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rois-tu point déjà grosse? Bon prou te fasse; puissiezvous avoir lignée qui vous ressemble.

Le lendemain, ils se mirent à l'ouvrage, comme ils disoient. Premièrement ils habillèrent la déesse et me la chargèrent sur le dos; puis nous sortîmes de la ville, et allant par pays, arrivâmes en un bourg. Là, on n'établit porte-Dieu; je ne bougeois, tandis que la sainte pénaille faisoit rage de danser et de souffler dans ses flûtes avec mille contorsions et grimaces épouvantables, roulant les yeux, tordant le col, la tête renversée, leurs mitres en arrière, ils se tailladoient les bras avec des épées, se coupoient la langue avec les dents, et remplissoient de sang toute la place à l'entour; ce que voyant, j'entrai dans des peurs non pareilles, doutant qu'il ne fallût aussi du sang du baudet de la Déesse. Après s'être ainsi déchiquetés, ils commencèrent leur quête, et recueillirent des assistants d'abord force menue monnoie, puis des provisions de toute espèce que ces bonnes gens leur apportoient, qui un baril de vin, qui un sac de farine, du pain, du fromage, des figues, et jusqu'à de l'orge pour l'âne. C'étoit de ces dons qu'ils vivoient et entretenoient la Déesse dont j'étois porteur.

Or, un jour s'étant accointés, dans quelque village, d'un jeune rustre grand et fort, ils l'amènent au logis et se font par lui besogner en la manière accoutumée de tels abominables bardaches. Moi, témoin de ces infamies, je n'y pus tenir davantage, et d'indignation ou bliant ce que j'étois : O Jupiter! m'écriai–je. Cela du

moins voulois-je dire; mais mon gosier me trahit et ne produisit qu'un braire qui fut entendu de dehors; car d'aventure passoient par-là quelques paysans, lesquels ne sçais comment, ayant perdu leur âne, l'alloient cherchant de tous côtés, et n'eurent pas sitôt ouï la tempête de ma voix, que croyant avoir découvert ce dont ils étoient en quête, sans hucher, ni parler à amne, ils entrent, et trouvent nos gens empêchés avec ce coquin et virent très-bien ce qu'ils faisoient, non sans rire, ainsi qu'on peut croire : et sortant, s'en vont dire à qui voulut l'entendre, ce qui se passoit là-dedans. Si bien qu'en peu de temps le conte en courut partout. Eux, de honte qu'ils eurent de se voir reconnus pour ce qu'ils étoient, dès la nuit suivante délogent et partent sans bruit. Chemin faisant ils murmuroient, blasphémoient, pestoient contre moi qu'ils appelloient leur dénonciateur, m'accusant d'avoir à dessein et malicieusement révélé le mystère. Je prenois patience, et me serois peu soucié de leur malédictions mais venus en un endroit qui sembloit fort solitaire, ils s'arrêtent, et m'ayant ôté la Déesse et ma housse et tout, ainsi nud, m'attachent à un arbre, puis de leurs fouets garnis d'osselets, me donnent à tour de bras sur le dos et partout, m'avertissant à chaque coup d'être à l'avenir plus discret, et de tout voir sans rien dire. Davantage, ils me vouloient tuer comme celui qui seul avoit causé le scandale, outre la perte non petite que ce leur étoit de quitter sitôt le pays; et l'eussent fait, sans la Déesse qui fort les embarrassoit, étant là gisante

à terre et si n'y avoit nul moyen de la voiturer autrement. Par quoi force leur fut de me laisser en vie.

De-là, relevant leur Madonne, ils se remettent en voie, et le soir nous vinmes coucher en une maison des champs appartenante à un homme riche qui pour lors s'y trouvoit, et tenant à grand honneur d'avoir chez soi la Déesse, nous recueillit, nous logea et nous fit grand'chère. Là, il m'en souvient, je courus un péril extrême, et ce fut que le maître du logis ayant reçu naguère en présent de quelque sien ami un quartier d'âne sauvage, le cuisinier l'avoit pris et le devoit accommoder. Mais il le perdit faute de soin, l'ayant possible laissé dérober à quelque chien; dont ce pauvre homme craignant les coups qui ne lui pouvoient faillir, et peut-être pis, résolut de se pendre haut et court, comme il alloit faire, si sa femme, à mon dam, ne l'en eût gardé. Ne veuilles pour cela mourir, ce lui dit-elle, mon ami; il y a remède à tout, si tu m'en veux croire. Prends l'âne de ces mendiants, et le menant à l'écart, tu le tueras, l'écorcheras; puis coupant habilement le quartier gauche de derrière, apporte le sous ton manteau et le prépare pour le maître en guise de ce gibier. Ce qui restera du baudet, nous le jetterons quelque part dans ces fondrières; on croira qu'il s'est perdu et l'on n'y pensera plus. Vois-tu comme il est gras et refait et meilleur de tout point que l'autre? Mon homme goûte ce conseil. Oui vraiment, femme, tu dis bien : c'est le seul moyen de me soustraire aux fouets et à la torture.

Pendant que ce bourreau et sa femme tenoient ainsi conseil entr'eux, moi qui entendois leur devis, je compris d'abord où cela alloit aboutir, et vis bien qu'il ne me restoit pour échapper aux couteaux qu'un moyen, c'étoit de m'enfuir, comme je fis, rompant mon lien et détalant, après quelques ruades en l'air, du côté de la maison, où j'entrai tont courant jusqu'en la salle à manger. Là le maître du logis étoit à table avec ses hôtes, les prêtres de la Déesse. Entrant de vitesse lancé, je donne au travers des convives et renverse du choc tables et guéridons. Je croyois avoir bien imaginé cela pour me tirer d'affaire, pensant qu'on m'alloit arrêter et mettre quelque part en lieu sûr pour me garder à l'avenir de semblables vivacités; mais autrement en alla; car me croyant enragé, ces gens s'arment contre moi de coutelas et d'épieux, et étoient en point pour me faire un mauvais parti, si je ne me fusse sauvé dans une chambre voisine où devoient coucher mes maîtres, et où je ne fus pas plus tôt qu'on m'y enferma sous clef.

Le lendemain, au plus matin, nous partîmes les mendiants et moi qui toujours portois la Déesse, et vînmes en un autre gros bourg non moins habité que le premier, où ils s'avisèrent d'une toute nouvelle invention, qui fut de dire que la Déesse ne se pouvoit bonnement loger en maison bourgeoise ; mais qu'il la falloit mettre avec la divinité du lieu. Ces gens bien volontiers, ouvrant le sanctuaire qu'habitoit leur Déesse grandement honorée d'eux, y placèrent la nôtre fort révérencieusement. Pour

nous, on nous donna logis en une assez pauvre maison. Étant demeurés là quelqu'espace de temps, et voulant ensuite se rendre à la ville voisine, mes maîtres redemandèrent leur Déesse aux gens de l'endroit, qui les laissèrent entrer dans le temple et eux-mêmes la reprendre. Après quoi nous nous mîmes en chemin. Or est à sçavoir que ces bons prêtres à l'heure du départ, entrés seuls dans le temple, en avoient dérobé une coupe de fin or qui étoit là pour offrande, et l'emportoient cachée sous l'image de la Déesse, de quoi ceux du bourg s'aperçurent quand nous fumes partis, et envoyèrent gens après nous, qui étant à cheval bien montés, ne mirent guère à nous atteindre, arrêtèrent ces coquins de mendiants, les appelant scélérats, impies, et redemandoient le vase sacré, lequel, ayant fouillé partout, ils trouvent au giron de la Déesse; si prennent au corps mes larrons convaincus de ce sacrilege, les emmènent liés au bourg, et les retiennent en prison, pour le procès leur être fait ; et la Déesse cependant, que j'avois jusque-là portée, fut placée en un autre temple, et la coupe remise en son lieu.

Le jour suivant il fut résolu par publique délibération, qu'on me vendroit et tout ce qui avoit appartenu à ces quêteurs, et je fus vendu de fait à un homme, non du pays, mais du village voisin, boulanger de son métier, qui ayant acheté le même jour au marché dix boisseaux de bled, me les met très-bien sur le dos, et me touche ainsi chargé vers le lieu de sa demeure. Quand nous y fùmes arrivés, d'abord on me mène au moulin, où en

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