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ligence ou d'une force aveugle, mais toujours semblable, toujours identique à elle-même, qui produit, en se développant, tous les phénomènes de l'univers. Aussitôt, en effet, qu'un événement n'est plus isolé, qu'il se rattache à une série d'autres événements du même ordre, qu'il est soumis à une loi constante et générale, et, par conséquent, qu'il peut être prévu d'avance, il cesse d'appartenir au hasard. Ainsi, même quand on voudrait enlever à Dieu le gouvernement de la nature, on ne dirait pas que c'est par hasard que les arbres fleurissent au printemps, portent des fruits en automne et se dépouillent de leur feuillage en hiver. Il existe donc entre le hasard et la nécessité une différence énorme; et si l'on ajoute à ces deux idées celle de la Providence, c'est-à-dire celle de l'intelligence et de la liberté dans la sphère la plus étendue où elles puissent s'exercer, on aura tous les points de vue sous lesquels notre esprit peut concevoir la succession des événements dans le monde. D'abord ils nous paraissent comme juxtaposés l'un à l'autre, ou associés par des rencontres imprévues sous l'influence d'une cause à la fois passagère et aveugle: c'est ce que nous appelons le hasard. Ensuite ils nous semblent être le résultat, le développement régulier et invariable d'une force toujours semblable à elle-même, d'une cause identique et permanente, mais qui n'a pas la conscience de ce qu'elle est ni de ce qu'elle fait c'est la nécessité. Enfin le spectacle de l'ordre, la permanence et la généralité des lois de la nature nous conduisent à l'idée de l'intelligence, et par l'idée de l'intelligence, à celle de la liberté. La notion de cause fait également le fond de ces trois manières de concevoir les faits; seulement elle est plus ou moins complète, selon qu'elle approche plus ou moins de l'aperception de conscience, où se trouvent réunies en un seul principe l'intelligence, la liberté et la faculté d'agir. On a compris sous un même nom, celui de fatalité, toute cause et toute action d'où la liberté et l'intelligence sont absentes. Mais il est facile de voir qu'il y a deux espèces de fatalité, et, par conséquent, de fatalisme: celui d'Epicure, et celui des stoïciens. Le premier, en expliquant l'univers et tout ce qu'il renferme par le choc accidentel des atomes, ne s'élève pas au-dessus de l'idée du hasard. Le second veut que tout soit réglé par un ordre immuable, par une raison sans conscience et inséparable de la nature; il se fonde sur la nécessité.

Maintenant la question est de savoir si l'idée du hasard, telle que nous venons de la définir, c'est-à-dire telle qu'elle existe dans le langage et dans l'histoire de la philosophie, correspond à quelque chose de réel. Autant vaudrait demander s'il y a des faits, nous ne dirons pas sans cause, car jamais cette idée ne nous abandonne, mais sans raison et sans loi; s'il y a des causes, et, par conséquent, des êtres, sans identité et sans permanence, sans aucune qualité ni aucun attribut déterminés, ou, ce qui revient au même, sans durée. Posé dans ces termes, le problème est bientôt résolu : car l'idée de loi, et par suite l'idée d'ordre ou de raison, n'est pas moins essentielle à notre esprit que l'idée de cause, dont elle est inséparable. La cause ne se distingue des effets que parce qu'elle est identique, parce qu'elle est permanente, parce qu'elle est une dans sa nature, tandis que les effets sont multiples, gitifs et divers. Or, cette unité de nature dans une cause, c'est la loi qui préside à son activité, c'est l'ordre qui en règle tous les résultats. Il n'y

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a donc point et il ne peut pas y avoir de hasard dans le monde. Le hasard, comme on l'a remarqué depuis longtemps, n'est qu'un mot sous lequel nous cachons notre ignorance relativement à la nature des choses. Voilà pourquoi le sens de ce mot, comme nous l'avons fait voir plus haut, est purement négatif. Si nous connaissions exactement les propriétés des objets avec lesquels nous sommes en relation; si nous pouvions nous rendre compte des motifs qui agissent sur nos semblables et sur les êtres libres en général, tous les événements que nous qualifions de fortuits dans l'état présent de notre intelligence, pourraient être prévus ou du moins expliqués; l'idée et le nom du hasard disparaîtraient aussitôt. On conçoit d'après cela que les progrès de la science diminuent d'autant l'empire du hasard, comme dans le cours ordinaire de la vie la prudence et la réflexion diminuent les chances de la mauvaise fortune. Même dans les faits que la science ne peut pas atteindre, il y a des retours qui peuvent être prévus d'une manière presque infaillible. La statistique et le calcul des probabilités ont donné et donneront encore des lois aux choses qui nous paraissent les moins susceptibles d'en recevoir.

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HEGEL (Georges-Guillaume-Frédéric), le fondateur de la dernière grande école de philosophie en Allemagne, naquit à Stuttgart le 27 août 1770. Après avoir fait de bonnes études au gymnase de cette ville, il alla étudier la théologie à l'université de Tubingue. Entré au séminaire protestant, il s'y lia d'amitié avec le jeune Schelling, dont il fut le disciple d'abord, puis le continuateur et l'émule. Après avoir été précepleur pendant quelques années, il s'établit à Iéna, auprès de M. de Schelling, et y enseigna, jusqu'en 1807, comme privatim docens et comme professeur extraordinaire. Après les mauvais jours de 1806, et après avoir quelque temps rédigé un journal politique à Bamberg Hegel accepta la direction du gymnase de Nuremberg, et se maria dans cette ville avec une jeune patricienne, qui lui donna deux fils. En 1816, il fut appelé à l'université de Heidelberg, et, en 1818, il alla occuper à Berlin la chaire illustrée par Fichte. Désormais, sa vie s'écoula paisible et glorieuse, sans autres incidents que quelques excursions de vacances et la publication de ses ouvrages. Il visita les Pays-Bas en 1822, Vienne en 1824, Weimar et Paris en 1827. A Weimar, il fut reçu avec distinction par Goethe, et, à Paris, M. Cousin put lui rendre l'hospitalité qu'il avait reçue de lui à Berlin. Il était encore plein de force, lorsqu'il fut atteint du choléra. Il mourut le 14 novembre 1831.

De l'aveu même de ses admirateurs, Hegel manquait, dans sa chaire ainsi que dans la conversation, de cette facilité et de cette chaleur d'élocution qui peuvent quelquefois se trouver au service de la médiocrité, mais qui ajoutent à l'ascendant du génie. Son succès, cependant, comme professeur, fut immense.

On peut diviser la carrière philosophique de Hegel en trois périodes. La première comprend son séjour à léna, et va jusqu'à la publication de la Phénoménologie de l'esprit, par laquelle, en 1807, il se sépara formellement de M. de Schelling. La seconde est marquée par la Logique et la première édition de l'Encyclopédie, et comprend les années de 1807 à 1818. Dans cette seconde période, Hegel jeta les fondements de son système, et en donna une esquisse complète. Dans la troisième,

enfin, il le développa dans ses leçons publiques et dans de nouveaux ouvrages.

Il y a peu de variations dans la pensée philosophique de Hegel: elle se produisit lentement et avec effort, s'affermissant et s'enrichissant plutôt avec le temps que se modifiant dans ses développements successifs.

Aux premiers temps appartiennent, outre une thèse latine sur les Orbites des planètes, quatre dissertations qui forment le premier volume des OEuvres complètes.

La première est intitulée Différence du système de Fichte et de celui de Schelling. Dans cet écrit, Hegel expose, pour la première fois, sa théorie sur l'histoire de la philosophie. Tous les systèmes, selon lui, sont des solutions vraies, quoique historiques. L'absolu, ainsi que la raison qui en est l'image, étant éternellement un et identique, toute raison individuelle, qui s'est reconnue elle-même, produit une philosophie vraie. Le caractère propre d'une doctrine est dans sa forme, forme passagère, tandis que l'essence de la raison demeure toujours lá même.

La seconde de ces dissertations, dans l'ordre chronologique, a pour titre De la Foi et du Savoir. C'est une critique des systèmes de Kant, de Fichte, de Jacobi, considérés du point de vue de M. de Schelling, et présentés tous ensemble comme autant de formes diverses d'une philosophie toute subjective, portant uniquement sur la nature du sujet pensant, et ne saisissant les choses que relativement au sujet. Hegel les regarde comme ayant épuisé toutes les formes possibles de cette philosophie de réflexion subjective, et préparé l'avénement de l'Idéalisme absolu et objectif de M. de Schelling, dans lequel le sujet renonce entièrement à lui-même, et se perd dans la pensée spéculative, dans l'intuition de l'éternelle unité.

Le troisième traité est intitulé Du Rapport de la philosophie de la nature à la philosophie en général. Reinhold avait reproché à la philosophie de M. de Schelling d'exclure la religion et la morale. Hegel soutient, au contraire, que cette doctrine peut seule fonder véritablement la religion et la moralité, et il renvoie le reproche d'irréligion aux philosophies de réflexion subjective, qui, dit-il, placent l'absolu hors du moi, et, par conséquent, n'ont point Dieu. La philosophie de Schelling n'est pas, selon lui, une simple théorie de la nature, mais une philosophie complète, la philosophie absolue. Elle est, du reste, d'accord avec le christianisme, dont tous les mystères expriment symboliquement l'identité de Dieu et de l'univers, et qui a pour but de donner à l'homme, par la foi, le sentiment de son unité avec l'infini, avec l'être divin. Cette foi, la philosophie de Schelling la convertit en savoir, et celle-ci est ainsi l'évangile définitif et absolu. C'est par des arguments semblables que Hegel établit que cette même philosophie est très-favorable à la vraie moralité. Celle-ci consiste à n'être déterminée que par la seule raison, c'est-à-dire à délivrer l'âme de tout ce qui lui est étranger. Or, une philosophie puisée tout entière dans la raison pure et les idées, est fondée sur le même principe que la morale et tend au même but. (Cette dissertation, qui parut d'abord dans le Journal critique de la philosophie, qu'ils publièrent en commun, a été récemment reven

diquée par M. de Schelling comme son ouvrage. Cela prouve combien, à cette époque, les deux philosophes étaient d'accord.)

C'est encore à déterminer la notion de la moralité absolue que Hegel s'applique dans la quatrième dissertation: Des diverses manières de traiter le droit naturel comme science. C'est un prélude très-curieux à la Philosophie du droit, qu'il publia plus tard.

La Phénoménologie de l'esprit, qui fut terminée au bruit du canon d'Iéna, bien que plus tard il en ait reproduit les principaux traits dans la troisième partie du système, peut servir d'introduction à la philosophie de Hegel. Il l'a lui-même appelée son voyage de découvertes. On se tromperait si l'on s'attendait à trouver dans ce livre quelque chose de semblable à la psychologie ou à l'ancienne pneumatologie. Ce n'est pas, non plus, une sorte de critique de la raison ou une théorie de la connaissance dans le sens ordinaire. « L'esprit, dit Hegel dans la préface, qui en se développant apprend à se savoir comme tel, est la science même; la science est sa vie, la réalité qu'il se construit de sa propre substance. Or, cette genèse de la science en général est le sujet de la Phénoménologie. Le savoir immédiat, la conscience sensualiste n'est pas encore esprit ni savoir réel. Pour y arriver, l'esprit a une route longue et difficile à parcourir. » C'est cette route que décrit l'ouvrage dont il s'agit. Tandis que M. de Schelling posait tout d'abord et comme d'inspiration l'identité de l'esprit avec la substance absolue, et que, selon lui, cette identité résultait de l'idée même qu'on doit se faire de la science, Hegel veut montrer comment, par quel développement, à travers quelles métamorphoses, l'esprit arrive à se donner la conscience de lui-même. La Phénoménologie est donc une démonstration historique du principe suprême de la philosophie de M. de Schelling, l'histoire et la reproduction par la pensée individuelle des manifestations par lesquelles l'esprit est parvenu à se connaître, à comprendre qu'il est luimême l'absolu. Il ne s'agit pas seulement de préparer l'individu à la science de l'absolu, mais de considérer l'esprit en général, ce que Hegel appelle l'individu universel, l'esprit du monde, dans son travail progressif, afin de comprendre sa forme définitive. Pour l'individu, l'étude philosophique est l'effort qu'il fait pour s'approprier tout ce que l'esprit universel a successivement produit; et par ce même travail de la pensée individuelle, l'esprit général acquiert la conscience de lui-même. En d'autres termes, il s'agit, dans la phénoménologie, de reproduire individuellement, à l'aide de la dialectique spéculative, tous les mouvements successifs et nécessaires par lesquels l'esprit universel, qui est la substance, le substratum des esprits particuliers, est arrivé à se savoir comme substance unique et absolue dans le système de Schelling et de Hegel.

Au lieu de toutes ces vaines discussions qui ont pour objet la nature et les limites de la connaissance, il faut montrer, dit notre philosophe, comment la conscience naturelle devient conscience véritable, par quelle série nécessaire de manifestations l'âme devient esprit. Par là même se produit le savoir absolu, qui n'est autre chose que la conscience de l'identité de l'idée et de l'être.

La Phénoménologie de l'esprit se partage entre les six titres suivants: la Conscience, la Conscience de soi, la Raison, l'Esprit, la Reli

gion, le Savoir. Ces termes représentent les divers degrés du développement intellectuel, les diverses époques de la genèse de la science: chacune est subdivisée selon les faits particuliers qui se produisent à chaque époque.

La psychologie ordinaire est tout autre chose: elle est, selon Hegel, le résultat de l'observation de la conscience de soi dans ses rapports avec la réalité extérieure. Elle est à la phénoménologie ce que la description d'une plante, dans un moment donné, est à l'histoire de son complet développement.

Ainsi la phénoménologie conduit l'esprit jusqu'au moment où s'évanouit pour lui l'opposition de l'être et du savoir, et où il reconnaît son identité avec la substance absolue. A partir de là, l'esprit se développe comme pensée pure, comme savoir absolu. Le mouvement de l'esprit dans la première sphère, dans l'élément de l'existence immédiate ou de l'expérience, est l'objet de la phénoménologie; son mouvement dans la seconde sphère est l'objet de la logique ou de la philosophie spéculative.

La Logique de Hegel, qui parut de 1812 à 1816, est une nouvelle philosophie première, qui se met à la place de l'ancienne métaphysique et de la logique traditionnelle. Partant de la supposition de l'identité de la pensée et de l'être, elle considère le mouvement de la pensée en luimême, dialectique immanente, qui part du concept vide en soi de l'être pur ou du néant logique pour aboutir à l'idée concrète absolue, dont le développement produit l'univers.

La préface de cette Logique peut conner une idée de l'immense différence qui sépare cette nouvelle manière de philosopher de l'ancienne. « La métaphysique, dit Hegel, ce qu'on appelait ainsi avant Kant, a disparu du rang des sciences. Qui oserait parler encore de ce qu'on nommait autrefois ontologie, psychologie, cosmologie, théologie rationnelles? Qui s'intéresse encore à des recherches sur l'immatérialité de l'âme, sur les causes finales? etc.... La logique, sans partager le sort misérable de sa sœur, est restée ce que la tradition l'a faite. L'esprit nouveau, qui anime la science et la vie, ne s'est pas encore donné la peine de se transformer extérieurement; mais lorsqu'il s'est métamorphosé substantiellement, c'est en vain que l'on voudrait conserver les formes du passé et résister à un nouvel avénement. Il est temps de transformer la science logique, qui cons.itue la vraie métaphysique, la philosophie spéculative pure. »

La Logique forme, en abrégé, la première partie de l'Encyclopédie des sciences philosophiques, qui parut d'abord en 1817. Hegel donna, en 1830, une troisième édition de ce dernier ouvrage, qui est le résumé substantiel et systématique de sa pensée.

Les Principes de la philosophie du droit (1821) sont le développement de cette partie de l'Encyclopédie qui est intitulée l'Esprit objectif, et qui forme une des subdivisions de la Philosophie de l'esprit. C'est dans la préface de la Philosophie du droi que se rencontre, pour la première fois, cette formule, d'abord si mal nterprétée de la philosophie hegélienne : « Ce qui est rationnel est réel, et, réciproquement, ce qui est réel est rationnel; » formule qui n'est qu'une autre version du principe de l'identité, et qui ne peut se soutenir qu'aux dépens de la réalité de toutes

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