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La vraie philosophie, selon lui, a pour objet de nous faire comprendre le sens véritable de la révélation. Il admet, il est vrai, une triple révélation Dieu s'est révélé dans la nature, dans l'homme et dans la Bible. Le livre de la création renferme des exemples d'idées générales que Dieu a voulu faire connaître à la créature par la créature; les livres saints contiennent des articles secrets que Dieu a voulu révéler à l'homme par des hommes. La nature et l'histoire sont les deux grands commentaires de la parole divine; les opinions des philosophes sont des leçons diverses de la nature, et les doctrines des théologiens des variantes de l'Ecriture; mais l'auteur est toujours le meilleur interprète de ses paroles. La parole divine peut seule nous donner l'intelligence de la nature et de l'histoire. Il faut presque autant de sagacité et de divination pour comprendre le passé, que pour lire dans l'avenir. Le passé ne peut s'expliquer que par le présent, et le présent ne peut se comprendre que par la prévision des destinées futures.

I compare la raison à l'aveugle devín de Thèbes prophétisant d'après les signes que lui fait connaître sa fille, et borne toute sa puissance à l'interprétation de la nature et de l'histoire au moyen de la parole de Dieu manifestée dans les révélations; mais cette conviction ne l'empêche pas de donner pleine carrière à sa philosophie, ou, pour mieux dire, à son imagination spéculative, et son enthousiasme l'entraîne volontiers dans les erreurs du panthéisme. Il abonde en passages comme ceux-ci : « Le dogme de l'incarnation est le symbole de l'unité de la nature humaine et de la nature divine.... Tout est divin, et tout ce qui est divin est en même temps humain.... Si l'on considère Dieu comme la cause de tous les effets sur la terre et dans le ciel, chaque cheveu sur notre tête est aussi divin que le béhémoth de la Bible. Tout est divin, et dès lors la question de l'origine du mal n'est plus qu'une dispute de mots, une vaine discussion scolastique.... (OEuvres, t. IV, p. 23.) Tout est plein de Dieu; la voix du cœur, la conscience, c'est l'esprit de Dieu.... Le chrétien seul, qui vit en Dieu, est un homme vivant, un homme éveillé; l'homme naturel est plongé dans le sommeil. Plus cette idée de l'analogie de T'homme avec Dieu est présente à l'esprit, plus nous sommes capables de voir sa bonté dans la créatúre.... Dieu est le seul véritable objet de nos désirs et de nos idées; tout le reste n'est que phénomène, comme disent les philosophes, sans trop savoir ce qu'ils disent. » Il considé rait cependant Dieu comme un être personnel, essentiellement individuel, et croyait à la providence la plus spéciale avec une foi vive et sincère.

Le principe de sa philosophie était le principe de l'identité ou de la coincidence des extrêmes opposés, qu'il confessait avoir pris au philosophe martyr, Jordan Bruno, le principe de l'unité idéale de toutes les oppositions réelles. « Hamann, dit Jacobi, réunit presque tous les extrêmes; il a toujours poursuivi la solution de toutes les contradictions par la foi. » Le principe de la coïncidence de Bruno, dit-il lui-même, vaut mieux que toute la critique de Kant, à laquelle il reproche de séparer violemment ce que la nature a réuni, et de ne produire que des abstractions vaines. Pourquoi opposer l'entendement à la sensibilité, la raison à l'expérience, qui ont même racine, et tendent à une même fin? Le

principe de la connaissance est, selon lui, identique avec la raison d'être. L'idéalisme et le réalisme ne sont que deux faces d'un même système, ainsi que la nature humaine se compose d'un corps et d'une âme. Il y a de même, dans un sens élevé, identité entre la foi et la raison, entre la raison et l'Ecriture, entre la religion et la philosophie, en tant que la pensée divine se manifeste par l'une et par l'autre.

Il y a du vrai dans les objections de Hamann contre la philosophie de son temps, et en particulier contre l'idéalisme critique; mais ces mêmes objections ont été bien mieux présentées par Jacobi, et les doctrines positives qu'il oppose au rationalisme sont exposées avec trop peu de précision et trop peu motivées pour être discutées sérieusement. C'est ce qui explique pourquoi, malgré sa célébrité posthume et l'originalité de son esprit, la plupart des historiens de la philosophie allemande ne font pas même mention de lui, ou ne le nomment qu'à la suite de Herder et de Jacobi. On ferait cependant un livre très-curieux, en réunissant dans un volume ce que renferment de plus intéressant ses nombreux écrits, et surtout sa correspondance. J. W.

HARDOUIN (Jean) naquit en 1646, à Quimper, où ses parents avaient un commerce de librairie. Ses études terminées, il entra dans la Compagnie de Jésus après deux années d'épreuves et d'examen, professa quelque temps la rhétorique, succéda, en 1685, au P. Garnier, en qualité de bibliothécaire du collége de Clermont, et mourut dans l'exercice de cette fonction, le 3 septembre 1729, à l'âge de quatrevingt-trois ans.

Le P. Hardouin s'était livré, dès sa jeunesse, avec une incroyable passion à l'étude des langues savantes, de l'histoire, de la philosophie, de la numismatique et de la théologie. Son savoir était prodigieux, et son habileté comme critique non moins éminente. Il a laissé des éditions de Thémistius et de Pline le Naturaliste, qui sont de véritables chefs-d'œuvre d'érudition, et une collection des conciles, qui restera, malgré des lacunes regrettables, et bien que surpassée depuis par Mansi, comme un des plus beaux monuments élevés à la science ecclésiastique. Cependant, il faut le dire, ce qui a contribué le plus à perpétuer la mémoire du P. Hardouin, ce ne sont pas les services rendus par ce savant jésuite à la critique et à l'histoire, mais ses étranges hypothèses et son goût du paradoxe, qu'il a poussé jusqu'à l'extravagance. C'est le P. Hardouin qui a découvert, dans sa Chronologie expliquée par les médailles, que l'histoire ancienne a été recomposée entièrement dans le x siècle, à l'aide des ouvrages de Cicéron, de Pline, des Epitres d'Horace et des Géorgiques, seuls monuments, à son avis, qu'on ait de l'antiquité. Il était persuadé, et il a essayé à diverses reprises d'établir que l'Eneide n'est pas digne de Virgile; que le plan en est défectueux; que la versification y est hérissée d'épithètes mal choisies, tournures vicieuses, et de solécismes qui seraient impardonnables chez un commençant, et qu'enfin la pensée mère du poëme est odieuse : car il tend à glorifier le destin, dont il élève la fatale puissance au-dessus de celle de Vénus, de Junon, de Jupiter lui-même, et de tous les dieux de l'Olympe. Le P. Hardouin se montrait tout aussi sévère à l'égard des Odes d'Horace, sinon qu'il ne les taxait pas, comme l'Eneide, d'im

de

piété. Mais que de vers, à l'entendre, dénués d'harmonie, et plus voisins de la prose que de la poésie! Combien d'autres sans césure! Que de termes détournés de leur acception! que de néologismes! que de tournures barbares! que d'erreurs! Il est manifeste que ces chants apocryphes, objet d'une admiration peu méritée, n'appartiennent pas à l'époque la plus brillante de la littérature latine, mais à une ère d'ignorance et de ténèbres et, pour tout dire, au moyen age.

Un écrivain aussi paradoxal que le P. Hardouin, abordant l'histoire de la philosophie, devait y faire des découvertes non moins merveilleuses qu'en littérature. C'est ainsi qu'il a trouvé que l'athéisme est une doctrine beaucoup plus répandue qu'on ne le croit ordinairement, et qui a été professée par des philosophes considérés en général comme très-religieux. Platon, par exemple, est un athée. Ce Dieu, dont il parle comme étant le bien et le vrai absolu, l'existence pure dégagée de toute forme, n'est qu'une abstraction qui ne saurait rien produire, et envers laquelle nous n'avons aucun devoir. A y regarder de près, le disciple de Socrate ne reconnaît d'autre divinité que la nature, avec la variété de ses dons et de ses lumières. De là le voile dont il enveloppe sa doctrine, qu'il aurait pu enseigner ouvertement, si elle avait eu Dieu pour objet.

Le P. Hardouin va plus loin encore dans le célèbre ouvrage qu'il a intitulé Athei detecti. Là, le dévouement qu'il porte à son ordre venant redoubler et diriger son goût inné du paradoxe, il déclare convaincus d'athéisme tous les auteurs qui, de près ou de loin, ont porté préjudice à la Compagnie de Jésus. Jansénius ouvre la liste de ces athées passés maîtres dans l'art de dissimuler le venin de leur pernicieuse doctrine. Paraissent ensuite les Oratoriens, André Martin, Thomassin, Malebranche et le P. Quesnel, puis les écrivains de Port-Royal, Antoine Arnauld, Pascal, Nicole, et en dernier lieu l'école cartésienne, représentée par Descartes, Antoine le Grand et Sylvain Régis. Le P. Hardouin a une méthode expéditive pour instruire le procès de ses adversaires. Quand un philosophe a eu le malheur d'appeler Dieu l'être des êtres, l'essence infinie, indéterminée, la vérité absolue, la bonté et la beauté suprêmes, la forme intelligible du bien, du beau et du vrai, la raison universelle, ce philosophe eut-il donné des preuves non équivoques de sa foi religieuse, il est classé aussitôt, par le rigoureux jésuite, au nombre des athées, pour avoir désigné Dieu par des termes vagues et abstraits.

Un autre écrit philosophique du P. Hardouin, sous le titre de Réflexions importantes, est dirigé contre certains régents de la Compagnie de Jésus, qu'il accuse d'enseigner la doctrine de Descartes. Il n'a aucune valeur scientifique; mais il se termine par une phrase qui mérite d'être littéralement transcrite, parce qu'elle montre à quel point l'auteur, écho des passions de son ordre, pousse la haine contre le chef de la philosophie moderne : « Tout ce que je souhaite, s'écrie-t-il, c'est qu'à l'avenir, du moins, on extermine le cartésianisme et le malebranchisme de nos classes jusques aux moindres vestiges. Quel service ne rendrionsnous pas à notre sainte religion, si nos philosophes, au lieu de suivre ce maudit système, en faisaient entrevoir le venin et l'horreur dans

tous ses points? Faut-il que nous laissions faire cela à d'autres qui nous accuseront tôt ou tard, ou d'ignorance, ou d'indolence bien criminelle? >>

Les paradoxes du P. Hardouin eurent beaucoup de retentissement au XVIIe siècle, et aucune influence. Un petit nombre en fut sincèrement scandalisé; la plupart n'y virent qu'un jeu d'esprit sans portée; nul n'entreprit de les défendre, et la Compagnie de Jésus, qui en profitait, les désavoua. Ils ne sont pas dignes d'une réfutation sérieuse, et sans doute la postérité les aurait oubliés, s'ils étaient moins extravagants. C'est leur singularité qui a fait leur fortune, et qui impose à l'historien le devoir de ne point les passer entièrement sous silence.

Le P. Hardouin a composé, dans le cours de sa longue carrière, deux cents ouvrages, qu'on trouvera indiqués dans les Eloges de quelques auteurs français par l'abbé Joly, in-8°, Dijon, 1742. Quatre-vingt-douze ont vu le jour. Les principaux ont été réunis en deux volumes in-fo, publiés, l'un du vivant de l'auteur, sous le titre d'Opera selecta, Amst., 1709; l'autre après sa mort, sous celui d'Opera varia, ib., 1733. Ce dernier volume contient les pièces les plus curieuses, savoir: 1° Athei detecti; 2° Réflexions importantes; 3° Platon expliqué, ou Censure d'un écrit de M. l'abbé Fraguier; 4° Pseudo-Virgilius, sive Observationes in Æneidem; 5o Pseudo-Horatius, sive Animadversiones criticæ in Horatii opera ; 6o Numismata sæculi Theodosiani; 7o Numismata sæculi Justinianei; 8° Antiqua Numismata regum francorum. Le scepticisme historique du P. Hardouin a été réfuté par Bierling, de Pyrrhonismo historico, in-8°, Leipzig, 1724. Voyez aussi les Mémoires de Trévoux de 1709 et de septembre 1733. C. J.

HARRINGTON (James), auteur d'un ouvrage intitulé Oceana, où il expose le plan d'un gouvernement idéal comme celui que Platon nous a laissé dans sa République, Thomas Morus dans son Utopie, et Campanella dans sa Cité du soleil. Né en 1611 à Upton, dans le comté de Northampton, il fit ses études à Oxford, passa quelques années en Hollande, puis visita successivement le Danemark, l'Allemagne, la France et l'Italie, cherchant à connaître par ses propres observations les mœurs, les lois et surtout les institutions politiques des différents pays qu'il traversait. De retour en Angleterre, à l'époque de la guerre civile, il se déclara pour le parlement, mais avec une telle modération, que le roi lui donna sa confiance, le prit à son service et le garda à sa suite en montant à l'échafaud. Ce fut sous le gouvernement de Cromwell que, enseveli dans la plus profonde retraite, il composa son principal ouvrage, dont la première édition parut en 1656. Prenant de plus en plus confiance dans ses principes, et ne croyant rien faire de plus utile pour l'humanité que de les mettre en pratique, il forma une société, ou, comme on dit en Angleterre, un club de républicains ardents comme lui, dont la durée se prolongea jusqu'à l'arrivée du général Monk. Après la restauration, il s'occupa de réduire ses doctrines en aphorismes, afin de les rendre plus accessibles à tous les esprits, et il mettait la dernière main à ce travail, lorsque, accusé de haute trahison, il fut enfermé dans la tour de Londres, puis transféré à l'île Saint-Nicolas, et de là à Plymouth, où le chagrin, d'autres disent une prépa

ration médicale, le fit tomber dans des accès de délire. Il mourut à Westminster, le 11 septembre 1677.

Le but d'Harrington, dans l'Oceana, n'est pas seulement de faire connaître sur quels principes doit être fondée une république parfaite; il se livre aussi à des recherches souvent très-intéressantes sur l'origine, les effets et la valeur relative des principaux gouvernements. Il passe en revue la politique ancienne, la politique du moyen âge et celle des temps modernes. Il fait, sous le voile de l'allégorie, la critique des hommes et des institutions de son pays. Ainsi, Oceana désigne l'Angleterre ; Emporium, Londres; Marpesia, l'Ecosse; Panopée, l'Irlande; Olpheus Megaletor, Cromwell, Morphée, le roi Jacques Ier, etc. Le Protecteur et les Stuarts y sont traités avec une égale sévérité, et c'est là qu'il faut chercher la cause de l'accusation dont il a été l'objet et des persécutions qui hâtèrent la fin de ses jours. Mais ce qui a fait surtout la réputation d Harrington et recommande son ouvrage à l'intérêt du philosophe, c'est son plan d'une constitution idéale; ce sont les conditions dont il fait dépendre la prospérité et la durée des Etats. Les corps politiques, aussi bien que les individus, sont subordonnés, selon lui, à des lois générales et naturelles dont ils ne peuvent pas s'écarter sans souffrir ou courir à leur ruine. Peu lui importe la forme extérieure des gouvernements; mais il fait consister leur perfection dans un équilibre tel, que ni les citoyens, considérés isolément, ni les classes entre lesquelles ils se partagent, n'aient d'intérêt à se révolter, ou, s'ils ont cet intérêt, que la force leur manque pour arriver à leurs fins. Cependant après avoir considéré les inconvénients de la monarchie, soit de la monarchie absolue, soit de la monarchie tempérée, il conclut que cet équilibre parfait de fortune et d'influence, qui lui paraît être la première condition d'un Etat bien constitué, ne peut se réaliser ni se maintenir que dans une république. Le gouvernement d'Oceana est donc un gouvernement républicain. Les éléments en sont entièrement démocratiques et représentatifs. Le pouvoir exécutif et le pouvoir législatif y sont exercés par délégation. Mais l'élection a lieu à trois degrés élections de paroisses, élections de districts, élections de tribus. De ces élections sortent à la fois et les députés qui font les lois, et les magistrats suprêmes chargés de les faire exécuter. Ces derniers sont au nombre de neuf, dont chacun à ses attributions particulières. Ce sont les citoyens eux-mêmes, c'est-à-dire une véritable garde nationale qui fait le service de l'armée. Les jeunes gens en sont la partie active; les hommes murs forment les garnisons sédentaires. Les plus riches entrent dans la cavalerie, et les plus pauvres dans l'infanterie. La fortune, dans la mesure où elle est nécessaire pour assurer l'indépendance des votes, est la condition des droits politiques. Voici le jugement que Montesquieu (Esprit des lois, liv. xi, c. 6) a porté sur ce livre : « Harrington, dans son Oceana, a aussi examiné quel était le plus haut point de liberté où la constitution d'un Etat peut être portée. Mais on peut dire de lui qu'il n'a cherché cette liberté qu'après l'avoir méconnue, et qu'il a bâti Chalcédoine ayant le rivage de Byzance devant les yeux. » Tous les ouvrages d'Harrington ont été réunis par Toland en un volume in-fo, et publiés à Londres en 1700. Le docteur Birch en a donné, en 1737, une édition plus complète; enfin il en a paru une troisième en 1747.

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