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SECTION IX.

DE LA NÉCESSITÉ QU'IL Y A DE TENIR UN GOUVERNEUR AUPRÈS DES ENFANTS, ET DÉS QUALITÉS QU'IL DOIT

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Combien il importe de tenir un gouverneur, auprès des enfants.

Dê tout ce qui regarde l'éducation des enfants, il n'y a rien à quoi l'on prenne ordinairement moins garde, ou qui soit d'un plus difficile examen que ce que je m'en vais dire; c'est que dès qu'un enfant commence à parler, on devrait tenir auprès de lui une personne sage, retenue et habile, qui prît soin de lui donner de bonnes impressions, et de le préserver dé toutes sortes de vices, et sur-tout de la contagion des mauvaises compagnies. Je crois que cet emploi demande beaucoup de prudence, de sobriété, de tendresse et de discernement; qualités qui se trouvent difficilement ensemble, et sur-tout dans les personnes qu'on peut avoir

pour les petits appointements qu'on a accoutumé de donner à un gouverneur. Quant à la dépense que vous ferez pour cela, vous ne sauriez, ce me semble, employer de l'argent pour vos enfants d'une manière qui puisse leur être plus avantageuse; et si vous dépensez à cela plus qu'on a accoutumé de faire, cette dépense ne doit pas vous paraître trop forte. Un père qui, à quelque prix que ce soit, procure à son enfant un cœur droit, pénétré de bons principes, enclin à toutes les choses vertueuses et utiles, un esprit plein de politesse et d'une véritable civilité, lui assure une meilleure acquisition que s'il ajoutait de nouvelles terres au fonds qu'il doit lui laisser en héritage. Épargnez, tant qu'il vous plaira, en bijoux, en jouets, en belles étoffes de soie, en rubans, en dentelles et autres dépenses inutiles; mais n'épargnez rien lorsqu'il s'agit d'une chose aussi importante que celle-ci. Vous ne sauriez vous aviser d'un plus mauvais ménage que de travailler à faire un grand établissement à votre enfant, et de négliger d'enrichir son ame d'aucune bonne qualité. J'ai souvent été surpris de voir des gens qui font pour leurs enfants des dépenses excéssives en habits somptueux, qui se piquent de leur donner des appartements magnifiques, de f leur tenir une table splendide, de les faire suivre

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d'un cortége inutile de valets, et qui dans le même temps ne songent point du tout à leur cultiver l'esprit, et ne prennent aucun soin de couvrir la plus honteuse de leurs nudités, je veux dire leurs défauts naturels, leurs inclinations déréglées et leur ignorance. Pour moi, je ne puis m'empêcher de croire qu'en cela ces personnes sacrifient à leur propre vanité : car une telle conduite est plutôt une preuve de leur orgueil que d'un sincère désir de faire du bien à leurs enfants. Voulez-vous faire voir que vous avez une véritable tendresse pour vos enfants, mettez tout en usage pour leur perfectionner le cœur et l'esprit. Quoique vous diminuiez par-là l'héritage que vous leur destinez, vous ne sauriez donner une plus belle preuve de l'affection que vous avez pour eux. Un homme qui a de l'habileté et de la vertu, ne manque guère d'être regardé comme un homme considérable et heureux, ou du moins d'être tel effectivement; mais un homme fou ou déréglé ne peut être estimé des autres hommes, ou être heureux en luimême, quelques biens qu'il hérite de ses parents: et en effet, n'aimeriez-vous pas mieux que votre enfant ressemblât à certaines personnes qu'il y a dans le monde, et n'eût que cinq cents livres de rente, que s'il en avait cinq mille, et qu'il ressemblât à d'autres que vous connaissez?

§ XCIV.

La considération de la dépense qu'il faut faire pour tenir un gouverneur auprès des enfants, ne doit donc pas décourager ceux qui peuvent soutenir cette dépense. La grande difficulté consiste à trouver une personne capable de se bien acquitter de cet emploi; car des jeunes gens, des gens d'un mérite et d'une vertu médiocres, n'y sont point propres ; et pour les personnes qui ont de plus excellentes qualités, on a de la peine à en trouver qui veuillent se charger d'un tel emploi c'est pourquoi il faut les chercher de bonne heure et de tous côtés, car il y a de toute sorte de gens dans le monde. Sur quoi il me souvient que Montaigne rapporte dans ses Essais (1) que le savant Castalion fut contraint

(1) On ne trouve point dans les Essais de Montaigne que Castalion eût été réduit à faire des tranchoirs à Bâle. M. Locke l'avait lu dans quelque autre livre. Pour Montaigne, il dit seulement que de son temps « deux très-ex<«< cellents personnages en savoir, sont morts en état de << n'avoir pas leur saoul à manger, Litius-Gregorius Geral<«< dus en Italie, et Sebastianus Castalion en Allemagnė; et crois, ajoute-t-il, qu'il y a mille hommes qui les eussent appelés avec très-avantageuses conditions, ou secourus « où ils étaient, s'ils l'eussent su. » Après quoi il fait entendre assez clairement qu'il est lui-même très-capable de cette espèce de générosité. Essais de Montaigne, liv. I, chap. XXXIV.

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de faire des tranchoirs à Bâle pour s'empêcher de mourir de faim; que son père aurait donné une somme considérable pour avoir un semblable gouverneur auprès de son enfant, et que Castalion aurait pris volontiers cet emploi à des conditions raisonnables.

§ XCV.

Si vous avez de la peine à rencontrer un gouverneur tel que celui que je viens de décrire, vous ne devez pas en être surpris. Tout ce que je puis vous dire, c'est de n'épargner ni soin ni argent pour le trouver toutes les choses du monde s'acquièrent à ce prix-là; et j'ose bien vous assurer par avance que, si vous rencontrez un bon gouverneur, bien loin d'avoir jamais regret à votre argent, vous aurez toujours le plaisir de penser que ç'a été l'argent le mieux employé; mais tenez pour maxime de ne prendre personne pour gouverneur de votre enfant sur le rapport de vos amis ou par charité, ou en vue des grandes recommandations dont il est chargé. Vous ne devez pas non plus vous déterminer en faveur d'un homme sur la réputation qu'il a d'être (1) sobre et savant, qui est

(1) On compte pour beaucoup cette qualité en Angleterre, et l'on ne manque guère de la faire entrer dans le caractère d'un homme de bonne naissance dont on veut donner une idée considérable.

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