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de

peur des esprits? viens-çå, belle, viens par ici; on va te remener tantôt à tes parents : ce disant d'un sourire amer, ils me chassent arrière et nous font rebrousser chemin; mais lors, j'allois boitant, me soutenant à peine et semblois m'être à ce moment ressouvenu de ma blessure. Tu cloches, disoient-ils, à présent qu'il te faut retourner au logis; et pour fuir tu avois des ailes, malicieuse bête! propos qu'accompagnoient toujours force coups, dont j'eus en peu d'heures une large plaie à la

cuisse.

De retour, nous trouvâmes que la vieille s'étoit pendue au roc, pour la crainte qu'elle eut, ainsi qu'il est à croire, du courroux de ses maîtres, ayant laissé s'enfuir la pucelle avec moi. Ils louèrent son courage et sa fidélité, la détachérent et la jetèrent la corde au col, comme elle étoit, à val des rochers, puis entendirent à manger, ayant lié la fille en un coin; et tout en buvant parloient d'elle: Qu'en allons-nous faire, disoit l'un? et comment la punirons-nous de cette jolie escapade? Comment? dit un autre; en la jetant après cette vieille. Mais non, ajouta– t-il, elle a mérité pis pour nous avoir trahis autant qu'en elle étoit; car afin que vous le sçachiez, si cette belle eût sçu tant faire que d'arriver chez ses parents, pas un de nous n'en échappoit; notre retraite découverte, on eût pris des mesures sûres pour nous exterminer tous. Traitons-la donc en ennemie, qui nous a voulu faire du pis qu'elle pouvoit, et lui rendons la pareille; que sa mort ne soit pas si prompte; inventons un supplice qui la

fasse long-temps languir dans les tourments et lentement expirer. Puis ils cherchoient quel genre de mort seroit le plus douloureux; et un se prit à dire : Écoutez une rare et nouvelle invention, qui vous plaira, ou je me trompe fort; l'âne doit mourir, c'est la justice, étant couard et paresseux, et de plus ayant fait le malade pour avoir occasion de s'enfuir avec la donzelle, dont il est fauteur et complice; égorgeons-le demain sitôt qu'il sera jour, et lui ouvrant le ventre, tirons-en les entrailles; puis au creux de la bête étrippée, logeons cette demoiselle vivante, bien et duement cousue dans la peau du baudet, la tête seulement dehors, afin qu'elle puisse respirer; ainsi l'un dans l'autre empaquetés, portons-les là-haut sur quelque roche, friande pâture aux vautours. Et considérez, je vous prie, ce que sera pour cette tendre et délicate personne, d'habiter au corps d'un âne mort, endurer sur ce roc brûlant toute l'ardeur du soleil, la furie des insectes, la faim toujours croissante, et n'avoir moyen d'abréger de pareils tourments. Je laisse à part ce qu'elle souffrira de l'infection de cette charogne et d'une fourmillière de vers, qui, à travers les chairs de l'âne, pénétrant jusques à elle, la déchireront toute vive.

Chacun là-dessus s'écria; chose ne leur parut à tous mieux imaginée. Cependant je me lamentois et déplorois mon triste sort, pensant que j'allois mourir d'une mort si cruelle à la fleur de mes ans, et privé de sépulture, devenir le tombeau de cette malheureuse fille.

Or étoit-il à peine jour; tout-à-coup entre avec fracas

une troupe de gens armés, qui se saisissent des voleurs. et les emmènent garottés au gouverneur de la province. Avec eux de fortune étoit le jeune homme amoureux de cette belle fille et son fiancé, qui lui-même les avoit conduits jusqu'au repaire de ces larrons, et lors ayant recou. vré sa belle, la fit monter sur moi et l'emmena chez lui. Partout où nous passions, les villages entiers accouroient au devant de nous; et bonnes gens de nous faire fête, et de nous caresser et s'éjouir avec nous de l'heureux événement que j'annonçois de loin par un braire éclatant, faisant office de trompette dans cette espèce de triomphe.

Au logis je fus traité en âne favori de ma jeune maîtresse, qui n'avoit garde d'oublier le compagnon de sa fuite et de sa captivité, avec elle já destiné à ce barbare supplice. Par son ordre exprès on me donna foin, paille, avoine, orge de quoi saouler un chameau. Mais lors plus que jamais je maudissois Palestre de m'avoir fait âne et non chien ; car je voyois mâtins à toute heure entrer à la cuisine, en emporter force reliefs de belles et bonnes viandes, et s'en remplir très-bien le ventre, comme chiens sçavent faire étant de nôces.

A quelque temps de là, sur le récit que fit ma maîtresse à son père des obligations qu'elle m'avoit, et du zéle que j'avois montré pour son service, le père me voulant récompenser, commanda qu'on me lâchât dans les prés où païssoient ses juments poulinières. Ainsi, selon lui, j'allois vivre en toute liesse, n'ayant souci que de paître l'herbe et saillir ces belles cavales; et pour tout

autre âne, à vrai dire, c'eût été contentement. Arrivés que nous fûmes au haras, on me mit avec les juments qui le matin alloient en pâture. Mais il eût été mal, je crois, que la chose passât ainsi sans quelque disgrace pour moi. Au lieu de me lâcher dehors emmi les prés, selon l'ordre du maître, pour paître en liberté, le chef du baras me laissoit à sa femme Mégapole, qui m'attachoit au moulin, et là me faisoit tourner tant que duroit le jour, à moudre son orge et son grain. Encore si j'eusse travaillé pour la maison seulement! Mais elle prenoit à moudre le bled des voisins, dont elle se payoit en farine, et le tout à mes dépens, trafiquant ainsi des fatigues de mon pauvre col; et ce qui étoit de pis, c'est que l'orge qu'on lui donnoit pour ma nourriture, elle me le faisoit bien moudre, mais non pas pour moi; car, de la farine se faisoient beaux gâteaux au four, belles fouaces; et ne m'en restoit à moi que le son pour mes repas. Que si par hasard on me menoit avec les cavales au pâtis, je me voyois de tous côtés assailli par ces étalons, qui, me croyant là venu pour m'ébattre avec leurs femelles, me poursuivoient à coup de pieds, me déchiroient à belles dents, dont je pensai périr mainte fois victime de la jalousie de messieurs les chevaux.

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Telle vie n'étoit pas pour me refaire; aussi devins-je en peu de temps maigre et décharné, n'ayant ni pâture aux champs, ni repos à la maison; de plus, on me menoit souvent à la montagne, et j'en revenois chargé de bois : c'étoit là le comble de mes maux. D'abord il me

falloit gravir au haut et au loin des pentes escarpées, des sentiers raboteux, où l'on me donnoit pour conducteur un petit scélérat d'enfant qui me faisoit enrager; car il ne cessoit de me battre, encore que j'allasse mon grand trot, et me frappoit, non d'un bâton, mais d'une massue pleine de nœuds, et toujours au même endroit, où bientôt, par l'effet des continuels horions, s'ouvrit une plaie vive, sur laquelle le traître alloit frappant toujours. Puis, des charges qu'il me mettoit parfois sur le dos, il n'est éléphant qui n'en eût été assommé. Où la descente étoit la plus roide et pénible, c'étoit là qu'il redoubloit de coups. Si ma charge mal agencée venoit à pencher d'un côté, en ôter de ce côté pour l'ajouter de l'autre, et rétablir l'équilibre, c'est ce qu'eût fait tout bon ânier; mais lui, d'une grosse pierre qu'il ramassoit en chemin, faisant le contre-poids à la partie pesante, augmentoit d'autant mon fardeau; sans compter qu'au pied du côteau, nous traversions à gué une petite rivière; là où mon brave conducteur, soigneux de ménager sa chaussure, me sautoit en croupe et passoit ainsi sans se mouiller. Que si d'aventure je tombois accablé sous le faix, alors vraiment, alors mon sort étoit à plaindre; car de descendre pour m'aider à me relever, soit en me soutenant de la main, ou en m'allégeant au besoin d'une part de mon fardeau, le petit maraud n'avoit garde; mais sans s'émouvoir, commençoit à me donner de son baton sur la tête et sur les oreilles, tant que pour faire cesser cette rage, force m'étoit de me remettre de moi

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