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Et le soir venu, elle me mène à la porte de la chambre où couchoient Hipparque et sa femme; et là me montre entre les ais une petite ouverture, où mettant l'œil, je vis cette femme qui se déshabilloit. Déshabillée nue qu'elle fut, s'approchant de la lampe, elle y brûla deux grains d'encens en murmurant quelques paroles, et puis ouvrit un gros coffret où étoient force petites fioles; elle en prit une. Ce qu'il y avoit en cette fiole contenu, au vrai, je ne le sçaurois dire. A voir, il me parut comme une sorte d'huile, dont elle se frotta toute des pieds jusqu'à la tête, commençant par le bout des ongles; et lors voilà de tout son corps plumes qui naissent à foison, puis un bec, au lieu de son nez, fort et crochu. Que vous dirai-je? En moins de rien, elle se fit oiseau de tout point, le plus beau chat-huant qui fut oncques: puis se voyant bien emplumée, bien empennée, battit des aîles, et puis, avec un cri lugubre, par la fenêtre s'envola.

Pour moi d'abord je crus rêver, et que c'étoit songe que tout cela, et je me frottois les yeux, ne pouvant me persuader que je ne fusse endormi. A toute force enfin, voyant qu'il étoit vrai que je ne sommeillois, ni n'en avois envie, je me mis à prier Palestre qu'elle me voulût par cette drogue faire avoir forme d'oiseau et des ailes, et me laissât voler, pour voir si j'aurois en cette guise sens et entendement humain; elle, me voulant satisfaire, entre dans la chambre, m'apporte une de ces fioles ; et moi de me frotter aussitôt comme j'avois vu faire à cette femme, pour devenir oiseau; mais hélas! je devins toute

autre chose; car j'eus, au lieu de plumes, à l'heure même, poil bourru par tout le corps, queue au derrière, oreilles en tête, longues sans mesure, corne dure aux pieds et aux mains. En me regardant, je vis que j'étais un âne. Et si n'avois-je plus ni voix ni paroles pour me plaindre, mais baissant la tête semblois d'un regard piteux lamenter ma déconvenue, et accuser Palestre. Elle de ses deux mains se frappant le visage: Ah! malheureuse, qu'ai-je fait ? J'ai pris une fiole pour l'autre, trompée par la ressemblance. Mais ne te chaille, mon amour; le remède en est aisé. Tu n'as seulement qu'à manger des feuilles de rose, pour dépouiller cette laide forme, et me rendre l'amant que j'aime. Aye patience cette nuit, et dès qu'il sera jour demain, je t'en apporterai des roses, dont tu n'auras pas sitôt goûté, que tu seras remis en ta beauté première. Ce disant, elle me caressoit, me polissoit les oreilles, et me passait la main sur le dos et partout.

Or avois-je corps de baudet, mais le sens et la pensée tout de même qu'auparavant, fors de ne pouvoir parler. Adonc maudissant en moi-même et l'erreur de Palestre et ma propre sottise, je m'en allai l'oreille basse à l'étable, où étoit mon cheval avec le vrai âne de la maison, lesquels aussitôt qu'ils me virent, comme ils crurent que je m'allois mettre à la mangeoire et partager leur pitance, me vouloient festoyer de ruades pour ma bienvenue; mais je connus leur malice et me retirai en un coin, là où je me déconfortois; et pensant pleurer, c'étoit braire ce

que je faisois; et me disois à part moi : O fatale curiosité! que seroit-ce, si à cette heure survenoit d'emblée quelque loup ou autre bête sauvage? Las, sans avoir méfait, tu vas mourir peut-être de la mort des méchants! Ainsi raisonnant en moi-même, j'étois loin de prévoir le sort qui m'attendoit.

Sur le tard, que tout étoit muet et coi partout, à l'heure du meilleur somme, un bruit s'entend comme de gens qui, par dehors, eussent voulu percer la muraille; et de fait on la perçoit; et tantôt est l'ouverture large assez pour passer un homme; et un homme entre, et puis un autre, et puis plusieurs autres après, tant que l'étable en étoit pleine; et avoient tous des épées. De-là ils s'en vont dans les chambres, où d'abord ayant lié Hipparque, mon valet et Palestre, ils se mirent à piller et vuider la maison de tout ce qui s'y trouva d'argent, vaisselle et autres biens qu'ils amassèrent dans la cour; et n'y ayant plus rien à prendre, ils nous bâtèrent et nous sanglèrent, mon cheval et l'autre âne et moi; et de cet amas de butin, tant que nous en pûmes porter, nous le chargèrent sur le dos, puis à grands coups de bâton, nous chassent dans la montagne par des sentiers détournés. De ce que souffrirent dans cette marche mes deux compagnons, je n'en puis que dire ; mais moi accablé sous le faix, et n'ayant de coutume d'aller ainsi déchaux sur ces cailloux pointus, je mourois, je bronchois à chaque pas; et s'il m'arrivoit de choir, l'un me tiroit par le licol, l'autre me doloit de son bâton la croupe et les cuisses. En cette extrémité,

je voulus plus d'une fois m'écrier, ô César; mais je ne faisois que braire l'ô, et César ne pouvoit venir; ce qui m'attiroit chaque fois nouvelle tempête de coups, parce qu'ils craignoient que mon braire ne les découvrît. Voyant donc que rien n'y servoit et que même ma plainte empiroit mon marché, je pris le parti de me taire et d'aller ainsi qu'on voudroit.

Il éloit jour, et cheminant par monts et par vaux, nous avions déjà fait longue traite; on eut soin de nous emmuseler d'un noeud du licol, pour nous garder de perdre temps à brouter de-çà et de-là, au moyen de quoi nous jeûnions tous trois également pour cette heure. Mais sur le midi que nous vînmes en une métairie de gens affidés à ces ribauds, comme il paroissoit à l'accueil et bonne chère qu'ils leur firent, les embrassant, les priant de se reposer et leur servant à manger, lors on nous mit, nous autres bêtes, dans la paille jusqu'au ventre avec plein ratelier de foin et mesure comble d'avoine, dont mes compagnons se régalèrent, et moi pour lors je demeurai tout seul à jeûner; car je ne me pouvois résoudre encore à goûter de tels mets. Regardant de tous côtés si je ne trouverois point quelque chose à ma guise, j'aperçois au fond de la cour une manière de potager où étoient de beaux et bons légumes et des rosiers en fleurs, à ce qu'il me parut. Adonc sans être vu de personne, ainsi que chacun entendoit à préparer le souper, je me dérobe et entre là où je pensois, mangeant de ces roses, redevenir Lucius. Or, ce n'étoient pas de vraies roses,

mais bien des roses de laurier qu'on appelle Rhododaphné, triste pâture aux ânes et chevaux; car ce leur est venin, ce dit-on, qui les fait mourir en peu d'heures. Je sçavois cela et je m'abstins de ces dangereuses fleurs, mais non des raves, laitues, fenouils et autres légumes dont je mangeois à grand appétit, et m'étois déjà fait bon ventre, quand le maître du jardin survint, lequel, soit qu'il m'eût aperçu, ou fût autrement averti, tenoit en main un fort bâton; ce qu'il en fit n'est pas à demander; car de l'air d'un prévôt qui prend quelque maraudeur sur le fait, il commença à m'en donner sans regarder où il frappoit, la croupe, l'échine, la tête, battant comme sur seigle verd; dont, à la fin, je perdis patience, et lui détachai une ruade si à propos, que je le jetai demi-mort sur ses choux, et m'enfuyois grand erre du côté de la montagne. Mais le traître, quand il me vit ainsi détaler, s'écria qu'on lâchât les chiens. C'étoient dogues de forte race, et y en avoit bón nombre pour faire la chasse aux ours. Cela me donna à penser; je retournai crainte de pis, et m'en revins tout courant à l'écurie, dont bien me prit; car ces mâtins qu'on avoit déjà déchaînés, m’alloient étrangler sans remède. Rentrant au logis, je fus reçu à grand renfort de bastonnades et en devois être assommé, n'eût été l'explosion soudaine du mélange, comme je crois, de tous ces herbages dans mon ventre, qui leur éclatant au nez avec grand bruit et infection de méphytique vapeur, mit en fuite tous mes ennemis.

Quand il fut heure de partir, on nous rechargea, et

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