Page images
PDF
EPUB

10. CHAGRIN D'UN VIEUX FORÇAT.

PIERRE LOTI (b. 1850).

C'est une bien petite histoire, qui m'a été contée par Yves, -un soir où il était allé en rade conduire, avec sa canonnière, une cargaison de condamnés au grand transport en partance pour la Nouvelle-Calédonie.

Dans le nombre se trouvait un forçat très âgé (soixante-dix ans pour le moins), qui emmenait avec lui, tendrement, un pauvre moineau dans une petite cage.

Yves, pour passer le temps, était entré en conversation avec ce vieux, qui n'avait pas mauvaise figure, paraît-il, mais qui était accouplé par une chaîne à un jeune monsieur ignoble, 10 gouailleur, portant lunettes de myope sur un mince nez blême.

Vieux coureur de grands chemins, arrêté, en cinquième ou sixième récidive, pour vagabondage et vol, il disait: "Comment faire pour ne pas voler, quand on a commencé une fois, -et qu'on n'a pas de métier, rien,-et que les gens ne veulent 15 plus de vous nulle part? Il faut bien manger, n'est-ce pas ?— Pour ma dernière condamnation, c'était un sac de pommes de terre que j'avais pris dans un champ, avec un fouet de roulier et un giraumont. Est-ce qu'on n'aurait pas pu me laisser mourir en France, je vous demande, au lieu de m'envoyer là- 20 bas, si vieux comme je suis?. . .'

[ocr errors]

Et, tout heureux de voir que quelqu'un consentait à l'écouter avec compassion, il avait ensuite montré à Yves ce qu'il possédait de précieux au monde : la petite cage et le moineau. Le moineau apprivoisé, connaissant sa voix, et qui pendant 25 près d'une année, en prison, avait vécu perché sur son épaule... -Ah! ce n'est pas sans peine qu'il avait obtenu la permission de l'emmener avec lui en Calédonie !-Et puis après, il avait fallu lui faire une cage convenable pour le voyage; se procurer du bois, un peu de vieux fil de fer, et un peu de peinture verte 30 pour peindre le tout et que ce fût joli.

Ici, je me rappelle textuellement ces mots d'Yves: "Pauvre moineau! Il avait pour manger dans sa cage un morceau de ce pain gris qu'on donne dans les prisons. Et il avait l'air de se trouver content tout de même; il sautillait comme n'importe 35 quel autre oiseau.”

Quelques heures après, comme on accostait le transport et que les forçats allaient s'y embarquer pour le grand voyage, Yves, qui avait oublié ce vieux, repassa par hasard près de lui. -Tenez, prenez-la, vous, lui dit-il d'une voix toute changée, 5 en lui tendant sa petite cage. Je vous la donne; ça pourra

peut-être vous servir à quelque chose, vous faire plaisir... -Non, certes! remercia Yves. Il faut l'emporter au contraire, vous savez bien. Ce sera votre petit compagnon là-bas... -Oh! reprit le vieux, il n'est plus dedans... Vous ne

10 saviez donc pas ? il n'y est plus...

Et deux larmes d'indicible misère lui coulaient sur les joues. Pendant une bousculade de la traversée, la porte s'était ouverte, le moineau avait eu peur, s'était envolé, et tout de suite était tombé à la mer à cause de son aile coupée. Oh! le 15 moment d'horrible douleur ! Le voir se débattre et mourir, entraîné dans le sillage rapide, et ne pouvoir rien pour lui! D'abord, dans un premier mouvement bien naturel, il avait voulu crier, demander du secours, s'adresser à Yves lui-même, le supplier... Élan arrêté aussitôt par la réflexion, par la 20 conscience immédiate de sa dégradation personnelle : un vieux misérable comme lui, qui est-ce qui aurait pitié de son moineau, qui est-ce qui voudrait seulement écouter sa prière? Est-ce qu'il pouvait lui venir à l'esprit qu'on retarderait le navire pour repêcher un moineau qui se noie-et un pauvre oiseau 25 de forçat, quel rêve absurde!... Alors il s'était tenu silencieux à sa place, regardant s'éloigner sur l'écume de la mer le petit corps gris qui se débattait toujours; il s'était senti effroyablement seul maintenant, pour jamais, et de grosses larmes, des larmes de désespérance solitaire et suprême lui brouillaient 30 la vue, tandis que le jeune monsieur à lunettes, son collègue de chaîne, riait de voir un vieux pleurer.

Maintenant que l'oiseau n'y était plus, il ne voulait pas garder cette cage, construite avec tant de sollicitude pour le petit mort; il la tendait toujours à ce brave marin qui avait 35 consenti à écouter son histoire, désirant lui laisser ce legs avant de partir pour son long et dernier voyage

Et Yves, tristement, avait accepté le cadeau, la maisonnette vide, pour ne pas faire plus de peine à ce vieil abandonné en ayant l'air de dédaigner cette chose qui lui avait coûté tant de 40 travail.

11. L'AVARE, Acte III, Sc. V.

MOLIÈRE (1622-1673).

HARPAGON-Valère, aide-moi à ceci. Or çà, maître Jacques, approchez-vous; je vous ai gardé pour le dernier.

MAÎTRE JACQUES-Est-ce à votre cocher, monsieur, ou bien à votre cuisinier, que vous voulez parler? car je suis l'un et l'autre.

HARPAGON-C'est à tous les deux.

MAÎTRE JACQUES-Mais à qui des deux le premier?
HARPAGON-Au cuisinier.

MAÎTRE JACQUES-Attendez donc, s'il vous plaît. [П ôte sa casaque de cocher, et paraît vêtu en cuisinier.]

HARPAGON-Quelle diantre de cérémonie est-ce là?
MAÎTRE JACQUES-Vous n'avez qu'à parler.

HARPAGON-Je me suis engagé, maître Jacques, à donner ce soir à souper.

MAÎTRE JACQUES—Grande merveille !

5

10

15

HARPAGON-Dis-moi un peu, nous feras-tu bonne chère ? MAÎTRE JACQUES-Oui, si vous me donnez bien de l'argent. HARPAGON-Que diable! toujours de l'argent ! Il semble qu'ils n'aient autre chose à dire, de l'argent, de l'argent, de l'argent! Ah! ils n'ont que ce mot à la bouche, de l'argent ! 20 Toujours parler d'argent! Voilà leur épée de chevet, de l'argent !

VALÈRE-Je n'ai jamais vu de réponse plus impertinente que celle-là. Voilà une belle merveille que de faire bonne chère avec bien de l'argent ! C'est une chose la plus aisée du 25 monde, et il n'y a si pauvre esprit qui n'en fît bien autant; mais, pour agir en habile homme, il faut parler de faire bonne chère avec peu d'argent.

MAÎTRE JACQUES-Bonne chère avec peu d'argent?
VALÈRE-Oui.

MAÎTRE JACQUES-Par ma foi, monsieur l'intendant, vous nous obligerez de nous faire voir ce secret, et de prendre mon office de cuisinier; aussi bien vous mêlez-vous céans d'être le factoton.

HARPAGON-Taisez-vous. Qu'est-ce qu'il nous faudra?

MAÎTRE JACQUES-Voilà monsieur votre intendant, qui vous fera bonne chère pour peu d'argent.

30

35

HARPAGON-Haye! je veux que tu me répondes. MAÎTRE JACQUES-Combien serez-vous de gens à table? HARPAGON-Nous serons huit ou dix; mais il ne faut prendre que huit. Quand il y a à manger pour huit, il y en a 5 bien pour dix.

VALERE-Cela s'entend.

MAÎTRE JACQUES--Hé bien, il faudra quatre grands potages et cinq assiettes d'entrées.

HARPAGON-Que diable! Voilà pour traiter toute une ville 10 entière !

15

MAÎTRE JACQUES-Rôt...

HARPAGON-[Lui mettant la main sur la bouche.] Ah, traître, tu manges tout mon bien.

MAÎTRE JACQUES-Entremets..

HARPAGON-Encore! [Lui mettant encore la main sur la

bouche.]

VALÈRE-Est-ce que vous avez envie de faire crever tout le monde ? et monsieur a-t-il invité des gens pour les assassiner à force de mangeaille? Allez-vous-en lire un peu les préceptes 20 de la santé, et demander aux médecins s'il y a rien de plus préjudiciable à l'homme que de manger avec excès.

HARPAGON-Il a raison.

VALERE-Apprenez, maître Jacques, vous et vos pareils, que c'est un coupe-gorge qu'une table remplie de trop de 25 viandes; que pour se bien montrer ami de ceux que l'on invite, il faut que la frugalité règne dans les repas qu'on donne et que, suivant le dire d'un ancien, il faut manger pour vivre, et non pas vivre pour manger.

HARPAGON-Ah, que cela est bien dit! approche, que je 30 t'embrasse pour ce mot. Voilà la plus belle sentence que j'aie entendue de ma vie : il faut vivre pour manger, et non pas manger pour viv... Non, ce n'est pas cela. Comment est-ce que tu dis?

VALÈRE Qu'il faut manger pour vivre, et non pas vivre 35 pour manger.

HARPAGON-[à Maître Jacques.] Oui. Entends-tu? [À Valère.] Qui est le grand homme qui a dit cela?

VALERE-Je ne me souviens pas maintenant de son nom. HARPAGON-Souviens-toi de m'écrire ces mots. Je les veux 40 faire graver en lettres d'or sur la cheminée de ma salle.

VALÈRE-Je n'y manquerai pas, Et pour votre souper, vous n'avez qu'à me laisser faire. Je réglerai tout cela comme il faut. HARPAGON-Fais donc.

MAÎTRE JACQUES-Tant mieux, j'en aurai moins de peine. HARPAGON-Il faudra de ces choses dont on ne mange guère, 5 et qui rassasient d'abord; quelque bon haricot bien gras, avec quelque pâté en pot bien garni de marrons.

VALERE-Reposez-vous sur moi.

HARPAGON-Maintenant, maître Jacques, il faut nettoyer

mon carrosse.

MAÎTRE JACQUES-Attendez.

Ceci s'adresse au cocher.

[Il remet sa casaque.] Vous dites...

HARPAGON-Qu'il faut nettoyer mon carrosse, et tenir mes chevaux tout prêts pour conduire à la foire...

10

MAÎTRE JACQUES-Vos chevaux, monsieur? Ma foi, ils ne 15 sont point du tout en état de marcher. Je ne vous dirai point qu'ils sont sur la litière, les pauvres bêtes n'en ont point, et ce serait mal parler; mais vous leur faites observer des jeûnes si austères, que ce ne sont plus rien que des idées ou des fantômes, des façons de chevaux.

20

HARPAGON-Les voilà bien malades; ils ne font rien. MAÎTRE JACQUES-Et pour ne rien faire, monsieur, est-ce qu'il ne faut rien manger? Il leur vaudrait bien mieux, les pauvres animaux, de travailler beaucoup, et de manger de même. Cela me fend le cœur de les voir ainsi exténués; car, 25 enfin, j'ai une tendresse pour mes chevaux, qu'il me semble que c'est moi-même, quand je les vois pâtir; je m'ôte tous les jours pour eux les choses de la bouche; et c'est être, monsieur, d'un naturel trop dur, que de n'avoir nulle pitié de son prochain.

HARPAGON-Le travail ne sera pas grand, d'aller jusqu'à la

foire.

30

MAÎTRE JACQUES-Non, monsieur, je n'ai pas le courage de les mener; et je ferais conscience de leur donner des coups de fouet, en l'état où ils sont. Comment voudriez-vous qu'ils traînassent 35 un carrosse ? Ils ne peuvent pas se traîner eux-mêmes.

VALÈRE-Monsieur, j'obligerai le voisin Picard à se charger de les conduire aussi bien nous fera-t-il ici besoin pour apprêter le souper.

MAÎTRE JACQUES-Soit. J'aime mieux encore qu'ils meurent 40 sous la main d'un autre que sous la mienne.

« PreviousContinue »