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et l'obligeait à lui répondre dans la même langue. Mais, parce que le français est une langue vivante, dont on se sert sur-tout en parlant, votre enfant devrait l'apprendre avant toute autre, afin que les organes de la voix, qui, dans cet âge encore tendre, peuvent se mouvoir, se plier en tous sens, puissent être dressés à bien former les différents sons de cette langue; qu'ainsi votre enfant se fasse une habitude de bien prononcer le français, ce qui devient toujours plus difficile, plus il est différé.

§ CLXVII.

Il faut après cela lui enseigner le latin.

Lorsqu'il saura bien parler et bien lire en français (ce qui, dans la méthode que nous venons de marquer, s'apprend ordinairement en un ou deux ans), il devrait commencer d'apprendre le latin: et, ici, je ne puis assez m'étonner que, les pères ayant vu les succès de la méthode qu'on emploie pour montrer le français aux enfants, il ne leur soit pas venu dans l'esprit qu'on leur devrait apprendre le latin de la même manière, c'est-à-dire, en les faisant parler latin, et en leur donnant à lire des livres latins. Il faudrait seulement prendre garde que, tandis qu'un enfant apprend ainsi des langues

étrangères, en les parlant toujours avec son gouverneur, et en ne lisant devant lui que des livres écrits en ces sortes de langues, il n'oubliât pas à lire en anglais, inconvénient que sa mère ou quelque autre personne peut prévenir, en lui faisant lire chaque jour quelques endroits choisis de l'Écriture sainte, ou quelque autre livre anglais.

§ CLXVIII.

Abus qu'on commet en voulant faire apprendre le latin à toutes sortes d'enfants.

Je regarde le latin comme absolument nécessaire à un enfant de bonne maison; et la coutume, à qui rien ne peut résister, en a si bien fait une partie de l'éducation, qu'on le fait apprendre, à force de coups, à des enfants qui, dès qu'ils sont sortis du collége, n'en font plus aucun usage pendant tout le reste de leur vie, ces pauvres malheureux employant ainsi avec beaucoup de désagrément une bonne partie de leur temps le plus précieux, à une étude entièrement infructueuse. Mais, franchement, cette conduite est tout-à-fait absurde: car, n'est-ce pas une chose bien ridicule qu'un père dissipe son argent, et consume les plus beaux jours de son fils pour lui faire apprendre le langage des anciens Romains, quoiqu'il le destine à une

profession où, ne faisant aucun usage du latin, il ne manque pas d'oublier bientôt le peu qu'il a apporté du collége, et cela d'autant plus aisément que de dix enfants à peine en voiton un qui n'ait de l'aversion pour cette langue, à cause des mauvais traitements où elle les expose? Pourrait-on le croire, si nous n'en voyions à tous moments des exemples parmi nous? pourrait-on, dis-je, se persuader qu'on forçât un enfant à apprendre les principes d'une langue dont il n'aura jamais occasion de se servir dans le genre de vie qu'on a résolu de lui faire embrasser, et qu'on négligéât durant tout ce tempslà de lui apprendre à bien écrire, et à faire bien un compte, deux choses très-utiles en toute sorte d'état, et absolument nécessaires à la plupart des professions? Mais quoique ces choses, qui sont d'un si grand usage dans les métiers, dans le négoce, et dans les affaires de cette vie, ne s'apprennent que rarement ou jamais dans les écoles où l'on enseigne le latin, cependant, non-seulement les personnes de qualité y envoient leurs plus jeunes enfants (1), qu'ils des

(1) En Angleterre on peut négocier sans déroger; de sorte qu'on y voit quelquefois le cadet d'une famille noble devenir comte ou baron par la mort de son aîné, après avoir donné plusieurs années au négoce.

tinent au négoce; mais les marchands eux-mêmes et les fermiers ne manquent pas d'y envoyer les leurs, quoiqu'ils n'aient ni le dessein ni les moyens d'en faire des hommes de lettres. Que si vous leur demandez pourquoi ils font cela, cette question leur paraîtra aussi étrange que si vous leur demandież, pourquoi ils vont à l'église. La coutume tient lieu de raison : et elle a si bien consacré cette méthode dans l'esprit de ceux qui la croient raisonnable, qu'ils l'observent avec une espèce de religion, comme si leurs enfants ne pouvaient qu'à peine avoir une éducation orthodoxe, à moins qu'ils n'apprennent la grammaire de Lilius.

S CLXIX.

Moyen facile d'apprendre le latin aux enfants.

Mais, que le latin soit nécessaire à certains enfants, et qu'on le croie nécessaire à d'autres auxquels il n'est d'aucune utilité, il est certain que la méthode dont on se sert ordinairement dans les écoles pour l'enseigner est telle, qu'après l'avoir examinée, je ne saurais me résoudre à en conseiller la pratique. Les raisons qu'on peut apporter contre cette méthode sont si claires et si pressantes, que plusieurs personnes de bon sens, en ayant été frappées, ont effectivement abandonné la route ordinaire; ce

qui ne leur a pas mal réussi, quoique la méthode qu'ils ont employée ne fût pas tout-à-fait la même que celle qui me paraît la plus facile de toutes, et qui, pour le dire en peu de mots, consiste à enseigner le latin aux enfants de la même manière qu'ils apprennent l'anglais, sans les embarrasser de règles ni de grammaire: car, si vous y prenez garde, lorsqu'un enfant vient au monde, le latin ne lui est pas plus étranger que l'anglais; et cependant il apprend l'anglais sans maître, sans règles et sans grammaire. Il apprendrait sans doute le latin de la même manière, comme fit Cicéron (1), s'il avait toujours auprès de lui une personne qui lui parlât cette langue. Et, après qu'on a vu si souvent parmi nous qu'une femme française enseigne à une jeune fille à parler et à lire parfaitement

(1) C'est ainsi que Montaigne apprit le latin comme il le raconte lui-même assez au long dans ses Essais (liv. I, ch. V) et avec tel succès « qu'il avoit plus de six ans avant << qu'il entendit non plus de françois ou de périgordin, « que d'arabesque; et sans art, sans livre, sans grammaire « ou précepte, sans fouet et sans larmes, j'avois appris du latin, ajoute-t-il, tout aussi pur que mon maistre d'école « le savoit, car je ne le pouvois avoir meslé ni altéré. « Environ l'âge de sept ou huit ans, dit-il dans le même chapitre, je me dérobois de tout autre plaisir pour lire des

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« fables de la Métamorphose d'Ovide, d'autant que cette langue étoit la mienne maternelle. »

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