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DES TRAVAUX

DE

L'ACADÉMIE ROYALE

Des Sciences, Belles-Lettres et Arts

DE ROUEN,

PENDANT L'ANNÉE 1847.

DISCOURS D'OUVERTURE

De la Séance publique du 9 Août 1847,

Prononcé par M. l'Abbé PICARD, Président.

MESSIEURS,

Lorsque de vieux et solides amis voient arriver le moment qui, ne fût-ce que pour un temps, doit les séparer les uns des autres, un sentiment impérieux s'empare de leurs ames et semble en bannir toute autre pensée. Ramassant, comme en un faisceau, tous les souvenirs qui se rattachent à leur longue et cordiale intimité, en même temps qu'ils en savourent les douceurs avec plus de délices que jamais, il leur semble que tout cela va leur manquer

à la fois, et le vide qui s'ouvre devant eux, ils ne l'envisagent qu'avec une sorte d'effroi, une indéfinissable préoccupation.

Aujourd'hui, Messieurs, j'éprouve quelque chose de semblable au milieu de vous. Cette réunion plus solennelle que toutes les autres, et que viennent honorer de leur présence les hommes éminents de la cité, c'est aussi la dernière des séances que nous aurons tenues cette année. Pendant plusieurs mois, il ne sera plus donné aux membres de cette Académie de se réunir régulièrement à des jours marqués, de mettre en commun le fruit de leurs travaux et de leurs recherches, d'échanger entre eux ces témoignages de confiance, d'affection, de cordialité qui répandent un charme si puissant sur leurs réunions scientifiques et littéraires. Plus que tout autre, Messieurs, je dois ressentir cette privation, parce que personne plus que moi n'avait à profiter de cet utile et agréable commerce. Vous ne serez donc pas surpris que, tout entier à cette pensée, dans le peu de mots que je dois vous adresser aujourd'hui selon l'usage, je m'attache tout particulièrement à retracer les caractères, à faire ressortir les avantages de l'amitié littéraire et intellectuelle. J'ai dû, Messieurs, ne pas entreprendre un sujet plus vaste et plus relevé. Il y aurait présomption de ma part à affecter le langage de l'érudition et de la science. Il me convient tout au plus de parler celui du cœur. Ses exigences sont moins sévères et ce sera pour moi un moyen de plus de me concilier votre indulgence.

De tout temps, on a cherché à pénétrer les mystères de l'amitié. C'est un sentiment si doux pour chacun en particulier, si précieux pour la Société tout entière, que les esprits profonds et méditatifs n'ont pu manquer d'en faire l'objet de leurs réflexions et de leurs recherches. Tout le

monde connaît la haute idée qu'avait conçue de l'amitié le divin Platon, ce génie supérieur qui sonda si profondément les secrets de l'ame et de la pensée, et il n'est, non plus, personne d'entre vous, Messieurs, qui n'ait lu et relu avec délices le traité composé sur cette matière par l'homme à jamais illustre que Rome proclama tout à la fois le prince de ses orateurs et de ses philosophes.

Mais, comme il arrive toujours dans ces sortes de recherches, chacun a jugé de l'amitié selon le système de philosophie qu'il avait précédemment adopté, et de là sont venus les différents aspects sous lesquels elle s'est présentée à ceux qui ont voulu l'étudier à fond, et se former une juste idée de ses motifs et de ses principes.

La philosophie sensualiste n'a vu dans l'amitié qu'un calcul d'intérêt personnel. Pour elle, ce qui lie les hommes, c'est uniquement le besoin qu'ils ont les uns des autres, et leur amitié s'accroît, elle prend plus d'intensité, si je puis m'exprimer de la sorte, à mesure qu'ils espèrent mutuellement pouvoir se rendre de plus importants ser

vices.

Plus pure et plus désintéressée, la philosophie idéaliste a conçu aussi de l'amitié une idée plus noble et plus relevée. Elle en place le principe dans la sympathie qui se manifeste invinciblement entre les esprits, lorsqu'ils se trouvent avoir les mêmes vues, les mêmes affections, les mêmes désirs. Plus cette conformité de vues et de pensées est parfaite, plus aussi l'amitié qui les unit devient intime. et indissoluble.

Enfin, des ames plus grandes encore ont conçu de l'amitié une plus grande idée. Il leur semble que c'est trop rétrécir ce noble sentiment que de le faire seulement consister

dans ces jouissances intellectuelles, d'ailleurs si pures, mais enfin qui se réduisent toujours à la satisfaction personnelle. Pour ces ames généreuses, il faut à la vraie amitié un but plus vaste, plus désintéressé, plus universel. Pour elles, l'amitié c'est l'union intime de plusieurs volontés qui se combinent ensemble pour opérer le bien. Elles se savent gré mutuellement de leurs efforts communs, elles se réjouissent réciproquement de leurs succès, et c'est là que se trouve le lien de leur amitié, c'est là ce qui en produit tous les charmes, toutes les délices.

Il n'entre pas dans mon dessein, Messieurs, de discuter ici le mérite respectif de ces explications philosophiques. S'il en est une qui doive être préférée, votre choix, j'en suis sûr, est déjà arrêté d'avance. L'amitié qui vous paraît surtout digne de vos hommages, c'est celle qui, dans son principe et dans ses motifs, se montre la plus généreuse, la plus dégagée des étroites préoccupations de l'égoïsme.

Mais, sans entrer dans ces discussions, sans rien préjuger sur ces théories, je crois pouvoir avancer que l'amitié littéraire et intellectuelle réalise tout ce qu'il y a de grand et de noble dans ces opinions diverses, et, après la charité chrétienne avec laquelle d'ailleurs elle se confond, lorsque la religion vient l'ennoblir et la consacrer, je ne vois pas de sentiment humain plus propre à en remplir toutes les exigences.

D'abord, elle a pour mobile, si vous le voulez, l'intérêt particulier, mais un intérêt bien plus pur, bien plus relevé que celui qui forme les autres associations humaines. Ces hommes de lettres, ces hommes de science qui se réunissent, qui se recherchent les uns les autres, quel but

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