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Au buste assujetti le bras s'étend soudain ;
Les doigts en s'allongeant vont dessiner la main :
Bientôt de ce beau corps la taille souple et libre
Sur sa double colonne a pris son équilibre:
Le Titan s'applaudit, et poursuit son essor.
Avec plus de génie, avec plus d'art encor,
De ce noble édifice il embellit le faîte;
Du plus grand caractère il couronne la tête.
Superbe et s'entourant de l'ombre des cheveux,
S'élève et s'aplanit le front majestueux.

Au fond de son orbite éclate la prunelle :

Un doux voile se ferme et s'entr'ouvre autour d'elle.
Le teint prend son éclat ; la lèvre colorée

En deux filets de pourpre est déjà séparée (1).

La suite n'est pas moins remarquable; la création de la femme et la naissance de la vie et des sentiments sont deux morceaux achevés.

L'art n'obtenait encor qu'un triomphe douteux :
L'automate est formé ; mais ce groupe immobile
N'est qu'une vaine image et qu'une froide argile.
Le souffle de la vie est le bienfait des Dieux :
Prométhée osera dans le palais des cieux
Ravir aux immortels ce noble privilège.
Rien ne peut ralentir son essor sacrilège :
Il traverse des airs le fluide azuré,
Au foyer du soleil saisit le feu sacré,
S'enfuit, se précipite aux antres du Caucase,
Y revoit son ouvrage et l'anime et l'embrase.
Le céleste rayon pénètre par degrés ;
Déjà le sang circule en ruisseaux colorés;
Les yeux s'ouvrent au jour, les lèvres au sourire,
Le cœur bat, tout se meut, et le couple respire.
O puissance! ô prodige! ô fortuné moment!
De ces êtres nouveaux quel fut l'étonnement?
Inondés tout-à-coup d'un torrent de lumière,
Ils ouvrirent à peine une faible paupière,
Et leur premier regard confus, embarrassé,
Sur eux-mêmes resta timidement baissé.

(1) COLARDEAU, les Hommes de Prométhée, p. 30, édit. Dabo, 1821.

On peut remarquer seulement que Colardeau prend Pandore comme le type de la femme, et qu'il la fait créer par Prométhée, tandis que suivant la Mythologie grecque, elle fut l'œuvre de Vulcain.

Rulhières, né en 1735 et mort en 1791, a fait un petit poème sur les Disputes; c'est peut-être son chef-d'œuvre ; aussi Voltaire l'a-t-il recueilli tout entier dans son Dictionnaire philosophique, où il forme à lui seul l'article Disputes.

Roucher, né en 1745 et mort, comme André Chénier, sur l'échafaud, en 1794, a fait le long et lourd poème des Mois, dans lequel il y a pourtant des morceaux qu'on lit avec plaisir (1).

D'autres poètes moins connus ont produit, dans le genre qui nous occupe, beaucoup d'ouvrages aujourd'hui oubliés. Un nommé Le Vacher de la Feutrie a donné, en 1778 ou 1779, l'École de Salerne ou l'Art de conserver la santé, en vers latins et français : on y lit ces deux vers et d'autres du même acabit:

Qui veut bien se nourrir de veau fasse ripaille,
Du porc avec justice on vante la tripaille (2).

Cournand a fait un poème en quatre chants sur les différents genres de style; la seconde édition a paru sous ce titre fort court: Les Styles; l'auteur en compte quatre, le simple, le gracieux, le sublime et le sombre; on remarquait dans la seconde édition une charmante description de Chantilly (3).

Guyétant, vers la même époque, a publié le Génie vengé. François de Neufchâteau a donné les Vosges, poème de plus de huit cents vers, comparable à celui d'Ilaller sur les Alpes, et dont on a dit qu'il était la continuation. On y trouve des tableaux imposants, de belles descriptions,

(1) LA HARPE, Cours de Littérat., t. VIII, p. 201.

(2) Voyez l'Almanach des Muses,

pour 1780, dans la notice qui termine le volume.

(3) Ibid.

parmi lesquelles on distingue celle des Vosges en général et de l'industrie des habitants; celle de Plombières et de ses eaux; on reproche à ce poème de la prolixité, des transitions languissantes, et un peu de monotonie dans les descriptions (1).

Ricard (Dominique) a fait un poème en huit chants sur la Sphère: il y fait entrer toute la nature, l'invention de l'agriculture, le déluge, les systèmes de Ptolémée et de Copernic, la description du zodiaque, celle des planètes, l'attraction de Newton, les éclipses, les vents, l'arc-en-ciel, le flux et le reflux, la boussole, etc. Il n'y a point de verve dans ce poème indéfini ; la versification y est peu travaillée; à peine y trouve-t-on à louer quelques détails heureux (2).

Boisjoslin, né à Alençon en 1760, mort tout récemment, a publié en 1798, sous le titre La Forêt de Windsor, une traduction du poème que Pope publia en 1715, lors de la paix d'Utrecht. C'est, dit-on, de tous ses ouvrages celui dont il estimait le plus le style. Boisjoslin l'a traduit dignement sous ce rapport. Malheureusement la Forêt de Windsor est entièrement dénuée d'intérèt, et l'art de Pope n'a pas pu y mettre celui que son sujet ne comportait pas. Rien de plus soporifique qu'une description perpétuelle comme celle de cette forêt.

Les vers suivants donneront, du reste, une idée de la manière du traducteur; ils sont d'autant plus agréables, qu'ils représentent très-poétiquement, et pourtant sans aucune prétention à la poésie, ce que tout le monde a vu dans la pêche à la ligne :

Au retour du printemps, sous une ombre incertaine,
Quand de fraîches vapeurs s'exhalent sur la plaine,
Le pêcheur immobile, attentif et penché,
Tient sa ligne tremblante, et sur l'onde attaché,
Son avide regard semble espérer sa proie
Et du liège qui saute et du roseau qui ploie.

(1) Almanach des Muses, lieu cité. (2) Même endroit.

Windsor offre en ses eaux tout un peuple écaillé,
L'anguille au corps glissant et d'argent émaillé;
De son vêtement d'or la carpe énorgueillie,
La perche à l'œil ardent et de pourpre embellie;
La truite que colore un éclat enflammé,

Et le tyran des eaux, le brochet affamé (1).

De Piis, que nous avons vu être l'un des chansonniers les plus féconds de l'époque impériale, avait fait, quelque temps avant la révolution, en 1788, un poème sur l'Harmonie imitative de la langue française ; ce poème a obtenu quelque célébrité par son ridicule peut-être, et par la bizarre idée qui avait pu faire chercher au poète des effets harmoniques dans l'accumulation des mêmes lettres ou des mêmes syllabes.

Le premier des quatre chants qui composent ce poème est consacré à l'exposition du sujet, et à quelques généralités sur l'harmonie imitative en poésie.

Il est, n'en doutons pas, il est une harmonie

Qui naît du choix des mots, qu'enchaîne le génie;
Et dans tous les sujets par des accords divers
On peut à la musique égaler l'art des vers.
On la peut surpasser, j'ose le dire encore:
Volez, alexandrins qu'une image décore,
En calculant vos sons tristes ou gracieux,

Vous peindrez à l'oreille aussi vite qu'aux yeux (2)!

Je ne m'amuse pas à montrer la fausseté de ces principes, ni combien c'est un sûr moyen de faire de mauvais vers que d'y chercher une harmonie qu'on doit tout au plus accepter quand elle se présente d'elle-même. Je me contente de faire voir où de Piis a été conduit par son système, et ce qu'il en a pu tirer.

Après avoir établi que la langue française a une harmonie qui lui est propre (on sait qu'il y a eu des gens assez mal organisés pour le contester), il en vient à ce qu'il nomme

(1) Voyez l'Almanach des Muses (2) Harmonie imitative, ch. I. pour 1798, p. 247.

l'analyse de l'alphabet; c'est-à-dire qu'il continue et parachève la leçon que le maître de philosophie donne à M. Jourdain, dans le Bourgeois gentilhomme (1). Seulement, au lieu d'examiner précisément comment se forment les différentes voix ou articulations, il tâche d'en déterminer le caractère harmonique par des amplifications qui ne sont pas toujours très-intelligibles.

Voilà ce qu'il dit de l'A :

A l'instant qu'on l'appelle, arrivant plein d'audace,
Au haut de l'alphabet l'A s'arroge sa place.
Alerte, agile, actif, avide d'apparat,
Tantôt à tout hasard il marche avec éclat,
Tantôt d'un accent grave acceptant les entraves,
Il a dans son pas lent l'allure des esclaves;
A s'adonner au mal quand il est résolu,
Avide, atroce, affreux, arrogant, absolu,
Il attroupe, il aveugle, il avilit, il arme,
Il assiège, il affame, il attaque, il alarme,
Il arrête, il accable, il assomme, il abat;
Mais il n'est pas toujours accusé d'attentat :
Avenant, attentif, accessible, agréable,
Adroit, affectueux, accommodant, affable,
Il préside à l'amour ainsi qu'à l'amitié ;
Des attraits, des appas il prétend la moitié ;
A la tête des arts à bon droit on l'admire,
Mais surtout il adore, et si j'ose le dire,

A l'aspect du Très-haut, sitôt qu'Adam parla,
Ce fut apparemment l'A qu'il articula (2).

Ces vers, on le voit, ne signifient rien du tout; de Piis y a réuni beaucoup de mots commençant par un A; c'est tout ce qu'on en peut dire : du reste, que tirer de cette réunion? et qu'en conclure sur le caractère de l'A?

Ce qu'il dit de l'M et de l'N est bien plus absurde encore :
Ici I'M à son tour sur ses trois pieds chemine,
Et l'N à ses côtés sur deux pieds se dandine;
L'M à mugir s'amuse et meurt en s'enfermant :
L'N au fond de mon nez s'enfuit en résonnant.

(1) MOLIÈRE, Bourg. gentilh., 11, 6. (2) Harm, imitat., ch. I.

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