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bord nous accoutumer l'un à l'autre ; et finalement venu le jour des magnificences de mon maître, ils délibérérent et conclurent de me faire paroître au théâtre en cette façon.

Il y avoit un fort grand lit d'écaille de tortue de l'Inde, tout incrusté d'or, sur lequel on me fit monter et me coucher la femme avec moi; et puis on nous plaça, âne, femme, lit et tout, sur une machine qui à force d'engins et de poulies, en moins de rien nous transporta au beau milieu de l'assemblée. Ce ne fut qu'un cri, quand je parus, de tous les endroits du théâtre, et des applaudissements sans fin. Un couvert sompteux étoit dressé près de nous, où bientôt nous fùmes servis de tout ce dont gens délicats ont accoutumé de dîner; valets de tous côtés, écuyers pour trancher, beaux jeunes échansons pour nous verser à boire dans des coupes de fin or. D'abord mon gouverneur, qui étoit là présent, me commanda de manger. Mais moi, je n'en voulus rien faire, de honte que j'avois de tant de monde et d'être à table en plein théâtre, aussi que j'appréhendois fort qu'il ne saillît de quelque part un ours, un tigre ou autre bête. Comme j'étois en cette peine, quelqu'un passe portant des couronnes et guirlandes de toutes sortes de fleurs, et des roses fraîches parmi, ce que je ne vis pas plus tôt, que je me jette au bas du lit. On crut que j'allois danser; mais m'approchant de ces fleurs, je commence à choisir entre toutes, et trier une à une les roses les plus belles et en broutois les feuilles à mesure, lorsqu'aux yeux des assis

tants qui me regardoient étonnés, ma forme extérieure d'animal se va perdant peu à peu, et enfin disparoît du tout; si bien qu'il n'y avoit plus d'âne, mais à sa place Lucius nud comme quand il vint au monde.

Dire le bruit qui se fit alors, et combien ce changement surprit toute l'assemblée, ne seroit pas chose facile. On s'émeut, chacun parle ainsi qu'il l'entendoit. Les uns me vouloient brûler vif tout sur-le-champ comme sorcier, monstre de qui l'apparition pronostiquoit quelque malheur; d'autres étoient d'avis de m'interroger d'abord, pour voir ce que je pourrois dire, et décider après cela ce qu'il faudroit faire de moi. Cependant je m'avance vers le préfet de la province, qui d'aventure étoit venu voir l'ébattement des jeux, et lui conte d'en bas au mieux qu'il me fut possible, comme une femme de Thessalie, en me frottant de quelque drogue, m'avoit fait âne devenir, le suppliant de me vouloir garder en prison, tant que par enquête il eût pu sçavoir la vérité du fait; et le préfet: Dis-nous un peu ton nom, tes parents, ton pays; il n'est pas que tu n'ayes quelque part des amis qu'on puisse connoître? Je lui répondis, et lui dis: Mon nom à moi est Lucius, et celui de mon frère Caïus, et avons commun le surnom, tous deux auteurs connus par différents ouvrages. J'ai écrit des histoires, il a composé, lui, des vers élégiaques, étant avec cela bon devin; et sommes de Patras d'Achaïe. Ce qu'entendant le Magistrat : Vraiment, dit-il, tu es né de gens qui, de tout temps, me furent amis et mes bons hôtes,

qui plus est, m'ayant reçu et festoyé chez eux en toute courtoisie, et suis témoin que tu dis vrai, te connoissant bien pour leur fils. Cela dit, il se lève, m'embrasse et me mène en son logis, me faisant caresses infinies; et cependant arrive mon frère, qui m'apportoit hardes, argent et tout ce dont j'avois besoin. Le Préfet, en pleine assemblée, me déclara franc et libre. J'allai avec mon frère au port, où nous louâmes un bâtiment, et fimes. nos provisions pour retourner au pays.

Mais avant de partir, je voulus visiter cette dame qui m'avoit tant aimé lorsque j'étois âne, dans la pensée qu'homme elle m'aimeroit davantage encore. J'allai donc chez elle qui fut aise de me voir, prenant plaisir, comme je crois, à la bizarrerie de l'aventure. Elle me convie à souper avec elle et passer la nuit, à quoi volontiers je consentis, ne voulant pas faire le fier ni méconnoître mes amis du temps que j'étois pauvre bête. Je soupe le soir, parfumé, couronné de cette chère fleur qui, après Dieu, m'avoit fait homme, et ainsi faisions chère lie. Le repas fini, quand il fut heure de dormir, je me lève, me déshabille et me présente à elle triomphant, comme certain de lui plaire plus que jamais ainsi fait. Mais quand elle me vit tout homme de la tête aux pieds, et que je n'avois plus rien de l'âne: Va-t'en, me dit-elle, va, crachant sur moi dépitée; sors de ma maison, misérable, que je ne t'en fasse chasser. Va coucher où tu voudras. Et moi tout étonné demandant ce que j'avois fait : Non, tu ne fus jamais, dit-elle, l'ânon que j'aimois

d'amour, avec qui j'ai passé tant de si douces nuits; ou
si c'est toi, que n'en as-tu gardé telles enseignes à quoi
je te pusse connoître ? C'étoit bien la peine de changer
pour te réduire en ce point, et le beau profit pour moi
d'avoir un pareil magot au lieu de ce tant plaisant et
caressant animal. Cela dit, elle appelle ses gens qui
m'emportent l'un par les pieds, l'autre par les épaules;
et me laissent au milieu de la
rue, tout nud, tout par-

fumé, fleuri, en galant qui ne m'attendois guères à cou-
cher cette nuit sur la dure. L'aube commençant à poin-
dre, nud, je m'en cours au vaisseau où je trouvai mon
frère, et le fis rire du récit de mon aventure. Nous mîmes
à la voile par un vent favorable, et en peu de jours vîn-
mes au pays sans nulle fâcheuse rencontre. Je sacrifiai
aux dieux sauveurs et fis les offrandes d'usage pour mon
heureux retour, étant à grand'peine recous, non de la
gueule du loup, comme on dit, mais de la peau de l'âne
où m'avoit emprisonné ma sotte curiosité (1).

(1) Voyez Note 2.

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