Page images
PDF
EPUB

il faut nécessairement que ce sujet lui soit connu, ou du moins c'est une aussi grande folie de l'obliger à en parler, que d'obliger un aveugle à parler des couleurs, ou un sourd de musique; et si quelqu'un s'avisait de solliciter une personne qui n'aurait aucune connaissance de nos lois, à disputer contre quelque thèse de droit, ne diriezvous pas qu'il aurait l'esprit un peu déréglé? Or, qu'est-ce, je vous prie, que des écoliers comprennent dans les matières qu'on leur propose ordinairement à traiter, dans le dessein d'exciter et d'exercer leur imagination?

§. CLXXVII.

Considérez ensuite quelle est la langue dont les enfants se servent pour composer ces sortes de discours; c'est la langue latine, c'est-à-dire une langue étrangère dans leur pays, et qui depuis long-temps n'est plus en usage en aucun endroit. du monde; une langue en laquelle votre enfant n'aura de sa vie occasion de faire un discours après être devenu homme fait; car, pour un homme qui est obligé à cela, il y en a mille qui nę se trouvent jamais dans cette nécessité; une langue enfin dont les expressions sont si différentes de celles de notre langue, qu'une personne qui en connaîtrait toutes les finesses, n'aurait guère plus de disposition à parler an

glais plus purement et plus facilement. D'ailleurs, selon la coutume d'Angleterre, nous avons si peu d'occasions de faire des discours dans notre propre langue, quelque affaire que nous ayons entre les mains, que je ne vois pas quel prétexte on peut avoir dans nos écoles d'appliquer les enfants à cette espèce d'exercice, à moins qu'on ne suppose qu'en composant des discours latins, ils apprendront à bien parler anglais sur-le-champ. Pour moi, je croirais plutôt que le véritable moyen de dresser à cela de jeunes gentilshommes, lorsqu'ils sont dans un âge capable d'un tel exercice, serait de leur proposer quelque question raisonnable et utile, sur laquelle on les fit parler sur-le-champ ou après y avoir un peu songé, sans écrire quoi que ce soit; et pour voir les effets de cette méthode, considérons, je vous prie, qui sont ceux qui dans les occasions parlent le mieux sur quelque affaire contestée: est-ce ceux qui ont accoutumé de composer et d'écrire par avance ce qu'ils doivent dire (1), ou bien ceux qui n'ayant

(1) Ou les évêques, par exemple, dans la chambre haute, ou les ducs, les comtes, les barons, etc., qui font souvent dans cette chambre des discours plus éloquents et plus suivis que les évêques, tout accoutumés qu'ils sont à composer et à écrire des sermons qu'ils récitent en chaire devant de nombreuses assemblées.

[ocr errors]

leur esprit appliqué qu'à la chose, afin de la bien comprendre autant qu'ils en sont capables, se font une habitude de parler sur-le-champ? Je m'assure qu'à en juger par-là, on ne sera pas fort porté à croire que le véritable moyen de rendre un jeune gentilhomme propre aux affaires de la vie, soit de l'accoutumer à étudier et à composer des discours sur différents sujets.

§ CLXXVIII.

Mais vous me direz peut-être qu'on ne fait composer des discours aux enfants, qu'afin qu'ils apprennent mieux le latin. A la vérité, c'est à quoi on doit proprement s'attacher dans les écoles; mais ces sortes de compositions ne servent nullement à cela. Elles occupent entièrement l'esprit des enfants à inventer ce qu'ils pourront dire, et non à distinguer la signification des mots qu'ils doivent apprendre; de sorte que lorsqu'ils font ces discours, ils ne songent qu'à chercher des pensées sans se mettre en peine du langage. Mais puisque l'étude des langues est assez désagréable et assez ennuyeuse d'elle-même, on ne devrait pas l'embarrasser de nouvelles difficultés comme on fait par cette méthode. Enfin, si ces compositions sont propres à échauffer l'imagination des enfants, qu'on leur en fasse faire en anglais, s'ils sont Anglais; en

français, s'ils sont Français, etc., où ils ont les mots et les expressions à commandement, et où ils discerneront beaucoup mieux leurs pensées, en les exprimant dans leur langue maternelle; et, si l'on veut leur apprendre le latin, qu'on le fasse de la manière la plus aisée, sans les fatiguer et les dégoûter par une occupation aussi désagréable que celle de composer des discours en cette langue.

§ CLXXIX.

Mauvaise coutume établie dans les écoles, de faire faire des vers latins aux enfants.

Si cela peut servir à montrer combien est déraisonnable la coutume établie dans les écoles, de faire faire aux enfants des discours latins, j'ai bien plus de choses à dire, et des choses beaucoup plus importantes, contre la méthode qu'on y pratique, de les obliger à faire des vers latins, de quelque sorte qu'ils soient; car si un enfant n'a point de génie pour la poésie, rien n'est plus déraisonnable que de le tourmenter et lui faire perdre son temps, en lui faisant faire une chose où il ne peut jamais réussir (1); et s'il a na

(1) C'est que l'art et la nature doivent s'entr'aider mutuellement dans la poésie, et qu'ils ne sauraient faire rien de

turellement de la disposition à faire des vers, c'est, à mon sens, quelque chose de fort étrange qu'un père souhaite ou permette que son fils cultive et perfectionne ce talent. Il me semble, au contraire, que les parents devraient tâcher d'éteindre dans les enfants cette ardeur de rimer, autant qu'il serait en leur pouvoir; et je ne saurais comprendre par quelle raison un père peut desirer que son fils devienne poëte, à moins qu'il n'ait envie de le voir renoncer à toute autre occupation. Mais ce n'est pas là le plus grand inconvénient; car s'il devient habile poëte, et qu'il acquière la réputation de bel-esprit, il y a toutes les apparences du monde qu'il fréquentera des compagnies et des lieux où, perdant son temps, il dissipera aussi son bien. On trouve rarement des mines d'or ou d'argent sur le Parnasse. L'air de cette montagne est agréable, mais le terroir en est infertile, et l'on n'a guère vu de gens qui aient augmenté (1) leur patri

bon l'un sans l'autre comme nous l'assure Horace, juge compétent dans cette affaire :

Natura fieret laudabile carmen, an arte,

Quæsitum est, Ego, nec studium sine divite vena,

Nec rude quid prosit video ingenium.

De Arte poetica, v. 408 et seq.

(1) C'est ce que Boileau a reconnu et exprimé noblement

par ces vers:

Si l'or seul a pour vous d'invincibles appas,

« PreviousContinue »