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et solides remontrances. La puissance, les richesses et la vertu elle-même ne sont estimées qu'en tant qu'elles contribuent à notre félicité; et par conséquent celui qui veut persuader à d'autres qu'il a leur félicité à cœur, s'y prend fort mal, si, en leur rendant service, il le fait d'une manière propre à les choquer et à leur déplaire; et au contraire quiconque sait plaire à ceux avec lesquels il converse, sans s'abaisser à des flatteries lâches et serviles, a trouvé l'art de vivre dans le monde, et le vrai moyen d'être aimé et bien reçu partout où il se trouvera. Il faudrait donc, avant toutes choses, n'épargner aucun soin pour faire en sorte que la civilité dèvînt habituelle aux enfants et aux jeunes gens.

S CXLVII.

Un excès de civilité blámable.

Un autre défaut contraire à la véritable politesse, c'est un excès de cérémonies et un attachement opiniâtre à engager une personne à recevoir un honneur qui ne lui appartient pas, et qu'il ne peut accepter sans passer pour fou ou sans se couvrir de confusion. Il semble qu'en cela on a plutôt en vue de chagriner un homme que de l'obliger, ou du moins qu'on veut faire voir par cette espèce de combat qu'on

est au-dessus de lui. Enfin, à regarder cette conduite par son plus bel endroit, il est certain qu'elle n'est propre (1) qu'à embarrasser, et qu'ainsi elle ne peut être la marque d'une bonne éducation, dont l'usage et la fin consistent à faire en sorte que les autres hommes se plaisent dans notre compagnie. On trouve peu de jeunes gens sujets à ce défaut; mais s'ils y tombent jamais, ou qu'ils paraissent qu'ils paraissent y avoir quelque penchant, il faut les en avertir, et leur faire voir que c'est une civilité mal entendue; ce qu'ils doivent se proposer dans la conversation, c'est de faire paraître du respect, de l'estime et de la bienveillance pour tout le monde, en traitant chacun en particulier avec toutes les honnêtetés qui leur sont dues selon les règles de la civilité. Faire cela sans être soupçonné de flatterie, de dissimulation et de bassesse, c'est un grand art, et rien ne peut nous l'enseigner que le bon sens, la raison et le commerce des honnêtes gens (1); et du reste la chose est d'un si

(1) C'est ce qu'avait observé Montaigne, qui dit plaisamment à ce sujet : « J'ai vu des hommes incivils par trop de «< civilité, et importuns de courtoisie. » Essais, liv. I, « chap. XIII.

(2) Ces secours sont admirables sans doute, pourvù qu'on ait le cœur bien fait et qu'on soit véritablement incapable de donner dans la dissimulation et dans la flatterie;

grand usage dans la vie civile, qu'elle mérite bien que nous l'étudiions avec quelque soin.

S CXLVIII.

Quoique cet art porte le nom de bonne éducation, comme si le principal effet de l'éducation consistait à avoir des manières polies et engageantes, il ne faudrait pourtant pas, comme je l'ai déja remarqué, tourmenter beaucoup les enfants sur cet article; je veux dire, pour les obliger à lever le chapeau, et à faire la révérence dans les règles. Apprenez-leur, si vous pouvez, à être modestes et bienfaisants, et l'on ne trouvera point cela à dire en eux, la civilité n'étant autre chose dans le fond qu'une application à ne faire paraître dans la conversation aucun mépris pour qui que ce soit. Quant aux moyens les plus autorisés de faire connaître ces sentiments, nous en avons déjà parlé. Ces moyens sont aussi particuliers et aussi différents en diverses parties du monde que les langues qu'on y parle; et, à le bien prendre, il est aussi inutile et aussi déraisonnable de prescrire des règles et de faire de grands discours aux enfants sur

mais sans cela les réflexions les plus solides et les meilleurs exemples seront toujours inutiles; car pour paraître vertueux, il faut l'être effectivement.

ce sujet, qu'il le serait de donner de temps en temps une ou deux règles sur la langue espagnole à une personne qui ne fréquente que des Français. Recommandez tant qu'il vous plaira la civilité à votre enfant; telle sera la compagnie qu'il fréquentera, telles seront ses manières. Prenez-moi un laboureur de votre voisinage qui ne soit jamais sorti de sa paroisse, faites-lui tant de discours que vous voudrez pour lui donner un extérieur agréable, il ressemblera à un courtisan par le langage tout aussitôt que par les manières, c'est-à-dire qu'à ces deux égards il n'aura jamais plus de politesse que ceux qu'il fréquente ordinairement. Ainsi tout le soin qu'on peut prendre des enfants à cet égard, se réduit à les tenir le plus qu'on peut en bonne compagnie jusqu'à ce qu'ils soient en âge d'être mis sous la conduite d'un gouverneur qui soit lui-même poli et bien élevé; et pour vous dire librement ma pensée, si les enfants ne font rien par opiniâtreté, par orgueil, ou par quelque autre méchant principe, peu importe de quelle manière ils lèvent le chapeau ou font la révérence. Si vous pouvez leur apprendre à aimer et à respecter les autres hommes, ils trouveront bien, lorsqu'ils seront d'âge pour cela, le moyen de le faire sentir obligeamment à chacun selon les manières auxquelles ils auront

été accoutumés. Pour ce qui est des mouvements du corps, un maître à danser leur enseignera, comme j'ai déja dit, ce qui sied le mieux à cet égard quand il en sera temps. Du reste, lorsqu'ils sont encore jeunes, on n'attend pas d'eux qu'ils s'attachent fort exactement à toutes ces cérémonies; on leur permet au contraire d'être négligents sur cet article, et cette négligence sied aussi bien aux enfants que les compliments aux grandes personnes; ou si elle passe pour un défaut dans l'esprit de certaines gens fort délicats, je suis assuré du moins que c'est un défaut auquel il ne faudrait pas prendre garde, et qui ne devrait être corrigé que par le temps et par la conversation des honnêtes gens. Je ne crois donc pas que vous deviez vous donner la peine de chagriner ou de censurer sur cela votre enfant comme j'en vois souvent qu'on tourmente pour ces sortes de choses; mais s'il fait paraître dans ses manières quelque marque d'orgueil ou de mauvais naturel, c'est de quoi vous devez le corriger à quelque prix que ce soit, ou par des raisons, ou en lui faisant honte d'un tel procédé.

Quoiqu'on ne doive pas embarrasser beaucoup les enfants de règles et de préceptes sur ce qui regarde les manières lorsqu'ils sont encore fort jeunes, il y a pourtant une sorte d'incivi

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