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du Pérou, dit cet historien (1), élevaient leurs enfants le moins délicatement qu'il leur était possible : ce qui s'observait indifféremment en la personne des Incas et de leurs sujets, riches ou pauvres. D'abord que l'enfant était venu au monde, ils le lavaient d'eau froide, l'enveloppaient ainsi dans ses langes; ce qu'ils continuaient tous les matins : après avoir laissé la plupart du temps cette eau au serein. Si la mère voulait caresser extraordinairement son enfant, elle prenait de l'eau dans sa bouche, et lui en jetait par tout le corps, excepté sur le sommet de la tête, où elle ne touchait jamais. Si l'on demandait à ces peuples ce qui les obligeait à cela, ils répondaient qu'ils le faisaient à dessein, pour accoutumer les enfants au froid et à la fatigue, et pour leur fortifier les membres.» Si après cela des personnes capables d'entendre raison persistent à croire qu'il est dangereux de laver chaque jour les pieds des enfants dans l'eau froide, il serait inutile d'entasser de nouveaux exemples pour leur ôter cette pensée.

Bien des gens pourront s'imaginer, après avoir vu la lettre que j'ai insérée dans cette préface, que cet ouvrage ayant été principalement composé pour de jeunes gentilshommes, et étant d'ailleurs plein de choses qui se rapportent au goût et aux manières de la nation anglaise, il ne doit être ni d'un usage fort

(1) Tome I, liv. 4, ch. 12, p. 361 de l'édition d'Amsterdam, 1704.

général, ni fort utile autre part qu'en Angleterre. C'est une objection que je proposai moi-même la première fois que je publiai ce livre en français : et quoiqu'elle ne puisse plus faire de la peine qu'à ceux qui ne l'ont jamais lu, je transcrirai encore ici en leur faveur la réponse que j'y fis alors.

<< Il est certain que cet ouvrage a été particulièrement destiné à l'éducation des gentilshommes: mais cela n'empêche pas qu'il ne puisse servir aussi à l'éducation de toutes sortes d'enfants, de quelque condition qu'ils soient: car si vous exceptez ce que l'auteur dit des exercices que doit apprendre un jeune gentilhomme, presque toutes les règles qu'il donne sont universelles. Je pourrais ajouter que le mot de gentilhomme signifie autre chose en français qu'en anglais. Au lieu qu'en France on appelle gentilshommes tous ceux qui sont nobles d'extraction, en Angleterre on ne compte parmi les nobles que les pairs du royaume, qui sont les ducs, les marquis, les comtes, les vicomtes et les barons, et l'on met dans le tiers-état tous ceux qui sont au-dessous de la qualité de baron, auxquels on donne le titre de gentilhomme (1), quand ils ne sont ni fermiers, ni artisans; de sorte qu'en Angleterre on appelle gentilshommes les personnes que nous nommons, en France, des gens de bonne maison, de bons bourgeois, etc. D'où il est aisé de conclure que ce traité de l'éducation ayant été fait proprement pour les gentilshommes,

(1) En anglais gentlemen.

à prendre ce mot dans le sens qu'on lui donne en anglais, il doit être d'un usage fort général.

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Quant à ce qu'on pourrait dire, que l'auteur a accommodé ses réflexions au goût et aux manières de son pays, cela est indubitable: mais il ne s'ensuit nullement de là que son ouvrage ne soit bon que pour les Anglais. En effet on n'y trouve guère de choses qui ne soient à l'usage des autres nations, ou du moins qu'on ne puisse y réduire sans beaucoup de peine. Ainsi, lorsque l'auteur fait voir qu'un gentilhomme anglais (2) doit apprendre le droit reçu en Angleterre, il est visible qu'un Français est obligé, par les mêmes raisons, à s'instruire des lois qu'on observe en France; un Hollandais, du droit établi en Hollande, etc. De même lorsqu'il dit qu'en Angleterre on doit enseigner de bonne heure le français aux enfants, afin qu'ils puissent apprendre à le bien prononcer, cet avis s'adresse en même temps aux Allemands, aux Flamands, et à presque tous les peuples de l'Europe. Pour les Français que cela ne regarde point, ils peuvent par la même raison faire apprendre de bonne heure à leurs enfants l'italien ou l'espagnol; ou plutôt ils les devraient appliquer, dès leur première jeunesse, à l'étude de la langue française, car rien n'est plus beau ni plus nécessaire que de bien parler et de bien écrire en sa propre langue. Mais c'est à quoi l'on ne parviendra jamais, si l'on n'en fait une étude particulière, comme avaient

(2) § 192, p. 465.

fort bien compris les Grecs et les Romains, qui envoyaient leurs enfants dans les écoles publiques pour y apprendre leur langue maternelle, en quoi ils devraient être imités non-seulement par les Français, mais par toutes les nations du monde qui ont quelque politesse.»

Il me reste à dire un mot de cette nouvelle édition. Elle est enrichie de toutes les additions que l'auteur y a faites à différentes reprises, et qui ont grossi son ouvrage de plus d'un tiers. Ces additions sont: ou de nouvelles pensées sur des choses qui avaient été traitées avec moins d'exactitude, ou des articles tout nouveaux qui méritaient d'avoir place dans ce livre. Il faut mettre dans ce rang tout ce que l'auteur dit sur la nécessité de faire étudier aux enfants leur langue maternelle, préférablement à toute autre. Il avait entièrement négligé ce point dans la première édition: mais je l'avais touché en passant dans ma préface, comme on peut voir par le passage que je viens de citer; et je prendrai la liberté d'ajouter ici que tout ce qu'il faut faire pour se perfectionner dans la connaissance de sa langue maternelle, peut être réduit à ces trois choses à fréquenter des personnes qui parlent bien, à lire des livres bien écrits, et à s'exercer soi-même à écrire. L'expérience montre visiblement que ce n'est qu'à proportion de l'usage qu'on fait de ces trois moyens, qu'on parvient à bien entendre sa langue. Je sais bien qu'on voit tous les jours des personnes de l'un et de l'autre sexe, qui, sans lire ni écrire, ont ac

quis la facilité de s'exprimer avec beaucoup de vivacité, de justesse et d'agrément. Mais si l'on y prend garde, on trouvera que ces mêmes personnes n'ont appris à bien parler qu'à force de converser avec des hommes ou des femmes qui ont appris leur langue par les trois secours que je viens de marquer. Aussi est-il aisé de s'apercevoir que, pour l'ordinaire, leur talent est borné à certaines matières qui font le sujet le plus commun de ces sortes de conversations. Hors de là, leur discours est languissant, sec et embrouillé, sans compter que des paroles qui sortent d'une belle bouche, qui sont prononcées avec grace et d'un ton agréable, passent souvent pour excellentes, quoiqu'au fond elles soient peu exactes et assez mal rangées.

Un autre avantage de cette seconde édition, c'est que ce qui avait déja paru en français a été retouché avec beaucoup de soin. Outre plusieurs fautes de style, j'ai corrigé quelques endroits où je n'avais pas bien pris la pensée de l'auteur. Je n'ai jamais si bien compris la difficulté qu'il y a à rendre exactement de l'anglais en français, qu'en remaniant cet ouvrage. Le style de M. Locke, quoique moins figuré que celui de plusieurs auteurs de sa nation, l'est pourtant assez pour mettre souvent à la torture un traducteur français, qui, pour s'accommoder au génie de sa langue, est obligé de s'exprimer plus simplement. Car la langue française n'aime pas trop les figures, et sur-tout celles qui sont hardies et tirées de fort loin. Elle se plaît beaucoup plus à exprimer

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