peut être reproduite par la pensée. Selon Aristote, Dieu étant la cause et le principe de tout, lui seul possède la science suprême des causes, la science de l'essence des choses; mais il est digne de l'homme d'aspirer à cette science divine: l'idéalisme absolu n'y aspire pas, il la possède.

Rien n'est que par la pensée, avait dit Mendelssohn, d'après Leibnitz; la réalité suppose la possibilité, la pensée qui la conçoit. Nul être fini ne peut épuiser par la pensée toute la réalité de ce qui existe, et moins encore comprendre la possibilité et la réalité des choses. Il faut done qu'il y ait une intelligence infinie qui conçoive parfaitement toute possibilité comme possible, et toute réalité comme réelle, et cette intel

ligence infinie c'est Dieu. M. de Schelling et Hegel attribuent à l'homme lui-même cette intelligence.

La méthode de Hegel est identique avec le système qu'elle produit; elle est donnée en même temps que le principe fondamental de l'idéalisme absolu : elle se maintient ou tombe avec lui. Le principe de l'identité admis, il y a nécessairement unité du développement logique et du développement ontologique. Ce sera une synthèse progressive et continue, qui représente l'évolution éternelle de l'idée concrète absolue. Cette méthode est le mouvement même par lequel tout se produit; le double sens du mot latin explicatio en peut indiquer la nature : les choses sont expliquées et comprises par la manière dont elles se développent du fond de l'idée par le mouvement de la pensée.

Expliquer, dans le langage de Hegel, c'est montrer quelle place une chose occupe dans le développement général. Comprendre, c'est connaître l'origine ou la forme antérieure d'une chose; prouver, c'est réduire les données empiriques à leur expression générale, et c'est ainsi, dit Hegel, que Képler a démontré les lois du mouvement absolu. L'origine ou la source d'une chose, ce n'est pas le principe d'où elle émane, c'est la forme immédiate sous laquelle elle apparaît d'abord. Les éléments divers et les existences diverses ne sont que des moments du mouvement universel de l'idée une, des formes transitoires, qui n'ont rien de fixe, rien de permanent. Tout est fluide, si l'on peut dire ainsi, dans les idées et les choses; les deux séries sont absolument continues : une continuité absolue en est la loi suprême.

Dans ce mouvement continu, mais articulé, ce qui précède est la raison, la substance, le genre de ce qui suit, et ce qui suit est la vérité, la réalité, l'espèce de ce qui précède. C'est une spécification continuelle qui, dans son dernier résultat, retourne à l'état général, à l'identité absolue d'où elle est partie.

Cela admis, le mode de procéder en résulte nécessairement. Tout étant un dans l'idée absolue concrète, elle ne peut sortir de cet état que par une contradiction intime, qui devient la cause d'une division, d'une diremption. De là le besoin de la conciliation et du retour à l'unité; puis diremption nouvelle et nouvelle conciliation, et ainsi indéfiniment, jusqu'au dernier terme de l'évolution. La dialectique spéculative ou immanente procède par un mouvement qui s'accomplit en trois temps. Il y a d'abord la thèse ou la position, l'idée en soi, en puissance, à l'état d'involution; puis l'antithèse, la négation, l'idée pour soi, l'idée réa– lisée, à l'état d'évolution; enfin la synthèse, la négation de la négation avec un résultat positif, l'idée en soi et pour soi, revenue à elle.

Tel est le rhythme constant de cette nouvelle dialectique : de là cette tripartition qui domine dans le système en général et dans tous ses détails, et dont le type est dans le dogme de la Trinité.

A ces trois moments de la dialectique correspondent ce qu'on appelle en logique la notion, le jugement, la conclusion, pris spéculativement. Hegel abuse de l'étymologie des mots qui désignent en allemand ces diverses opérations de l'entendement. La notion, concept, compréhension (Begriff, de begreifen, comprendre), est la virtualité, la nature primitive, la substance de la chose. Le jugement, en allemand Urtheil, départ, partage, division, est, selon lui, la diremption, l'ac

tion par laquelle la notion s'ouvre et se manifeste. La conclusion enfin est l'opération par laquelle se fait la conciliation, le retour: conclure, c'est fermer, c'est réunir. Ensemble, les trois mouvements constituent le syllogisme réel, le raisonnement spéculatif.

Il importe encore de remarquer que Hegel donne de même un autre sens aux mots concret et abstrait. L'idée à l'état concret, c'est pour lui l'idée en soi, comme virtualité infinie, à l'état d'involution, et les choses sont abstraites lorsqu'elles sont considérées à part de l'idée. L'abstraction, ce n'est pas une qualité considérée séparément du sujet, mais une chose considérée séparément de sa substance, de sa notion.

Le mouvement de la pensée, pris en lui-même, produit l'idée absolue, l'idée concrète, la notion ou la substance universelle. Son évolution par la pensée constitue la nature ou l'univers matériel, et son retour à elle-même, avec une pleine conscience de soi, constitue l'esprit. De là la division du système en trois grandes parties, la logique, la philosophie de la nature, la philosophie de l'esprit.

Par un premier travail, la pensée constitue l'idée absolue comme telle, en s'élevant de la dernière abstraction jusqu'à l'idée concrète, qui, comme l'œuf de Brama, renferme en puissance toutes les existences ce travail est l'objet de la logique, la science de l'idée pure, de l'idée en soi.

Par un second travail, continué du premier, l'idée concrète, semblable à l'œuf qui se brise, fait évolution, et, en sortant, pour ainsi dire, d'elle-même, devient nature, univers de là la philosophie de la nature ou la science de l'idée se manifestant, se réalisant dans le monde, et devenant comme un autre pour elle. Les platoniciens appelaient la matière l'autre, mais dans un sens différent; car, selon Hegel, cet autre, c'est encore l'idée, mais sous une autre forme.

Enfin, par un troisième et dernier travail, l'idée revient à elle avec une pleine conscience de ce qu'elle est en soi, et se reconnaît comme esprit ce retour est l'objet de la philosophie de l'esprit, la science de l'idée revenue à elle-même.

Le tout est la genèse de Dieu dans l'esprit de l'homme, et a pour fin dernière de donner à l'esprit humain la conscience qu'il est lui-même l'absolu. L'idée divine est la substance de l'univers physique et moral; le mouvement de la pensée en est le principe générateur, et l'esprit en est le résultat.

C'est sous ces trois chefs que, dans l'Encyclopédie, sont classées, avec la prétention d'une parfaite continuité de développement, toutes les sciences philosophiques.

Dans l'introduction, Hegel traite de la définition de la philosophie et de ses rapports avec son histoire.

La vraie définition de la philosophie est le résultat même de la science, et ne peut se justifier que par la fin. On peut cependant, tout d'abord et d'une manière générale, la définir la contemplation réfléchie des choses. La philosophie repense les produits de la pensée naturelle et spontanée : c'est la conscience de la conscience, la pensée de la pensée. Le contenu vrai de la conscience ne se montre complétement, et sous son véritable jour, qu'autant qu'il est converti en pensées, en notions; mais, pour être ainsi transformé, ce contenu ne s'en accorde pas moins

avec l'expérience, et n'en est pas moins l'expression de la réalité, pourvu que l'on distingue la vraie réalité de ce qui n'a qu'une existence phénoménale et contingente. La réalité est la raison objective, la raison réalisée.

La raison subjective d'ailleurs éprouve le besoin de donner au savoir la forme de la nécessité, nécessité qui ne se rencontre pas dans la science dite expérimentale. La pensée réfléchie, en tant qu'elle cherche à satisfaire à ce besoin de la raison, est pensée spéculative, philosophique.

La pensée philosophique se développe et s'élève par degrés, et l'Histoire de la philosophie présente ce développement sous la forme d'une succession accidentelle et d'une diversité de principes et de systèmes; mais le même esprit y domine, et il n'y a là qu'une seule et même philosophie. Ce développement que nous offre l'histoire se retrouve dans la philosophie même, mais délivré de toute contingence historique.

La science de l'idée est essentiellement système, puisque le vrai, en tant que concret, ne peut se développer qu'en soi et avec unité, c'està-dire comme totalité. Un contenu philosophique n'a de valeur que comme partie ou moment de l'ensemble.

Le point de départ de la philosophie est la pensée elle-même. Elle commence par la logique ou la science de l'idée dans le pur élément de la pensée.

Les observations qui servent d'introduction à la logique sont importantes: là se trouve le vrai principe de l'idéalisme de Hegel, et là aussi est l'erreur fondamentale de son système. La pensée, dit-il, dans l'acception ordinaire, est, quant au sujet pensant, considérée comme une faculté de l'esprit coordonnée à d'autres facultés : son produit est le général, l'abstrait. Considérée comme active quant aux objets, comme réflexion, le général qu'elle produit renferme l'essence, la vérité des choses. Ainsi, même selon la manière de voir ordinaire, les idées sont les essences des objets. Et, comme la réflexion modifie les données sensibles, il s'ensuit que ce n'est que par une modification que la vraie nature des choses arrive à la conscience. Or, la pensée étant mon action à moi, il s'ensuit de plus que cette vraie nature est la libre production de mon esprit comme sujet pensant.

Nous ne relèverons pas tout ce qu'il y a dans ces propositions d'arbitraire et de forcé. De ce que ce n'est que par la pensée que nous pouvons connaître les objets, il ne s'ensuit pas que leur réalité dépende de la pensée et que les idées en soient l'essence. S'il est vrai que les données soient modifiées par la réflexion, de quel droit inférer de là que cette modification nous fasse connaître la vraie nature des choses? Enfin de ce que la vraie nature des objets, en supposant qu'il en soit ainsi, ne nous est connue que par la pensée, peut-on en conclure que cette vraie nature soit une production de notre esprit ?

Tout l'idéalisme de Hegel repose sur cette base ruineuse. Les pensées, poursuit-il, peuvent donc être appelées objectives, de même aussi que les formes de la logique ordinaire. La logique se confond ainsi avec la métaphysique, la science des choses réduites en pensées, et ces pensées objectives, qui sont la vérité des choses, sont l'objet de la philosophie. Une analyse de la Logique est impossible ici; nous nous bornerons à en indiquer la marche et à faire quelques observations.

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